Bodies collected at various sites are brought to the cemetery for inventory as authorities investigate possible war crimes in the city of Bucha. Kyiv, Ukraine, April 6, 2022. Image: Courtesy of Ron Haviv, VII
Guide pour enquêter sur les crimes de guerre : la recherche d’informations en sources ouvertes
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Note de la rédaction : Voici la première partie du Guide du reporter pour enquêter sur les crimes de guerre, réalisé par GIJN. L’un des auteurs, Sam Dubberley, et la directrice des programmes de GIJN, Anne Koch, ont évoqué certains aspects de ce chapitre lors de la table ronde intitulée “Enquêter sur les crimes de guerre », organisée dans le cadre du Festival international de journalisme qui s’est tenu à Pérouse, en Italie, le 20 avril 2023. Ce guide a été publié dans son intégralité en anglais en septembre à l’occasion de la Conférence mondiale sur le journalisme d’investigation.
Le 15 août 2017, la Cour pénale internationale (CPI) a lancé un mandat d’arrêt contre Mahmoud Mustafa Busayf Al-Werfalli, commandant de la brigade Al-Saiqa de l’armée nationale libyenne, l’accusant d’avoir commis ou commandité 33 meurtres entre 2016 et 2017. Sept vidéos de sept incidents, publiées sur les réseaux sociaux, ont constitué des éléments de preuve déterminants pour la CPI, qui a inculpé Al-Werfalli de meurtre qualifié de crime de guerre en vertu de l’article 8(2)(c)(i) du Statut de Rome. Dans les faits, ce mandat d’arrêt a ainsi été lancé sur la base de ressources en libre accès. Bien qu’Al-Werfalli n’ait jamais pu être arrêté ni jugé – il a été tué par balle en 2021 à Benghazi par des hommes armés non identifiés -, cette affaire est considérée comme l’une des premières où des informations en sources ouvertes (open source) ont été utilisées comme preuve dans le cadre d’une procédure judiciaire relative à des infractions au droit international humanitaire, ou à des crimes relevant du droit international, à savoir, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides.
Les informations en sources ouvertes peuvent permettre d’établir des faits en rapport avec toutes sortes de situations dans le contexte des conflits armés.
Evidemment, les journalistes faisaient déjà des recherches en sources ouvertes, bien des années avant que ce mandat d’arrêt ne soit émis. Les organes de presse ont par exemple couvert les attentats de Londres en 2005, en partie grâce à une vidéo filmée par des témoins dans les transports publics londoniens. Cette tendance s’est accélérée au début des années 2010, lors des mouvements de protestation du Printemps arabe en Tunisie et en Egypte. Par ailleurs, les conflits en Libye et en Syrie ont été filmés puis publiés sur les réseaux sociaux grâce à des téléphones portables bon marché et à des connexions internet rapides. Dans le même temps, les premières sociétés commerciales ont aussi lancé des satellites capables de prendre des photos de la Terre avec une résolution inférieure à un mètre. Au fur et à mesure que le coût d’accès à ces photos a diminué, les rédactions les ont utilisées de plus en plus fréquemment pour analyser des endroits éloignés. Les organes de presse se sont mis à collecter des contenus publiés sur les réseaux sociaux et à les utiliser dans leurs reportages. Quand il est apparu que l’authenticité de ces contenus devait aussi être vérifiée, les équipes de journalistes spécialisés dans la vérification des informations ont commencé à jouer un rôle crucial.
Pendant les premières années du conflit en Syrie, il est devenu évident que les contenus en libre Press accès pouvaient non seulement être utilisés dans le cadre d’un reportage, mais qu’ils pouvaient aussi jouer un rôle prépondérant dans les enquêtes diligentées sur les infractions au droit humanitaire international et sur d’éventuels crimes de guerre. Cela n’avait rien de nouveau. Comme Alexa Koenig, Daragh Murray et Sam Dubberley l’ont indiqué dans leur ouvrage publié en 2019, “Digital Witness” [“Témoin numérique”], des vidéos ont ainsi été diffusées dans la salle d’audience de la Cour pénale internationale pour l’ex-Yougoslavie. Les dix années suivantes ont vu une codification de ces techniques d’investigation grâce à l’émergence de normes et de pratiques de formation, comme le Berkeley Protocol on Digital Open Source Investigations [Protocole de Berkeley sur les enquêtes menées à partir de documents numériques en libre accès] (dernière mise à jour en 2022) par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH). Ce texte est aujourd’hui disponible en anglais et en russe. Les recherches en sources ouvertes font maintenant partie intégrante du travail des rédactions, des organisations de défense des droits humains, des missions exploratoires internationales et des organes juridiques internationaux qui enquêtent sur les infractions au droit humanitaire international et les crimes relevant du droit international.
Pour ou contre les recherches en sources ouvertes
Avantages
Quand il s’agit d’enquêter sur les infractions au droit humanitaire international ou sur les crimes relevant du droit international, les informations en sources ouvertes peuvent se révéler très efficaces pour établir des faits, quand elles sont utilisées conjointement avec d’autres paramètres, comme par exemple le nombre d’interviews ou de visites sur un site donné. Les informations en sources ouvertes peuvent ainsi permettre d’établir des faits en rapport avec toutes sortes de situations dans le contexte de conflits armés. Cela va des enquêtes sur des attaques contre des civils et des structures civiles, en passant par l’identification des armes utilisées et les enquêtes sur les auteurs d’actes délictuels, ou enfin les enquêtes pour savoir si les attaques contre les civils sont généralisées ou systématiques, une des principales caractéristiques des crimes internationaux contre l’humanité.
Pour tous ces aspects, les informations en sources ouvertes constituent une ressource cruciale pour établir de nombreux faits. En ce qui concerne les attaques contre des civils ou des structures civiles, par exemple, les informations en sources ouvertes (photos, vidéos et images satellite), peuvent permettre de déterminer à quel endroit et à quelle heure un événement s’est produit, le nombre de personnes présentes à un endroit donné, si des acteurs civils, militaires ou autres étaient impliqués, ainsi que d’éventuelles cibles militaires légitimes ou encore l’ampleur des conséquences qui peuvent être observées suite à des opérations militaires sur le terrain. Dans le cas d’éventuelles infractions au droit humanitaire international ou d’exécutions extrajudiciaires et de torture, on sait depuis longtemps que les auteurs eux-mêmes ou leurs complices filment leurs actes et publient les vidéos sur les réseaux sociaux. Ces vidéos sont aussi en libre accès et peuvent constituer d’importants éléments de preuve, non seulement pour prouver qu’un individu a commis un acte qui enfreint le droit humanitaire international, mais aussi pour prouver l’intention criminelle des auteurs de délits ou de leurs supérieurs, preuves qui sont indispensables pour prouver qu’un crime relève du droit international.
Les informations en sources ouvertes peuvent permettre de répondre à la question suivante: “Cet incident doit-il faire l’objet d’une enquête plus approfondie pour savoir si le droit humanitaire international a été bafoué ?”
Les activités militaires, en particulier en zone urbaine, sont souvent filmées à l’aide des téléphones portables, ou peuvent aussi être visibles sur des images satellite, ce qui fournit des éléments clés pour comprendre ce qui s’est passé. A ce stade, les informations en sources ouvertes peuvent permettre de répondre à la question suivante : “Cet incident doit-il faire l’objet d’une enquête plus approfondie pour déterminer si le droit humanitaire international a été bafoué, ou bien peut-il s’agir d’une attaque militaire légitime ?” Si, par exemple, des informations en sources ouvetes peuvent conforter l’hypothèse d’une attaque contre une cible militaire clairement identifiable, ces constatations peuvent être en défaveur de l’ouverture d’une enquête plus approfondie. Toutefois, il convient de consulter des experts en droit humanitaire international avant d’arriver à une telle conclusion. Si, au contraire, il subsiste un doute, une enquête plus approfondie est justifiée, et les informations en sources ouvertes pourront aussi permettre de déterminer si le droit humanitaire a été bafoué.
Les journalistes peuvent utiliser les informations en sources ouvertes pour faire des recherches sur certains détails cruciaux :
- Les militaires. Des militaires en tenue sont-ils visibles sur des vidéos ou sur des photos ? Des uniformes, emblèmes et autres équipements sont-ils identifiables ?
- Des cibles militaires possibles. Quand le lieu de l’opération militaire a été identifié, les informations en sources ouvertes peuvent s’avérer utiles pour vous aider à identifier les éventuelles cibles militaires qui s’y trouvaient. Avec quelques compétences, il est aussi possible d’identifier ces cibles en utilisant des outils de cartographie et les images satellite à haute résolution : les camps militaires, les installations, le type de véhicules militaires, comme les camions, les chars et autres véhicules blindés, ou encore les avions militaires.
- Les civils. Où l’attaque a-t-elle eu lieu — dans un quartier résidentiel, à un point d’évacuation, contre un immeuble, un hôpital ? Des civils, comme des enfants ou des personnes âgées, sont-ils concernés ? Que font-ils ? Dans ces informations en sources ouvertes, pouvez-vous dénombrer les civils survivants et ceux qui sont morts ?
- Identification des armes. Il arrive souvent que les victimes d’attaques qui ont filmé la scène publient sur internet des images de restes d’armes ou d’autres équipements militaires. Il peut s’agir d’éclats de missiles ou de roquettes, de douilles, de munitions à fragmentation, d’emballages de munitions, etc. Cela peut être déterminant pour savoir si, plus généralement, une attaque a été proportionnée ou aveugle.
- Blessures et médecine légale. On le sait, il est très délicat de déterminer la cause d’un décès à partir de documents numériques. Cela exige le concours d’experts en médecine légale. Bien que ces derniers soient limités dans leur travail par la nature de tels documents, leurs analyses peuvent toutefois contribuer, par exemple, à identifier des signes de torture ou à établir des hypothèses sur la cause du décès ou à en exclure d’autres. Cependant, toute analyse, dans ce domaine, doit être évaluée avec prudence, pour corroborer d’autres données obtenues par les journalistes.
- Nature de la zone ciblée par l’attaque. Les informations en sources ouvertes peuvent permettre de déterminer si les commandants militaires savaient auparavant si la zone cible était de nature civile ou militaire. Par exemple, d’anciennes images satellite ont permis à des journalistes de révéler que le mot “Дети” (“Enfants”) avait été peint sur le sol à l’extérieur du Théâtre de Marioupol, en Ukraine, dans les jours qui ont précédé l’attaque aérienne qui a détruit le bâtiment où des centaines de civils avaient trouvé refuge, en mars 2022. Cette attaque a été dénoncée par certaines organisations internationales de défense des droits humains comme un probable crime de guerre.
Inconvénients
Les journalistes doivent prendre des précautions quand ils utilisent des ressources en libre accès lors d’enquêtes sur des violations du droit humanitaire international ou sur des crimes relevant du droit international. Même si les recherches en libre accès sont maintenant considérées comme convaincantes à part entière dans le cadre de reportages, les journalistes doivent éviter de ne dépendre que de celles-ci. Ils doivent plutôt les considérer comme une partie seulement du processus d’investigation. Pour que les ressources en libre accès puissent jouer leur rôle, les journalistes doivent collaborer avec toute une série d’acteurs, tels que les enquêteurs sur le terrain, les experts en armement, les médecins légistes et les juristes, pour n’en citer que quelques-uns.
Les journalistes doivent aussi identifier les limites de ces enquêtes. Par exemple, les recherches à partir des ressources en libre accès présentent peu d’intérêt s’il s’agit de savoir de quelles informations les militaires disposaient au moment où ils ont décidé de lancer leur attaque. De même, elles n’ont pratiquement aucune utilité si l’on veut comprendre quel avantage militaire était recherché en visant telle ou telle cible, ce qui est un élément indispensable pour prouver certains types de crimes relevant du droit international.
Par ailleurs, les reporters doivent prendre en considération les éventuels arguments de poids, de nature juridique ou déontologique, qui rendent impossible la publication de certaines ressources qui sont en libre accès. L’utilisation publique de certains documents peut être purement et simplement interdite en vertu du droit humanitaire international, comme l’utilisation d’images et de vidéos qui permettent d’identifier facilement des prisonniers de guerre. Il peut aussi exister des problèmes liés au droit qui garantit que nul ne peut être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, ou au droit au respect de la vie privée des personnes qui ont été filmées. Parallèlement, des questions de déontologie peuvent se poser, par exemple le risque encouru par les personnes filmées dont les visages sont téléchargés ou reproduits dans la ressource en libre accès si le contenu est diffusé largement par un organe de presse. Les journalistes doivent aussi garder à l’esprit que, même dans le cadre d’un conflit armé, les questions de droits d’auteur sont d’actualité si un contenu doit être utilisé dans un reportage.
Au-delà de ces limites générales à l’utilisation de ressources en libre accès, il existe aussi des limites techniques.
Qualité de l’image. Les photos et les vidéos publiées sur les réseaux sociaux sont compressées et n’ont plus la même qualité qu’à l’origine. Ce qui veut dire, à titre d’exemple, qu’il peut être difficile, voire impossible, de vérifier les logos ou les inscriptions sur les uniformes d’une unité militaire, ou que l’on peut confondre des armes avec des outils agricoles.
Mauvaise analyse. L’analyse géospatiale à partir de ressources en libre accès est un domaine qui nécessite une formation préalable pour pouvoir la réaliser correctement. C’est aussi un domaine dans lequel le manque de maîtrise peut conduire à de mauvaises interprétations. Par conséquent, il est important que les journalistes soient conscients des limites d’une image satellite, et qu’ils puissent analyser correctement ce qu’ils voient. Par exemple, il est important que les journalistes comprennent que même si l’on voit depuis l’espace une zone dont le sol apparaît remanié, cela ne signifie pas forcément qu’il s’agit d’une fosse commune. Le sol peut avoir été remanié pour de nombreuses raisons, et la présence de cratères peut être expliquée par différents événements qui auraient pu avoir lieu avant toute attaque présumée.
Conseils et outils
L’approche, plus importante que la boîte à outils
Nous présentons ci-dessous des conseils et des outils pour utiliser les réseaux sociaux en libre accès dans le cadre d’enquêtes. Mais l’une des principales difficultés réside dans le fait que les méthodes et les outils employés pour effectuer ces recherches et procéder aux vérifications peuvent évoluer très rapidement. Cela est dû principalement à la gratuité d’un grand nombre d’outils, qui sont mis à disposition par les réseaux sociaux eux-mêmes. En conséquence, il est plus pertinent de suivre la démarche de quelqu’un qui mène une enquête à partir d’une ressource en libre accès, plutôt que de dépendre des outils. Ce qui signifie qu’il faut faire preuve de créativité pour trouver des solutions et qu’il faut apprendre en permanence, réfléchir à de nouvelles manières d’effectuer des recherches et de collecter les informations. Si elle ne travaille pas dans cet état d’esprit, la personne qui effectue de telles recherches sera rapidement dépassée.
Rechercher un contenu
Les utilisateurs des réseaux sociaux ont une préférence pour une plateforme plutôt qu’une autre en fonction de la région du monde où ils se trouvent. Par conséquent, il est crucial de comprendre quels types de ressources en libre accès sont susceptibles d’être publiées, et comment fonctionnent les moteurs de recherche du réseau social qui a la préférence dans un endroit donné. Par exemple, dans le cadre du conflit en Ukraine, c’est Telegram qui est le réseau social le plus utile, et de loin, pour trouver des vidéos, photos et autres textes publiés par des témoins, des militaires et les autorités. On peut obtenir des renseignements pertinents sur cette guerre, ainsi que sur des incidents particuliers, en utilisant une combinaison de mots clés en anglais, en ukrainien et en russe. Des villes de toutes tailles, partout en Ukraine, ont créé des chaînes Telegram qui font office d’agrégateurs là où les habitants publient un contenu. (Note : Certaines de ces chaînes locales ont aussi été signalées comme étant des robots ou de potentiels sites de désinformation russes.) En identifiant ces chaînes, les journalistes ont pu trouver et vérifier un grand nombre de vidéos et de photos sur lesquelles on voyait des victimes civiles mortes ou blessées, des infrastructures civiles détruites, et des restes de munitions.
Trouver un contenu
Les vidéos et les photos qui représentent des crimes de guerre sont souvent, par définition, violentes, troublantes ou éprouvantes. Par conséquent, il n’est pas étonnant que, souvent, elles disparaissent rapidement.
Etant donné la quantité de photos et de vidéos de conflits du monde entier qui sont publiées sur les réseaux sociaux, il est fondamental d’utiliser une méthode rigoureuse de collecte et d’analyse de l’information. Sinon, les journalistes auront souvent une impression de chaos, le sentiment d’être dépassés. Il existe des systèmes de gestion de contenus conçus spécialement pour les recherches à partir de ressources en libre accès, comme Truly Media, de Deutsche Welle, ou Uwazi, d’HuriDocs, mais on peut aussi obtenir de très bons résultats en utilisant un tableur bien conçu sur Excel ou Google. La personne qui effectue des recherches pourra plus facilement trier les données et effectuer une analyse par catégorie, ce qui lui permettra de tirer des conclusions sur les armes utilisées, les tendances éventuelles concernant les violations commises, etc.
Archivage des documents
Les vidéos et les photos qui représentent des crimes de guerre sont souvent, par définition, violentes, troublantes ou éprouvantes. Par conséquent, il n’est pas étonnant que, souvent, elles disparaissent des réseaux sociaux sur lesquels elles ont été publiées initialement, et ce pour toutes sortes de raisons. (Les conditions d’utilisation de la plupart des réseaux sociaux interdisent de publier des contenus violents ou choquants, ce qui signifie que les messages de ce type sont souvent effacés par le réseau lui-même.) Il est donc crucial d’effectuer rapidement une copie du contenu qui vous intéresse. Des outils comme Internet Archive ou archive.today sont utiles pour faire des copies de photos ou de textes publiés sur les réseaux, ce qui présente également l’avantage que ces documents seront aussi sauvegardés pour d’autres journalistes. Toutefois, pour ce qui est des vidéos, les journalistes doivent se débrouiller par leurs propres moyens pour faire des copies. Ceux qui sont à l’aise avec les lignes de commande peuvent utiliser un outil en libre accès appelé YouTube-DL pour copier des vidéos. Si un organe de presse utilise beaucoup de vidéos en libre accès, il peut être rentable d’investir dans la mise en place d’une interface utilisateur pour YouTube-DL, qui permette d’effectuer des copies sur ses propres serveurs pour des raisons de sécurité. (Note : YouTube-DL a failli être fermé par le passé, en raison d’atteintes présumées aux droits d’auteur et, récemment, un tribunal en Allemagne a jugé que l’hébergeur du site pouvait être tenu pour responsable des violations de droits liés au contenu.)
Vérifications des ressources en libre accès
Les journalistes qui ne vérifient pas les contenus en libre accès courent un très grand risque. Cette pratique est à proscrire. Le risque est encore plus important quand de graves accusations sont portées, comme des violations du droit humanitaire international ou des crimes de guerre. On a déjà beaucoup écrit sur les processus de recherche d’image inversée, de vérification de métadonnées, de géolocalisation et de chronolocalisation, des techniques toutes fondamentales dans le processus de vérification et qui sont pertinentes ici. Mais une enquête sur les activités de belligérants nécessite de faire des vérifications supplémentaires. Par exemple, s’ils sont géolocalisés, les outils générés par les utilisateurs qui cartographient les installations militaires comme Open Street Map ou Wikimapia peuvent déterminer si une attaque qui a causé des morts parmi les civils a eu lieu à proximité d’une cible militaire légitime. Camopedia se présente comme une base de données de “motifs de treillis militaire et paramilitaire utilisés dans le monde entier depuis le début du 20e siècle” et elle est essentielle pour vérifier si les uniformes militaires que l’on voit dans une ressource en libre accès correspondent bien aux forces armées du pays qu’ils sont censés représenter.
Études de cas
‘Bonbons envoyés’ : des enregistrements dans les cabines de pilotage montrent que des pilotes russes ont bombardé des civils syriens — The New York Times
Pour cette enquête de 2019 du New York Times, des ressources en libre accès ont été utilisées, notamment des analyses de vidéos, des images prises par des drones et des enregistrements de messages radio dans des cabines de pilotage pour montrer, selon toute vraisemblance, que des pilotes de combat de l’armée de l’air russe étaient responsables de frappes aériennes qui ont causé des morts parmi les civils dans un camp de familles syriennes déplacées la même année, et ce en toute illégalité. L’équipe du New York Times a passé des mois à déchiffrer les enregistrements des pilotes qui auraient pris part à l’attaque.
Mort à la gare : attaque russe aux munitions à fragmentation à Kramatorsk — Human Rights Watch et SITU Research
Human Rights Watch et l’agence d’enquête visuelle SITU Research, qui a son siège à New York, ont recréé méticuleusement une attaque avec des munitions à fragmentation contre la gare ferroviaire de Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, en avril 2022. Leur reportage a infirmé les dires du Ministère de la défense russe selon lequel ses forces armées n’avaient pas utilisé cette arme en Ukraine. Des ressources en libre accès et des analyses géospatiales ont été associées aux recherches menées sur place pour apporter la preuve irréfutable que la gare était connue pour être un point d’évacuation de civils, que les forces russes avaient déployé cette arme, et que les munitions à fragmentation avaient touché des civils.
Deux balles suffisent — CNN International, Amnesty International
Ces deux organisations ont travaillé ensemble pour vérifier cinq vidéos censées montrer des soldats de l’armée gouvernementale éthiopienne en train d’exécuter plusieurs dizaines d’hommes sur une falaise, à proximité d’une petite ville dans la province du Tigré, début 2021. Elles ont démontré l’intérêt d’une collaboration lorsque l’on enquête à partir de ressources en libre accès. L’utilisation de maquettes 3D et d’outils de géolocalisation pour déterminer le lieu du massacre, a joué un rôle déterminant pour exploiter au mieux les ressources en libre accès dans cette enquête.
Focus sur : Couvrir l’invasion de l’Ukraine par la Russie
Interview de Valentina Samar, par Olivier Holmey
Avant l’annexion de la Crimée par la Russie début 2014, l’Centre de presse d’information (IPC) et le Centre pour le journalisme d’investigation de Crimée (CIJ) ont tiré parti d’un vaste réseau d’antennes sur la péninsule – à Yalta, Sébastopol, Yevpatoria, Feodosia, Dzhankoi et Simferopol – pour enquêter sur la corruption, malgré les pressions exercées par le président ukrainien de l’époque, Viktor Yanukovych.
Le 1er mars de la même année, des hommes en treillis portant le drapeau russe ont pénétré de force dans le siège commun de l’IPC et du CIJ. « Les activités des centres médiatiques de toutes les villes, à l’exception de Simferopol, ont été interrompues », se souvient Valentina Samar, rédactrice en chef du CIJ. « Les journalistes ont été menacés de représailles physiques par des formations paramilitaires contrôlées par les services spéciaux russes. À la fin de l’année, la majeure partie de l’équipe des médias s’est réinstallée à Kiev. Le CIJ a continué à couvrir la Crimée en profondeur – à distance. De cette expérience, Samar dit qu’elle a appris à évaluer les risques et à rechercher les possibilités de les minimiser au quotidien, voire plusieurs fois par jour. « Les décisions prises hier peuvent être erronées aujourd’hui », explique-t-elle à GIJN.
Les outils open source se sont avérés essentiels pour les enquêtes de son équipe, dit-elle, tout comme le travail avec des sources russes et des sources vivant dans les territoires occupés. Ces années de couverture à distance lui ont également appris à se séparer de ceux qui ne respectent pas les règles de sécurité et les normes professionnelles. « Une ‘chance de plus’ pour une personne irresponsable peut ruiner toute l’équipe », met-elle en garde.
Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022, presque tous les médias d’investigation ukrainiens ont commencé à travailler comme le CIJ l’avait fait pendant les huit années précédentes d’occupation de la Crimée.
« De nombreuses méthodes d’enquête se sont avérées utiles dans les nouvelles conditions du conflit armé », explique Valentina Samar. « Par exemple, nos compétences en matière d’enquêtes maritimes ouvertes sur les violations de l’interdiction des sanctions par les navires dans les ports de Crimée se sont révélées très utiles pour enquêter sur le « grain express » – l’exportation de céréales ukrainiennes pillées par la Russie.
Le CIJ veille à ce que les rédacteurs en chef à Kiev aient accès aux comptes de réseaux sociaux des reporters sur le terrain, afin de pouvoir supprimer leur contenu à distance en cas de danger. Les reporters déposent même leurs rapports dans le dossier « brouillons » des comptes de messagerie partagés, de sorte que les rédacteurs puissent y accéder et les supprimer sans jamais les envoyer par courrier électronique.
Pour ceux qui souhaitent couvrir la guerre de la Russie contre l’Ukraine, Valentina Samar recommande d’abord d’apprendre le droit et la terminologie de base des crimes de guerre. « Il est impossible d’écrire professionnellement sur la guerre sans avoir une connaissance de base des lois et des coutumes de la guerre », dit-elle.
Sam Dubberley est le directeur du Digital Investigations Lab at Human Rights Watch. Avant de rejoindre Human Rights Watch, Sam dirigeait le Evidence Lab d’Amnesty International où il a mené un grand nombre de recherches en sources ouvertes pour Amnesty notamment des enquêtes collaboratives avec des médias tels que CNN ou la NHK. Sam est passé par le Human Rights Centre de l’Université d’Essex et par le Tow Center for Digital Journalism de l’Université de Colombia. Il est le co-éditeur du livre ‘Digital Witness: Using Open Source Information for Human Rights Investigation, Documentation, and Accountability’ publié par Oxford University Press en 2020.
Başak Çalı est professeure de droit international à l’École Hertie et co-directrice du Centre for Fundamental Rights. Elle est une experte reconnue en droit et institutions internationales et en politique et droits humains. Autrice de plusieurs ouvrages sur ces questions, elle préside le European Implementation Network et elle est passée par le Human Rights Centre de l’université d’Essex. Elle est experte du Conseil de l’Europe sur la Convention européenne des droits de l’homme depuis 2002. Elle possède une vaste expérience dans la formation de membres du pouvoir judiciaire et d’avocats à travers l’Europe dans le domaine des droits humains.