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Interroger les personnes qui ont été victimes et survivants d’événements traumatisants tels que la violence, les crimes, les catastrophes ou les accidents nécessite du tact et de l’empathie. Marcela Turati, co-fondatrice de l’association mexicaine de journalisme d’investigation à but non lucratif Quinto Elemento Lab, explique comment mener une interview humaine, sensible et respectueuse.

Aucune méthode n’est infaillible quand il s’agit d’interroger les personnes traumatisées par des actes criminels et violents, par des catastrophes ou des accidents. Chaque cas est différent et présente des défis et dilemmes éthiques qui lui sont propres.

Cela dit, forte de mon expérience de journaliste ayant traité différents types de violence et leurs victimes pendant 12 ans, je me permets de vous soumettre ici quelques conseils pour mener des interviews aussi humaines, sensibles et respectueuses que possible. Ces conseils figurent dans mon atelier « Comment couvrir la douleur » et se fondent sur différents cours et conférences ; l’observation de thérapeutes, de défenseurs des droits de l’Homme et de collègues journalistes ; ainsi que des expériences de ceux qui ont pris part à mes ateliers.

S’il ne fallait retenir qu’une chose, qui recoupe différentes composantes de ce travail, ce serait l’importance de la sécurité, qu’il s’agisse de :

  • la sécurité des personnes interrogées (pour éviter, par exemple, de leur faire subir de nouvelles épreuves)
  • la protection des informations
  • la sécurité des collègues
  • ou encore de votre propre sécurité

Alors même que la souffrance humaine, les injustices et les conséquences des inégalités, de la guerre ou des catastrophes naturelles sont des sujets qui intéressent tout particulièrement les journalistes, je vous conseille, avant toute interview, de réfléchir à l’histoire que vous souhaitez raconter. Demandez-vous s’il est vraiment nécessaire de creuser un drame privé pour en faire un reportage public. Quel est l’intérêt d’une telle démarche ? Une fois parvenu à la conclusion que votre sujet doit inclure une interview d’une victime ou d’un rescapé, tâchez de suivre ces quelques conseils :

  1. Identifiez-vous en tant que journaliste.

C’est une règle de base du métier : se présenter en tant que journaliste, sauf si cela vous fait courir un danger. Gardez à l’esprit que vous ne pourrez pas attribuer des informations à quelqu’un qui n’aura préalablement pas accepté de vous accorder une interview destinée à être publiée.

  1. Prenez le temps de l’entretien.

Si vous manquez de temps, faites-le savoir à votre interlocuteur et limitez-vous aux questions de base, sans entrer dans les détails d’événements traumatisants. Vous risqueriez de ne pas prêter une attention suffisante aux détails pénibles que l’on vous communique, en raison de votre empressement. Ne limitez pas vos questions au déroulé des événements, interrogez également la personne sur son état d’esprit et son bien-être : comment va-t-elle, comment s’en sort-elle, comment l’expérience en question l’a-t-elle marquée.

  1. Cherchez un cadre propice à un entretien apaisé.

Idéalement, l’interview devrait avoir lieu dans un endroit où l’on peut échanger en privé et sans interruption, où l’on peut s’entendre sans élever la voix et où il n’y a aucun danger. Évitez d’être à portée de voix d’enfants, quand bien même on vous dirait qu’ils ont l’habitude d’entendre ce genre de choses.

  1. Faites le choix d’enregistrer ou de prendre des notes.

Demandez à votre sujet s’il est d’accord pour que l’entretien soit enregistré. Si vous utilisez un bloc-notes, essayez de regarder votre interlocuteur dans les yeux pendant que vous retranscrivez ses propos, car le contact visuel est important. Si vous enregistrez l’interview, assurez-vous que votre équipement fonctionne bien afin de ne pas interrompre la discussion en raison de problèmes techniques. N’oubliez pas non plus de sauvegarder l’enregistrement. Si un témoignage est important, par exemple si c’est la première fois qu’un témoin ou qu’un rescapé prend la parole, il est d’autant plus nécessaire de l’enregistrer. Ce témoignage pourrait servir de preuve dans le cadre d’une instruction judiciaire ou servir les travaux d’une commission de la vérité.

  1. Préparez l’interviewé.

Avant de démarrer l’entretien, évoquez dans les grandes lignes les sujets qui seront abordés. Il est important d’expliquer l’objectif de votre enquête, ce que vous espérez accomplir. Cela permet à la personne interrogée de se préparer émotionnellement, afin qu’elle ne se sente pas agressée par vos questions, qu’elle n’ait pas de fausses attentes sur votre travail et enfin qu’elle ait tous les éléments pour décider ou non de s’ouvrir à vous.

Comment interviewer des victimes, des témoins et des rescapés (GIJN)

  1. Cédez le contrôle.

L’interviewé ne doit pas se sentir enjoint de dire ceci ou cela. Avant de commencer l’entretien, dîtes-lui qu’il est aux commandes, qu’il peut choisir de répondre ou non aux questions, qu’il peut prendre une pause ou mettre fin à l’entretien s’il se sent mal, ou encore demander que certaines informations qui pourraient le mettre en danger ne soient pas publiées. Ce sont ses droits.

  1. Réfléchissez à vos questions.

Pour interviewer des victimes de violences, il faut savoir faire preuve d’empathie. Demandez-vous : si cette personne était membre de la famille d’un proche, est-ce que je poserais les questions de cette manière ? Ajoutons qu’il est bon de poser des questions qui appellent à des réponses ouvertes : cela permet à la victime de choisir ses propres mots.

  1. Regardez dans les yeux, soyez attentif.

Maintenez un contact visuel et assurez-vous que vous ne serez pas dérangé par des bruits parasites – les vibrations de votre téléphone portable, ou d’autres distractions – afin de créer un rapport de confiance avec la personne qui vous partage son récit. Nous autres journalistes devons porter notre attention sur quatre choses à la fois : ce que notre interlocuteur nous dit, l’état dans lequel il se trouve, l’environnement alentour (la lumière du jour qui faiblit, la présence d’autres personnes), et où va l’entretien.

  1. Évitez les questions qui font passer l’interviewé pour un criminel.

Les victimes se sentent souvent coupables. Elles sont seules, ont peur, et parfois ne sont pas crues. Elles font face à un système conçu pour discréditer quiconque dénonce publiquement des actes répréhensibles.

Evitez de poser des questions qui rejettent le blâme sur la victime. Ainsi, au lieu de demander « n’aviez-vous pas peur de marcher seul dans le noir ? », demandez si les lampadaires du quartier sont souvent éteints la nuit ou si le quartier est dangereux. Il s’agit de ne pas culpabiliser davantage la victime.

  1. Demandez-vous s’il est utile d’évoquer les faits les plus traumatisants.

Certaines enquêtes nécessitent de documenter dans le détail des événements particulièrement traumatisants. C’est le cas notamment d’enquêtes sur des viols ou agressions sexuelles en série, ou encore des cas de torture policière. Ce genre d’entretien se justifie chaque fois que la victime est d’accord pour s’exprimer et que cela sert l’enquête. Les questions peuvent être très mal vécues, c’est pourquoi elles doivent être posées avec délicatesse, en laissant le temps à la personne interviewée de répondre à son rythme. Si ces détails ne sont pas utiles à votre enquête, mieux vaut citer les témoignages antérieurs de la victime.

  1. Abordez le traumatisme de différentes manières pour mieux le comprendre.

La douleur ne s’exprime pas que par la parole. Apprenez à saisir les émotions sans faire revivre des moments douloureux. Demandez à la victime de partager un poème, une chanson, un dessin, un fragment de journal intime ou une prière qu’elle a pu coucher sur le papier et qui vous aiderait à comprendre son ressenti sans pour autant appuyer sur une plaie encore ouverte. Vous pouvez également lui demander de vous décrire ses rêves. Les rêves ont généralement une telle force narrative que vous n’aurez pas à poser de questions pouvant faire revivre un moment traumatisant.

  1. Restez calme si la personne pleure ou montre des signes de détresse.

Les entretiens traitant d’événements traumatisants, notamment d’une perte dans la famille, sont douloureux. La personne interviewée peut se mettre à pleurer, en raison d’une question posée sans tact, du sujet lui-même, qui provoque de vives émotions, ou de sentiments refoulés que l’entretien fait surgir.

Faites preuve de calme dans ces cas-là. Avec tact, demandez-lui ce dont elle a besoin et offrez-lui un verre d’eau. Ce n’est pas toujours une bonne idée de donner un mouchoir, puisque ce geste peut donner l’impression que la victime devrait maîtriser ses émotions et poursuivre l’interview. Les câlins ne sont pas non plus conseillés, en particulier lorsque vous parlez à des victimes de torture ou de violences sexuelles.

Les personnes interrogées ressentent parfois de la frustration, de la colère ou de l’agacement. Ce sont des réactions normales. S’ils se plaignent de la presse, mieux vaut ne pas réagir de manière excessive ou en débattre ; écoutez plutôt. Si vous perdez le contrôle de la situation et si vous vous sentez en danger, cherchez discrètement un moyen de partir.

  1. Parlez de résilience en fin d’interview.  

« Comment avez-vous géré ce qui s’est passé ? », « Qu’avez-vous fait pour surmonter ces événements ? » sont des questions à poser vers la fin de l’interview. Il est important de laisser votre interlocuteur s’exprimer sur ces sujets-là, d’évoquer ce qui est possible, la force dont font preuve les victimes, et l’importance de luttes collectives. Ce sont des informations précieuses, mais au delà de ça il est bon de terminer l’interview en parlant de ce qui a été accompli, plutôt que de finir sur le constat d’une tristesse ou d’un traumatisme qui paralysent.

Au moment de boucler l’entretien, pensez à remercier la victime de vous avoir accordé sa confiance en vous confiant son expérience douloureuse. Échangez vos coordonnées, mais évitez de faire des promesses que vous ne pourrez pas tenir ou de créer des attentes quant à l’impact qu’aura votre enquête sur la quête de justice.

  1. Envisagez toutes les conséquences possibles.

Dans certains contextes, comme ceux où la violence et l’impunité sont généralisées, chaque journaliste a le devoir de réfléchir aux conséquences possibles pour les personnes qui acceptent de témoigner. Demandez-vous – avec eux – s’ils courent des risques en s’exprimant, s’ils pourront gérer ces risques, et comment les réduire au maximum. Avant de publier, vous devez prendre le temps de relire les informations et d’évaluer, peut-être avec votre rédacteur en chef, quels éléments pourraient nuire aux personnes concernées (par exemple, révéler l’identité de l’auteur des actes présumés), ainsi que de réfléchir à une stratégie de protection des sources. Il peut parfois être bon d’omettre certains détails, d’attendre le moment le plus opportun pour publier ou de chercher un autre moyen de faire sortir les informations.

  1. Vérifiez les informations.

Les événements traumatisants ont souvent un impact sur la mémoire. Les souvenirs changent avec le temps ; ils peuvent être altérés par la peur, par le besoin de comprendre ce qui vous est arrivé, par le passage du temps, par le désir d’oublier, par des révélations postérieures à l’événement, ou simplement par l’écoute d’autres témoignages. Pour obtenir des informations fiables susceptibles d’être publiées, il faut donc aborder ce genre d’interview avec une grande prudence. Donnez-vous du temps pendant l’entretien pour tout mettre au clair.

Si vous faites un travail d’investigation, votre enquête se doit d’être solide : il vous faudra chercher d’éventuels témoins ainsi que des preuves permettant d’étayer les témoignages que vous avez recueillis par ailleurs. N’omettez pas les informations contradictoires.

Lorsque vous interrogez une victime ou un rescapé, faites-lui impérativement savoir si vous comptez étayer/vérifier/contrebalancer son témoignage à l’aide d’interviews subsidiaires. Si vous interrogez la personne accusée d’avoir perpétré le crime ou souhaitez inclure le point de vue des autorités, il ne faut pas qu’elles aient le dernier mot. Ne laissez pas votre travail victimiser à nouveau celui qui vous a fait part de son vécu. La victime doit avoir la possibilité de répondre à toute contre-accusation portée contre elle avant publication.

L’une des règles de base du journalisme est de vérifier les informations. Sur ces sujets-ci, une autre règle s’applique également : ne pas rendre à nouveau victimes vos sources.

Quelques sources à consulter pour approfondir le sujet :

Lectures complémentaires

Conseils et ressources pour enquêter sur les personnes disparues et le crime organisé

Violences sexuelles : les journalistes françaises qui font bouger les lignes

Conseils pour enquêter sur les violences sexuelles


marcela-turati-profile-Copy-768x762Marcela Turati est une journaliste d’investigation indépendante. Elle a co-fondé au Mexique le média d’investigation à but non lucratif Quinto Elemento Lab et le site web A donde van los desaparecidos? (Où vont les disparus ?). Marcela Turati est réputée pour ses enquêtes sur les enlèvements, les massacres de migrants et les fosses communes.

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