Image: GIJN
Méthodologie de l’enquête : les conseils de Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart
Le journaliste d’investigation de Mediapart, Fabrice Arfi, à l’origine, entres autres, des affaires Bettencourt, Cahuzac et Sarkozy-Kadhafi était l’invité d’une masterclass organisée par GIJN en français en mai 2022. Voici ses conseils phares pour enquêter…
Co-responsable du service enquête du journal d’investigation français Mediapart, Fabrice Arfi est à l’origine de nombreuses enquêtes à fort impact depuis plus d’une décennie en France. En 2010, l’affaire Bettencourt révèle des conflits d’intérêts au sein du gouvernement français, impliquant le ministre du Travail Eric Woerth, et son épouse, dans un scandale impliquant la milliardaire Liliane Bettencourt, propriétaire de L’Oréal.
Deux ans plus tard, son enquête sur l’affaire Cahuzac révèle que le ministre du budget du gouvernement socialiste de l’époque a un compte bancaire en Suisse. Après ces révélations, le ministre est contraint de démissionner et le tollé qui suit conduit à la création du Parquet national financier. Arfi, qui travaille à Mediapart depuis 15 ans, a également publié de nombreuses enquêtes sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi, un scandale portant sur le financement illégal présumé de la campagne de réélection du président Nicolas Sarkozy par la Libye. Ces révélations ont provoqué la mise en examen de l’ancien président, aux côtés de plusieurs autres hommes politiques.
Dans le cadre d’une masterclass, GIJN en Français a eu l’opportunité d’échanger avec ce journaliste d’investigation autodidacte, devenu l’une des figures les plus connues du journalisme d’investigation en France. Voici ses conseils pour publier une enquête solide. (La vidéo intégrale de la masterclass avec Arfi se trouve en bas de cette page)
Être à la fois touche-à-tout et spécialiste
Alors que les journalistes d’investigation se spécialisent souvent dans certains domaines, pour Arfi, il est également important d’acquérir une capacité à couvrir des sujets généralistes au fur et à mesure de son parcours. « Il faut absolument être touche à tout, et en même temps, il faut avoir son port d’attache éditorial », résume-t-il. « Il faut avoir un domaine de spécialisation, une plus value, des compétences absolues, que l’on développe parallèlement à une capacité à être absolument touche-à-tout et généraliste. Je crois que cet alliage, pour un jeune journaliste, est une façon de se faire remarquer par des chefs de service, des rédactions en chef ».
« Il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées », estime-t-il, « il faut aussi avoir des connaissances, des compétences, qu’on acquiert en se faisant sa propre université journalistique… Je suis bien placé pour le savoir, je n’ai pas fait d’école de journalisme, je n’ai pas d’autres diplômes que le baccalauréat. »
Suivre son instinct, mais le confronter au réel
Arfi a commencé à enquêter sur l’affaire Cahuzac à partir d’une intuition : il a été intrigué par le fait que Jérôme Cahuzac, un homme politique de gauche, ait, à plusieurs reprises, défendu en public un ministre de droite, alors empêtré dans l’affaire Bettencourt. Il explique : « Cela fait partie de notre travail d’avoir l’esprit mal tourné. Le drame, ce serait d’être prisonnier de nos a priori (…) Le but, c’est l’épreuve du réel, et de voir si les faits que l’on arrive à collecter nous permettent de confirmer ou pas cette intuition. »
Archiver son travail
« Il faut se fabriquer de bonnes archives, garder la trace du travail qu’on a fait », conseille Arfi, qui explique que des pistes d’enquête peuvent être trouvées dans les archives historiques plusieurs années après les faits. « On a trouvé de nombreux bons sujets en plongeant dans nos archives, parce qu’il y avait un nom qui devient à un moment donné en responsabilité dans tel ou tel ministère, dans telle ou telle entreprise, qui apparaissait dans telle affaire, était en lien avec telle personne… C’est un fil qui dépasse de la pelote de laine qu’on va pouvoir dévider comme ça, en se disant qu’il y a peut-être là un sujet à creuser. »
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Travailler en équipe
Sur les enquêtes, en particulier, Arfi souligne à quel point la collaboration peut être à la fois bénéfique et enrichissante. « Une rédaction, ça ne peut pas être une accumulation de compétences individuelles », souligne-t-il en précisant que les enquêtes de Mediapart ont souvent des doubles, parfois des triples ou des quadruples signatures. « On collectivise et on mutualise notre travail… Parce que quand on est plusieurs, il y a toujours quelqu’un pour réfréner les ardeurs de l’autre. La capacité à se faire relire, à partager avec le camarade ou la camarade d’à côté, mais aussi avec son ou sa cheffe de service, sur l’évolution d’une enquête est primordiale. »
Savoir « perdre » du temps
Le temps d’enquête n’est jamais perdu, dit Arfi, même lorsque cela n’aboutit pas comme vous l’aviez imaginé. « On crée soi-même son chemin éditorial en évoluant dans sa propre enquête, et il y a un moment où il faut se résoudre à l’idée : est-ce qu’on a assez pour publier ? Et pour publier quoi ? Ou est-ce qu’il faut renoncer ? Et ça, c’est la partie invisible du travail d’un service comme celui des enquêtes à Mediapart. On passe plus de temps à ne pas publier qu’à publier, en réalité. Mais ce n’est jamais perdu ».
Garder une certaine distance avec ses sources
Les journalistes doivent garder une certaine distance avec leurs sources mais ne pas entretenir de rapport moral avec elles, selon Arfi. « Notre boulot, c’est d’essayer de cerner les raisons des uns et des autres, mais on n’est pas là pour avoir un avis de videur de boîte de nuit et se boucher le nez vis à vis des sources. Notre boulot, c’est de comprendre le monde tel qu’il est ».
« Je travaille depuis un certain nombre d’années, par exemple, sur ce qu’on appelle la délinquance en col blanc et je me fais un devoir d’avoir dans mon répertoire des corrompus et des corrupteurs, des gens de peu, des gens de bien évidemment, des lanceurs d’alerte, des gens dans la fonction publique qui sont là et qui parlent parce qu’ils sont habités par une idée du bien commun, un esprit démocratique et républicain. Mais il y a aussi des gens qui parlent avec une forme d’intérêt, et je crois qu’on ne peut pas, quand on fait ce métier, se masquer de ça. Évidemment, notre boulot est de cerner l’intérêt des sources qui nous parlent sans en être prisonniers (…) mais il y a souvent de bonnes informations à prendre. »
Être sincère avec ses sources
Quelles que soient vos sources, Arfi rappelle que les journalistes doivent les traiter avec loyauté et respect. « Dans le rapport aux sources, il faut toujours être très sincère. (…) Une éthique qu’on essaye d’avoir au sein du service, c’est de ne pas être pousse au crime avec nos sources ». Il souligne que les journalistes doivent être particulièrement vigilants avec les lanceurs d’alerte qui prennent parfois de gros risques en parlant : « Certaines sources se mettent littéralement en danger dans certaines enquêtes, en danger personnel, en danger professionnel, parfois plus que tout ça. Ça secoue, quand on sort des grosses histoires ».
Cultiver ses sources, sans oublier les personnes derrière
« Parler à un journaliste, ce n’est pas un dû. On ne se pointe pas le nez au vent auprès de quelqu’un en disant : « Moi, je m’intéresse à ça, donnez-moi des infos ». Le journaliste cite comme une leçon la réplique du film de Sydney Pollack « Absence de malice » (1981) où une source dit à un reporter : « C’est votre enquête, mais c’est ma vie ». « Il faut avoir conscience de ça. Même si on écrit parfois sur des gens qu’on adore détester, c’est leur vie. »
Arfi conseille également aux journalistes de bien connaître leur sujet avant d’approcher des sources sensibles. « Je crois qu’un journaliste doit savoir se rendre intéressant vis-à-vis de ses sources. Il faut vraiment avoir bossé son sujet. Il faut qu’une source ait une forme d’intérêt intellectuel de discuter avec vous, pour nouer un début de relation »
« Je ne suis jamais plus heureux professionnellement que quand j’ai des très vieilles sources que je n’ai pas vu depuis très longtemps qui me laissent un message en disant : « ah mais j’ai pensé à vous parce que j’ai appris que…. » Ce sont de formidables étincelles pour des enquêtes. »
Renouveler son réseau de source
“Le pire, pour un journaliste, c’est de rester avec son petit réseau confortable de sources, qu’on entretient. Le propre de notre boulot c’est de tout le temps passer son temps à appeler des gens, à les secouer, à prendre des rendez-vous. Une très bonne manière de prendre contact avec quelqu’un, c’est pour parler de manière générale sur une thématique qui nous intéresse. Et puis cette personne, un jour, peut-être, va devenir une source parce que vous savez, tout le monde a, un jour, besoin d’un journaliste, je crois, fondamentalement dans sa vie. »
Rester sobre dans l’écriture
« Quand on fait un papier d’enquête, il faut avoir une forme de sobriété dans l’écriture. Je ne suis pas pour qu’on mette des adjectifs et des adverbes partout. (…) On n’écrit pas d’un crime qu’il est « affreux », on le décrit, et chacun sera là pour se faire son opinion sur la nature du crime qu’on vient de décrire (…) Je suis pour une forme de sécheresse factuelle, une sorte de brutalisme factuel dans les enquêtes. »
Communiquer de manière sécurisée avec les sources
« Pour approcher des sources délicates, la technologie nous offre des moyens formidables avec des applis sécurisées : Signal, Viber, Whatsapp, Telegram. Il faut activer l’option d’effacement des messages. (…) Mais, par ailleurs, je suis très vieille école, je pense que les applis sécurisées, c’est très bien pour prendre des rendez-vous mais que ce qu’il faut, c’est rencontrer des gens. La technologie, c’est un moyen, pas une fin en soi. Et il ne faut jamais négliger que ce qui fait l’éternité du journalisme, c’est de rencontrer des gens tout le temps. »
Donner aux gens du temps pour répondre
« Le contradictoire, ce n’est pas d’appeler quelqu’un deux heures avant la publication de l’article juste pour se border juridiquement en disant : « sollicité, il n’a pas voulu répondre ». (…) Une bonne confrontation, c’est une confrontation avec des questions précises, il faut laisser du temps aux personnes pour répondre, selon la masse de questions qu’on a à poser et selon les fonctions occupées par la personne. Il y a des confrontations qui peuvent aller d’un délai de 24 heures à plusieurs jours ».
« Souvent, on peut poser les questions à l’oral, mais c’est bien de toujours laisser une trace écrite des questions qu’on a posé. D’abord parce que ça nous permet de poser les questions, de travailler son corpus éditorial et puis ça laisse une trace écrite si on est poursuivi. »
Discuter avec les avocats si nécessaire
Concernant le risque de poursuites potentielles, Arfi met en garde : « Il peut y avoir des diffamations par insinuations. C’est pas parce qu’il y a du conditionnel que ça ne peut pas être diffamatoire. C’est pas parce qu’on met un point d’interrogation que ce n’est pas diffamatoire, ça n’est pas une protection ».
En cas de doute, il estime : « C’est bien d’avoir un regard juridique d’avocats et d’avocates sur toutes ces questions pour être le plus solide possible. Ça ne veut pas dire qu’il faut toujours écouter tout ce que disent les avocats. (…) C’est à la rédaction en chef d’assumer de publier ou pas. »
Bluffer (avec parcimonie)
« Parfois, on a deux bonnes sources qui nous donnent une information et, en fait, c’est grâce au contradictoire qu’on la publie, parce que la personne qu’on a confronté ne la dément pas, et même essaye de s’expliquer, donc en fait il la confirme. Parfois, il y a un peu de bluff dans des questions qu’on peut poser. Attention, c’est du bluff informé, on appelle ça entre nous “la couleur des chaussettes”. Quand on pose des questions, il faut du détail, si on fait des questions générales, ça ne fait pas de bonnes enquêtes. Il faut des dates, il faut des lieux, il faut être précis, il faut savoir de quoi on parle. »
Publier pour attirer des sources potentielles
Publier un article peut servir à vous amener de nouvelles informations. « Il y a une règle : ce n’est pas inutile de montrer qu’on s’intéresse à un sujet dans un journal. Cela fait venir des sources » dit Arfi qui appelle cela « envoyer des cartes postales ». « Écrire quand on a un peu, montrer qu’on s’intéresse à un sujet, nous ça nous arrive très souvent. On écrit et là des gens nous contactent : “ah, vous avez écrit là-dessus mais moi je peux vous raconter que… »
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Marthe Rubió est la rédactrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart.