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Système archivage enquête journaliste

Habituée à travailler avec des journalistes et à classer des documents sensibles, l’archiviste américaine Talya Cooper livre, dans cet article, une série de conseils pratiques pour mettre au point un système d’archivage efficace et sécurisé dans le cadre de vos enquêtes.

Moi qui suis archiviste, je prends un malin plaisir à visionner ces scènes dont raffolent les films policiers, où un journaliste grisonnant sort une boîte poussiéreuse avec une pile improbable de dossiers de son garage et y découvre toutes les preuves dont il a besoin — miraculeusement exemptes de moisissure — pour incriminer les coupables. J’y vois un fantasme comparable aux fins heureuses de films. 

J’ai passé plusieurs années à travailler aux côtés de journalistes au sein d’une rédaction, où j’ai observé des fichiers complètement désordonnés tant sur des postes de travail physiques que virtuels. Mes collègues croulaient sous les fichiers. En général, avant même qu’une enquête ne paraisse, ils avaient déjà commencé à créer de nouveaux fichiers pour l’article suivant, ce qui provoquait parfois une certaine confusion lorsqu’ils devaient consulter des notes antérieures pour se replonger dans un sujet ou s’ils étaient confrontés à des questions sur les conclusions de leurs précédents reportages.

Prendre soin des données dont vous disposez et mettre au point un système d’archivage demande du temps et de l’argent, mais perdre un travail de reportage irremplaçable peut vous coûter bien plus cher. Il peut être difficile ou impossible de réinterviewer les personnes déjà interrogées, de récupérer des documents gouvernementaux qui apparaissent et disparaissent des sites web officiels, ou simplement de trouver un détail qui provient d’un enregistrement audio, d’un échange de mails… Ou était-ce dans un texto? Difficile de se souvenir. 

Les journalistes doivent garder trois choses à l’esprit lorsqu’ils prévoient de préserver les documents d’une enquête. En plus des problèmes de préservation habituels, qui sont mon domaine d’expertise, ils doivent également prendre en compte les problèmes de sécurité juridique et numérique.

Lynn Oberlander, une avocate spécialisée dans les médias qui a été conseillère juridique au sein du New Yorker et du Intercept, mon ancienne rédaction, et qui travaille actuellement pour le cabinet d’avocats Ballard Spahr, recommande « avant tout de ne pas laisser les considérations de responsabilité juridique dicter aux journalistes la manière dont ils organisent leur travail ». Par conséquent, si la conservation de notes ou d’enregistrements peut aider un journaliste à l’avenir, elle recommande de conserver ces documents.

Cela dit, elle recommande de réfléchir aux risques d’archiver les informations que vous avez recueillies pour des enquêtes très sensibles. « Si vous travaillez avec des sources anonymes, que vous ne comptez pas retoucher au dossier et que vous n’avez fait l’objet d’aucune menace de poursuite en justice, il pourrait être bon de prendre l’habitude de vous débarrasser des informations recueillies auprès de vos sources », selon Lynn Oberlander. En outre, elle remarque que, pour protéger au maximum ses sources dans de tels cas, il est essentiel de suivre les bons protocoles de sécurité, dont l’utilisation d’ordinateurs non connectés à Internet, d’outils de messagerie cryptés et de disques durs cryptés. 

Elle recommande également aux journalistes de garder le principe suivant à l’esprit : « Quelle que soit votre méthode, il faut faire preuve de cohérence. Si vous avez conservé toutes vos notes des 20 dernières années mais pas celles concernant une enquête sensible, cela peut poser problème ».

Il faut également faire preuve de cohérence dans la préservation numérique. Les archivistes n’ont pas de formule précise pour étiqueter les dossiers, ni une fréquence à laquelle sauvegarder les fichiers. Nous vous conseillons plutôt de créer un système qui a du sens pour vous, d’appliquer quelques principes de base, décrits ci-après, puis de vous y tenir. 

Bien qu’il soit impossible de résumer la sécurité numérique en un bref article — il s’agit d’une somme de pratiques, qui commence avec la création des documents ou après le premier échange avec vos sources, et qui varie selon les sujets abordés et les lois du pays dans lequel vous travaillez — il faut aussi faire preuve de cohérence pour assurer la sécurité de vos matériaux. Omettre une étape d’un protocole de sécurité recommandé peut faire courir un risque à un document précieux ou à une source anonyme.

Emilia Díaz-Struck, chargée de la recherche et coordinatrice pour l’Amérique latine au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), met également l’accent sur la cohérence, à la fois pour des raisons de sécurité… mais aussi pour vous épargner des maux de tête plus tard. Aux journalistes qui commencent des projets d’investigation, elle conseille : « Planifiez ». Elle souligne qu’il vaut mieux décider de l’endroit où stocker le matériel d’enquête au fur et à mesure que vous l’accumulez, plutôt que d’essayer d’ordonner un fichier plein de données en plein milieu du projet.  

Voici quelques conseils de base pour les journalistes souhaitant améliorer leurs pratiques d’archivage. Ces étapes concernent principalement les enquêtes qui nécessitent des niveaux de sécurité faibles ou moyens. Les enquêtes sur des sujets de sécurité nationale nécessitent un respect rigoureux des protocoles qui peuvent inclure le stockage de tous les matériaux sur des appareils isolés de tout réseau informatique (des ordinateurs dont la carte sans fil a été retirée et qui n’ont jamais été connectés à internet), la destruction de certains matériaux, voire des mesures de sécurité physique.

Système archivage enquête journaliste

1. Stockez les documents associés dans un même fichier et donnez à chaque fichier un nom qui a du sens

Pour nommer vos fichiers, mieux vaut suivre une convention : la date, le nom du média si vous écrivez pour différents médias, et un texte descriptif : « 202107_GIJN_préservationnumérique » est un exemple de convention à la fois simple et compréhensible. Créez un fichier en suivant cette convention pour chaque projet et sauvegardez-y tous les documents pertinents. Bien que la recherche du contenu de votre disque dur soit un moyen de localiser des données, vous pouvez gagner du temps avec cette méthode d’organisation. Il est particulièrement important de stocker les fichiers multimédias tels que des captures d’écran, des photos, des fichiers audio et vidéo — que vous ne retrouverez pas avec une recherche à partir de mots clés et qui portent souvent des noms de fichiers génériques créés par votre ordinateur, votre appareil photo ou votre dictaphone — dans des fichiers clairement étiquetés.

Pensez à renommer vos fichiers, conformément à cette convention, pour identifier facilement les données importantes que vous prévoyez d’utiliser ou de citer dans votre article. Si vous avez des notes manuscrites relatives à l’enquête, étiquetez ces cahiers ou classeurs avec le même nom que celui du fichier numérique, afin de pouvoir les corréler facilement. Je recommande d’y conserver également tout accord avec le média qui compte publier votre enquête, puisque différents médias peuvent avoir des règles différentes concernant la propriété des matériaux et leur réutilisation.

Emilia Díaz-Struck d’ICIJ recommande spécifiquement de créer un fichier distinct contenant les données et documents qui appuient le contenu de votre article. Si, à une date ultérieure, vous décidez de supprimer certains des fichiers accumulés, vous pourrez au moins conserver les documents que vous citez ou auxquels vous vous référez. Cela vous protégera au cas où l’on en viendrait à contester vos conclusions, et rafraîchira votre mémoire si vous vous repenchez sur votre enquête. Son équipe, qui travaille avec des données au sein d’ICIJ, s’assure d’étiqueter la version originale des données ainsi que leur version finale sur laquelle s’appuie l’enquête. L’équipe documente également sa méthodologie et toutes les transformations qu’elle apporte aux données, puis archive ce document procédural avec les données elles-mêmes.

2. Sauvegardez vos fichiers, puis sauvegardez-les à nouveau

Quand on fait de l’archivage, il s’agit de conserver un grand nombre de copies de chaque document. Les fichiers numériques sont aisément réplicables, il est donc tout à fait simple de générer plusieurs copies pour vous aider en cas de perte de données. Sauvegardez au moins une copie dans un emplacement physique différent. Par exemple, la sauvegarde des fichiers de votre ordinateur sur un disque dur portable est une excellente première étape. Mais si vous choisissez de garder à la fois l’ordinateur et le disque dur externe sur votre bureau et qu’une fuite traverse votre plafond à cet endroit, vous perdrez les données, à moins que vous n’ayez également sauvegardé vos fichiers sur le cloud. Inversement, si une sauvegarde sur cloud ne fonctionne pas correctement, vous risquez de perdre des données à moins que vous ne les ayez enregistrées sur un disque dur.

  • Sauvegardez les fichiers sur un disque dur externe. Des logiciels tels que Time Machine d’Apple et Windows Backup facilitent l’automatisation de ce procédé, ou créez simplement un rappel dans votre calendrier électronique afin de copier régulièrement les fichiers clés. Lorsque le disque dur est plein, étiquetez-le clairement, peut-être en indiquant la gamme de dates des fichiers que vous y avez archivés, et stockez-le dans un endroit frais et sec. Si vous avez un budget pour votre archivage, vous pouvez opter pour une matrice RAID, qui est essentiellement un ensemble de disques durs connectés les uns aux autres. Les disques RAID stockent les données de manière redondante ; c’est-à-dire que si un disque dur de la matrice tombe en panne, les données restent sécurisées. Si votre projet est sensible, cryptez votre disque avec une phrase de passe sécurisée.
  • Pour les fichiers non sensibles, pensez à sauvegarder vos fichiers sur un service cloud. Le service que vous choisissez peut varier en fonction de là où vous êtes, de vos besoins et de votre budget. Par exemple, si vous travaillez avec des fichiers vidéo et audio, vous pouvez donner la priorité à un service qui offre beaucoup de stockage à moindre coût, comme Backblaze. Pour un service de sauvegarde plus sécurisé avec des serveurs situés en dehors du pays où vous vivez, essayez Sync ou Tresorit, qui cryptent les fichiers à la fois en transit et lors de leur stockage.
  • Si vous préférez ne rien sauvegarder sur le cloud (ce qui est plus prudent lorsque vous traitez des données sensibles ou enquêtez sur des sujets liés à la sécurité nationale ou au renseignement), sauvegardez les informations contenues sur votre disque dur sur un autre disque dur et stockez ce dernier ailleurs que votre domicile ou votre lieu de travail. Conservez une copie à la maison et une copie au bureau, ou pour plus de sécurité, envoyez un disque dur par courrier à un ami dans une autre ville ou un autre pays afin qu’en cas de problème, que ce soit un ouragan ou une descente de police, vos données ne soient pas détruites. Un service caché Tor comme OnionShare permet de transférer des fichiers sensibles à un collègue en qui vous avez confiance pour les stocker sur une machine cryptée, en suivant les protocoles de sécurité appropriés. Consultez toujours un expert en sécurité numérique avant de prendre l’une de ces mesures. Bien qu’il est bon de multiplier les copies des données collectées, la prolifération de certains documents sensibles peut parfois accroître les risques.

3. Sauvegardez le produit fini

En 2017, en réponse à une tentative de syndicalisation du personnel, le milliardaire Joe Ricketts a fermé le réseau de sites Web d’actualité locale qu’il détenait, y compris l’intégralité des archives de ces sites. Les archives numériques ont finalement été remises en ligne, mais cet épisode démontre combien les informations en ligne peuvent être éphémères. Les contenus sur internet peuvent également disparaître par accident, suite à la modification d’un système de gestion de contenu qui rend les articles plus anciens difficiles à trouver via le moteur de recherche, ou un changement dans le modèle commercial d’un site qui dépriorise les archives.

Bien qu’Internet Archive sauvegarde une quantité importante de données, cet outil ne sauvegarde pas chaque page de chaque site chaque jour, ce qui signifie qu’une parution individuelle pourrait passer entre les mailles du filet, ou vous obliger à passer beaucoup de temps à fouiller dans des captures d’écran pour trouver la page exacte dont vous avez besoin. Que vous craigniez qu’un gouvernement hostile ou qu’un milliardaire ne fasse supprimer vos écrits, ou que vous souhaitiez simplement conserver une trace précise de votre travail, cela vaut la peine de préserver vos articles tels qu’ils sont parus. Les articles contenant des éléments interactifs présentent des défis supplémentaires. À mesure que la technologie du web évolue, les visualisations ou les animations peuvent ne pas s’afficher correctement, même si la page a été sauvegardée par Internet Archive. Pour conserver une trace de votre travail publié, procédez ainsi :

  • Assurez-vous qu’Internet Archive archive votre article en ajoutant l’extension Wayback Machine à votre navigateur ; cliquer dessus pour une capture d’écran automatique par Internet Archive.
  • Enregistrez le site internet au format PDF et ajoutez-le au fichier dans lequel vous avez enregistré les documents associés à l’enquête. Certains contenus graphiques pourraient être perdus, mais le format PDF est en tout cas un format d’archivage facile à sauvegarder et à consulter. 
  • Pour les papiers avec des éléments interactifs, sauvegardez le site web à l’aide de Conifer, un outil de sauvegarde numérique inventé à l’origine pour la préservation des œuvres d’art sur Internet. Conifer vous permet d’ouvrir un site et de sauvegarder ses contenus au fur et à mesure que vous le traversez : en ouvrant des infobulles, en cliquant sur des vidéos ou des GIF, etc. Vous pouvez ensuite télécharger l’enregistrement au format WARC (le même format de fichier utilisé pour enregistrer les pages Web sur Internet Archive), et même « lire » le site comme vous le feriez une vidéo.

Fondamentalement, il faut garder à l’esprit que l’archivage numérique est une pratique continue, et non un ensemble de mesures que vous prenez pour ensuite oublier de les mettre en pratique. Il n’y a pas d’équivalent numérique d’une boîte poussiéreuse dans un garage ; les technologies changent et les mesures que vous prenez pour garantir l’accessibilité de vos fichiers à l’avenir doivent également évoluer (imaginez si toutes vos notes d’entretien se trouvaient encore sur des disquettes !).

N’oubliez pas qu’aucune personne ou organisation n’est obligée de préserver votre travail. Si vous voulez sauvegarder votre production médiatique, vous devez prendre des mesures vous-même. Ce travail d’archivage est vital pour tout journaliste. Les archives de production journalistique  — que ce soit dans des volumes fragiles de papier journal, sur microfiches, sur des bloc-notes dans les archives personnelles des journalistes, et maintenant sous forme de bits et d’octets — contribuent de manière significative à notre compréhension collective de l’histoire. L’époque est volatile, mieux vaut donc en garder une trace.

Ressources complémentaires

Guide à l’usage des militants sur l’archivage de vidéos : Ce manuel a été conçu par l’organisation internationale à but non lucratif WITNESS pour aider les personnes qui souhaitent créer et partager en toute sécurité des vidéos de violations des droits humains. Même si vous ne travaillez pas en format vidéo, les conseils qu’on y trouve sur l’analyse, la création et la suppression de métadonnées ; sur les meilleures manières de protéger ses sources ; sur le transfert et la sauvegarde de fichiers en toute sécurité, peuvent servir à tout journaliste souhaitant créer des documents sur le terrain.

Preserve This Podcast (« Conservez ce podcast ») : Conçu pour les podcasteurs indépendants, les ressources contenus sur ce site (des articles, un podcast, un magazine etc.) illustrent clairement comment fonctionne l’archivage médiatique pour les non-professionnels.

Digitalpreservation.gov : La bibliothèque du Congrès des États-Unis dispose d’un site limpide (bien qu’assez ancien) qui explique comment numériser les documents analogiques et comment stocker en toute sécurité les copies numérisées.

Freedom of the Press Foundation : La FPF propose de nombreuses formations aux journalistes qui s’intéressent à la sécurité numérique et à la protection des sources.

La préservation des médias d’actualité numériques : Si vous souhaitez approfondir ce sujet, le Reynolds Journalism Institute (RJI) de l’Université du Missouri a mené cette étude approfondie sur les pratiques d’archivage des agences de presse, et explique aux rédactions comment s’assurer que les articles d’actualité en ligne sont correctement archivées afin de rester accessibles à l’avenir. Le RJI est également en train de développer des outils open source qui aideront les agences de presse à préserver leurs contenus.


Talya Cooper est une archiviste et chercheuse new-yorkaise. Elle a travaillé avec les archives d’Edward Snowden au sein de The Intercept et comme gestionnaire d’archives chez StoryCorps. Avec Alison Macrina, elle a co-écrit « Anonymity », un guide à l’usage des bibliothécaires sur les technologies de confidentialité et de lutte contre la surveillance. 

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