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Faire face au stress du journalisme d’investigation
Être journaliste d’investigation est un métier excitant mais qui peut aussi être une énorme source de stress à la fois pour soi et pour son entourage. Un journaliste kényan qui a participé à l’enquête sur les Pandora Papers partage son expérience et ses conseils pour protéger sa santé mentale.
John-Allan Namu n’a pas attendu les réactions à son enquête sur les Pandora Papers, une fuite de millions de documents sur les paradis fiscaux. Dès la parution de sa contribution à l’enquête, le journaliste d’investigation a retiré ses enfants de l’école, loué un appartement et y a installé toute sa famille un mois durant.
John-Allan Namu craignait que ses travaux sur les comptes offshore, l’opacité bancaire et la famille la plus puissante du Kenya ne donne lieu à des représailles. Un épisode difficile qui est allé jusqu’à lui faire remettre en question son choix de carrière.
Le journaliste d’investigation kenyan John-Allan Namu. Image fournie par JAK
« Avec les Pandora Papers, nous nous sommes attaqués à la famille la plus puissante du pays et nous avons révélé des informations qu’elle aurait sans doute préféré taire », explique-t-il. « Certaines personnes ont pensé, à juste titre, qu’il serait dangereux pour ma famille et moi de rester chez nous en attendant les réactions.”
John-Allan Namu, patron d’Africa Uncensored, un média d’investigation installé à Nairobi, s’interroge alors sur l’angoisse que peut générer son métier de reporter chez sa famille, ainsi que les risques qu’il fait encourir à ses proches. Serait-il temps de rendre son tablier ?
« Ces idées ont commencé à germer. Je me suis demandé si mon envie de faire du journalisme d’investigation m’empêchait d’offrir à mes enfants, à ma femme, une vie normale. C’est une question difficile. Ce style de vie anormal, est-il raisonnable de l’imposer à sa famille ? », s’est-il interrogé lors d’un webinaire en ligne sur la charge émotionnelle du journalisme d’investigation organisé par l’Institut Reuters de l’Université d’Oxford.
Un fardeau sans pareil
« Je ne veux pas vivre mon métier comme un fardeau que je suis le seul à porter, comme le font tant de journalistes d’investigation à travers le monde », souligne ainsi John-Allan Namu. « Je me suis vraiment demandé pourquoi je faisais subir cela à ma famille. Mes enfants ont désormais l’âge de remettre en question mon travail, mes choix. Ce sont des conversations difficiles à avoir.”
« Les gens ne savent pas ce que traversent les journalistes. Derrière une signature se cachent de nombreuses personnes. Il y a une famille, un entourage, qui est touché par ce qui arrive à ce journaliste », poursuit-il.
En écho à cette réflexion, la journaliste et présentatrice indienne Mitali Mukherjee, qui animait ce débat, explique qu’en privé nombreux sont ceux – « en particulier ceux qui ont des enfants » – qui s’inquiètent par rapport aux dangers qu’ils courent. « Ils s’interrogent sur l’effet que peut avoir leur métier sur les perspectives d’avenir de leurs enfants.”
Selon Mitali Mukherjee, le fait que John-Allan Namu ait connu des situations difficiles soulève la question de « ce que l’on doit attendre d’un journaliste d’investigation, sur ce qu’implique ce travail, et sur les ravages émotionnels collatéraux auxquels les journalistes sont confrontés ».
John-Allan Namu explique que les attaques personnelles constituent un problème majeur, qu’il s’agisse d’attaques physiques ou réputationnelles comme de harcèlement en ligne. Mais il existe également un enjeu autour du style de vie : l’investigation charrie forcément son lot de difficultés.
« Ce qui nous touche le plus, ce sont les témoignages de personnes qui ont elles-mêmes été confrontées à ce genre de situation… et le poids de devoir gérer leurs traumatismes. Ce sont des choses qui vous affectent vraiment ».
« Je recommande de se trouver des piliers, des personnes dans lesquelles on peut puiser sa force quand on pense être à sec. » — Le journaliste d’investigation kenyan John-Allan Namu
En tant que rédacteur en chef chargé des numéros spéciaux au sein du Kenya Television Network, John-Allan Namu a longtemps été responsable des enquêtes de ce média, avant de fonder Africa Uncensored, dont la mission est d' »enquêter, de mettre en lumière et de responsabiliser ». Une enquête en trois parties qu’il a menée sur l’élite sud-soudanaise qui continue à faire des profits malgré la guerre figure parmi les lauréats du prix Shining Light de GIJN en 2019.
Bien que certains déclencheurs puissent affecter le bien-être mental ou émotionnel d’un journaliste – un article difficile, une attaque, des poursuites judiciaires – dans son cas l’usure s’est « installée sur le temps long. »
« C’est le prix à payer pour tout journalisme approfondi : les longues heures de travail, le temps passé loin de la famille, le sentiment de culpabilité lié à ce temps passé loin de la famille », explique-t-il. « Étant confronté à des informations exclusives qui peuvent nous peser, on se sent souvent seul, à la fois physiquement et mentalement, quand on est journaliste d’investigation. Il faut creuser, risquer l’impopularité, poser sans cesse les questions qui fâchent. »
« Il y a un équilibre à trouver… la vie et la carrière solitaires que vous avez choisies ont des conséquences », ajoute-t-il.
Pour survivre et s’épanouir, il conseille de s’appuyer sur les confrères : les rédacteurs en chef qui soutiennent leurs reporters, les collègues qui comprennent ce qu’endurent les journalistes d’investigation.
Pour John-Allan Namu, l’enquête Pandora Papers, qui a rassemblé une équipe mondiale de quelque 600 journalistes dans 117 pays, a montré que « nous ne sommes pas des loups solitaires, mais bien une communauté prête à collaborer pour le bien commun ».
Participer à l’enquête transfrontalière Pandora Papers a rappelé à John-Allan Namu qu’il n’était pas seul, mais qu’il faisait bien partie d’une communauté plus large de journalistes d’investigation. Image : Capture d’écran ICIJ.
« Faire partie de cette communauté de journalistes ayant travaillé sur ce projet a été un moment fort de ma carrière. C’est ce qui m’a poussé à continuer », confie-t-il. « Ma femme me répétait sans cesse que nous avions connu pire. Elle a été un véritable pilier pour moi. Je recommande de se trouver des piliers, des personnes dans lesquelles on peut puiser sa force quand on pense être à sec.”
Bien que certains papiers n’aient pas eu l’impact escompté, le fait de savoir « que tout est là, qu’on ne peut pas revenir en arrière » le rassure. “Les gens peuvent essayer d’enterrer cette affaire autant qu’ils le veulent, le génie est bel et bien sorti de la bouteille ».
Concevoir une salle de rédaction moderne
Mitali Mukherjee rappelle lors du webinaire que les 10 dernières années ont changé le contexte dans lequel évoluent les journalistes d’investigation. Les États semblent de plus en plus prêts à intervenir pour faire reculer les médias, et les attaques dirigées contre ce métier « peuvent être assez difficiles à gérer pour un journaliste comme pour une rédaction ».
Selon John-Allan Namu, certaines tendances mondiales et locales reflètent cette évolution : notamment l’émergence de groupes en ligne et de personnes dont le travail consiste à « alimenter ce genre de dérives » en matière de responsabilité et de transparence. « Des gens dont le travail consiste à dépeindre le monde d’une manière très, très différente : essentiellement l’antithèse de ce que nous, les journalistes, faisons.”
Il ajoute que si les journalistes ne peuvent pas tout, à Africa Uncensored il essaie de créer des structures de soutien psychologique dans la salle de rédaction. Bien qu’il s’agisse d’une petite équipe, sa porte est toujours ouverte aux membres du personnel qui ont besoin de se confier et il propose une aide professionnelle à ceux qui en auraient besoin.
« Nous avons pris très au sérieux l’impact mental de ce travail sur les journalistes… pour que les gens sachent qu’il n’y a pas de mal à avoir des journées, voire des semaines ou des mois difficiles, et pour puiser les ressources nécessaires pour soutenir les journalistes qui traversent ce genre d’épreuves », déclare-t-il.
« Il y a certaines choses auxquelles on ne peut pas préparer un journaliste », souligne-t-il. « Mais on peut lui montrer que l’on soutient le travail qu’il fait, qu’on défend les enquêtes qu’il réalise. John-Allan Namu estime également qu’avoir le soutien de sa rédaction est essentiel au bien-être des enquêteurs de terrain.
« Il y a certaines choses auxquelles on ne peut pas préparer un journaliste », dit John-Allan Namu. « Mais on peut lui montrer que l’on soutient le travail qu’il fait, qu’on défend les enquêtes qu’il réalise.
Le rédacteur en chef doit donner des conseils et assurer la sécurité. Cela implique de protéger ceux qui sont visés par des attaques ».
Et après les Pandora Papers ? Il est retourné chez lui quelques semaines plus tard et a poursuivi son travail.
Il se souvient : « J’ai longtemps envisagé de rendre mon tablier et de passer à quelque chose de plus facile, de moins dangereux, qui ne me vaudrait pas de regards en biais, de questions idiotes, voire l’ire de politiciens ou de membres de l’élite que je n’ai jamais rencontrés et sur lesquels je n’ai même jamais enquêté ».
Bien qu’il se pose encore ces questions existentielles, il a décidé pour l’instant de rester aux côtés de son équipe faite d’optimistes qui estiment pouvoir faire bouger la société.
« Après tout, il faut bien que certains d’entre nous fassent le choix de la naïveté, de croire que le journalisme peut changer les choses », sourit-il. « Que le travail que nous faisons – même si chaque article pris individuellement est insignifiant – au fil du temps, construit un ensemble de travaux qui peuvent… mettre au jour des actes répréhensibles.”
Vous pouvez regarder l’intégralité du webinaire de l’Institut Reuters avec John-Allan Namu sur YouTube :
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Laura Dixon est la rédactrice en chef adjointe de GIJN et une journaliste freelance originaire du Royaume-Uni. Elle a réalisé des reportages en Colombie, aux Etats-Unis et au Mexique. Ses travaux ont été publiés par The Times, The Washington Post et The Atlantic. Elle a reçu des bourses de l’International Women’s Media Foundation et du Pulitzer Center for Crisis Reporting.