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Les photographies de plus de 600 enfants soudanais séparés de leurs parents, affichées sur le site du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Abou Chouk, dans le Darfour du Nord, le 25 juin 2005. Le CICR espérait qu’en affichant ces photos dans tout le Darfour, des familles pourraient être réunies. Image : Ron Haviv, VII

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Guide d’enquête sur les crimes de guerre : comment retrouver les personnes disparues

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Note de la rédaction : A la fin de cet article, nous vous proposons une interview réalisée spécialement par Olivier Holmey avec la journaliste d’investigation Pascale Bonnefoy Miralles, qui a largement couvert la disparition de plus de 3000 personnes sous la dictature d’Augusto Pinochet qui a duré 17 ans, au Chili.

Yasmine Almashan a cessé de souffrir, trois ans après la disparition d’Okba, l’un de ses frères, à Deir el-Zour, la ville du sud-est de la Syrie où ils habitaient. Son cadavre, qui portait des traces de torture, figurait parmi les milliers de corps photographiés dans les geôles du président syrien, Bachar al-Assad. Les images avaient été mises en ligne par un photographe médicolégal compatissant.

Yasmine Almashan a été en quelque sorte soulagée de savoir enfin ce qui était arrivé à son frère. Mais, pendant les trois années qu’elle a passées à attendre, elle a tout perdu. Un autre de ses frères a été porté disparu : il aurait été enlevé par des miliciens armés ; trois autres de ses frères ont été tués dans les violences. Au final, Yasmine Almashan a perdu cinq de ses six frères.

Des centaines de milliers de personnes sont portées disparues partout dans le monde à cause de la guerre, des conflits, des migrations, des déplacements de masse, des catastrophes naturelles et du crime organisé.

Près de 10 ans plus tard, Yasmine Almashan est une réfugiée. Elle vit en Europe avec les membres de sa famille qui ont survécu, et elle continue à rechercher son frère Bachar qui a été enlevé. Les responsables de la mort de deux de ses frères n’ont pas été identifiés. La communauté internationale n’a toujours pas tranché sur la manière de gérer la disparition de dizaines de milliers de personnes en Syrie.

« Il est normal que la douleur soit moins vive après ces années passées à attendre », a déclaré Yasmine Almashan. Elle ajoute que le fait de savoir ce qui est arrivé à Okba a fait l’effet d’un « antidouleur ».

Sa détermination à rechercher la vérité et à obtenir justice est sans faille. « L’espoir motive. Les petits succès remportés ici et là motivent. Ce que les Syriens, dans leur ensemble, endurent : cela motive aussi, ajoute-t-elle. Mais on ne me fera pas taire, je ne me calmerai pas tant qu’on n’aura pas obtenu justice pour toutes les victimes. »

Définition d’une personne portée disparue

Des centaines de milliers de personnes sont portées disparues partout dans le monde à cause de la guerre, des conflits, des migrations, des déplacements de masse, des catastrophes naturelles et du crime organisé.

Les disparitions de civils et de combattants sont principalement liées aux conflits armés. Ils peuvent disparaître sur le champ de bataille ou sur les lignes de front. Les disparitions peuvent aussi être liées à la répression des dissidents par les autorités, souvent dans le but de semer la terreur, ou pendant les actions des gouvernements contre le crime organisé ou contre des groupes armés. D’autres personnes sont traînées hors de chez elles, souvent par des policiers en civil, à la faveur de la nuit, et on n’entend plus jamais parler d’elles. Parfois, des enfants sont séparés de leurs parents lors de déplacements de population causés par les combats ou lors d’enlèvements. En conséquence, les liens familiaux sont rompus et les cultures détruites. Une disparition est souvent accompagnée d’autres crimes, comme la torture, des violences sexuelles ou des procès et des exécutions sommaires. Lors de conflits armés, il arrive aussi que les gens prennent la fuite pour échapper à la violence, et, en raison de ces déplacements, le risque de disparition augmente.

war crimes finding missing tahrir square cairo egypt

Chadja Abou Zeïdi (à gauche), dont le fils de 14 ans est porté disparu alors qu’il participait à la manifestation appelée Le Jour du départ, sur la place de Tahrir, au Caire, en Egypte, en 2011. Mohammed Saïd Ali (à droite), pleure après avoir demandé où se trouve son fils de 16 ans, porté disparu. Des centaines de milliers d’Egyptiens se sont rassemblés sur cette place dans le cadre de la révolte du Printemps arabe pour prier, scander des slogans et brandir des drapeaux lors d’une manifestation qui s’est principalement tenue dans le calme, pour demander l’éviction du président Hosni Moubarak.

C’est en Syrie que le nombre de personnes disparues récemment serait le plus important. La plupart ont disparu aux mains d’agents gouvernementaux, de miliciens et de groupes armés. Selon une estimation des Nations unies, 100 000 personnes sont toujours portées disparues depuis les manifestations contre le gouvernement qui ont eu lieu en Syrie en 2011, déclenchant une guerre civile qui dure depuis plus de 10 ans.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), une ressource clé pour les familles des victimes et des personnes portées disparues lors de conflits à travers le monde, indique que le nombre de personnes disparues a augmenté de 80 % au cours des cinq dernières années, et se monte actuellement à 180 000.

Toutefois, le nombre réel de personnes disparues est probablement beaucoup plus élevé. Des conflits armés font rage partout dans le monde (on dénombrait 54 conflits liés à gouvernement et/ou à un territoire en 2021, avant la guerre russe en Ukraine, et on a constaté une recrudescence de plus de 50 % des conflits entre groupes armés entre 2012 et 2021, principalement en Afrique et en Amérique latine), ce qui fait qu’il est encore plus difficile de répertorier les disparitions et d’en apporter les preuves. Les choses sont encore compliquées par le manque d’accès aux lieux des crimes, aux pièces à conviction ou aux infrastructures pénitentiaires, la crainte qu’ont les rescapés de s’exprimer, et la violence, qui se poursuit.

La problématique des personnes disparues est amplifiée en raison du nombre de personnes qui fuient leur domicile, en constante augmentation chaque année, avec les centaines de corps non identifiés que les vagues laissent sur les rivages des pays européens tous les mois, une terrible expression de ce phénomène. Au total, on a recensé 281 millions de migrants dans le monde en 2020, la plupart originaires de l’Inde, du Mexique, de la Russie, de la Chine et de la Syrie.

Certes, les proches des personnes disparues connaissent tous la même souffrance, mais pour pouvoir enquêter sur les disparitions, il est utile de comprendre les distinctions juridiques entre les différentes catégories que cela recouvre.

  • Les disparitions forcées : un Etat (ou un autre acteur) utilise la force pour priver une personne de sa liberté, puis tient secret – ou refuse de confirmer – ce qu’elle est devenue, ce qui constitue une violation du droit international relatif aux droits humains. Les disparitions forcées violent aussi – ou menacent de violer –certaines règles du droit humanitaire international, et pourraient constituer des crimes de guerre. De tels actes, s’ils sont commis à grande échelle ou de manière systématique, peuvent aussi constituer des crimes contre l’humanité (se référer au chapitre de ce guide sur le génocide et les crimes contre l’humanité). Dans le cas de la Syrie, des mouvements de défense des droits humains ont parlé de potentiel crime contre l’humanité à propos de dizaines de milliers de personnes disparues.
  • Les disparitions en période de conflit armé ne sont pas toutes forcément en rapport avec des crimes de guerre ou autres violations du droit international. Il arrive que des familles qui fuient les violences liées à un conflit soient ainsi séparées, et que les communications ou la mise à jour des dossiers soient interrompues en raison d’un manque d’infrastructures adéquates. Mais quelle que soit la cause des disparitions, les Etats ont des obligations, en vertu du droit humanitaire international, et doivent rendre des comptes. Ils ont l’obligation, par exemple, de chercher à savoir ce que sont devenues les personnes disparues, de mettre en place des dispositifs pour centraliser les informations sur les personnes en garde à vue, d’autoriser les prisonniers de guerre à communiquer avec leurs proches, et de rendre des comptes sur les personnes décédées, notamment en indiquant le lieu de leur inhumation.

Ainsi, retrouver les personnes disparues n’est pas seulement une question humanitaire. Le droit international relatif aux droits humains s’est doté de nombreuses dispositions détaillées pour prévenir la disparition des personnes et pour qu’il y ait des compte à rendre en cas de disparition, que ce soit en période de conflit armé ou non, et il existe différents traités et mécanismes onusiens et régionaux qui permettent de suivre cette problématique.

Kathryne Bomberger, la directrice générale de la Commission internationale pour les personnes disparues, estime qu’il est « grand temps que les journalistes traitent ce problème comme une question de droits humains. Par ailleurs, il faut s’assurer que les droits des familles des personnes disparues soient garantis ».

En vertu du droit humanitaire international et du droit international relatif aux droits humains, des enquêtes doivent être menées pour déterminer s’il y a eu de graves violations. Dans le cas de suspicion de disparitions forcées, les Etats ont l’obligation de diligenter des enquêtes officielles et efficaces pour déterminer ce que sont devenues les personnes disparues, où elles se trouvent, ainsi que les circonstances de leur disparition, quelles que soient les origines ethniques, la religion ou la nationalité de ces personnes, ou encore quel que soit le rôle qu’elles aient pu jouer dans les conflits ou des violations des droits humains. Selon le droit international relatif aux droits humains, les Etats sont dans l’obligation d’enquêter sur les circonstances, souvent très diverses, des disparitions, y compris des personnes qui ont pu disparaître en mer. Les journalistes devraient ainsi remettre en cause les manquements systématiques des Etats, surtout si leurs actions laissent à penser que certains migrants ou d’autres groupes de personnes, comme les minorités ethniques ou religieuses, sont traités de manière discriminatoire. Il est de la responsabilité des Etats, ajoute Kathryne Bomberger, d’enquêter sur les disparitions sur leur territoire ou dans les zones relevant de leur juridiction.

Le rôle du journalisme dans les enquêtes sur les personnes disparues

Les familles des personnes disparues vivent un véritable calvaire, selon le CICR, qui estime qu’il s’agit d’une « tragédie cachée ». Tout comme les enquêteurs et les procureurs, les journalistes jouent un rôle important, en travaillant avec les familles et les militants pour que toute la lumière soit faite sur les disparitions – notamment des personnes que l’on a fait disparaître -, parfois en révélant des détails sur leurs auteurs. Il arrive aussi que des familles puissent ainsi être réunies.

Au Sri Lanka, dans les Balkans, en Argentine et au Liban, les journalistes ont joué un rôle de premier plan en soulignant combien il est important de faire toute la vérité sur les disparitions, d’en identifier les auteurs, et de faire en sorte que les responsables des disparitions forcées aient des comptes à rendre. La quête de la vérité peut se poursuivre pendant des décennies après la commission du crime.

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Une famille tamoule craignant d’être enlevée a trouvé refuge en lieu sûr au Sri Lanka, en 2007.

Bien entendu, dans le cas de disparitions forcées, leurs auteurs font tout pour brouiller les pistes et, souvent, utilisent même cette question comme arme. En Syrie, on estime que l’on a perdu la trace de la plupart des personnes que le gouvernement a fait disparaître dans les centres de détention, à des postes de contrôle ou lors d’inhumations organisées à la hâte au cours des combats. Mais c’est aussi le cas de personnes que des groupes armés ont fait disparaître dans les centres de détention qu’ils géraient et qui ont péri dans des fusillades commises par des miliciens. C’est le cas notamment de l’un des mouvements les plus brutaux au monde, le soi-disant État islamique et ses affiliés. Le gouvernement syrien a nié détenir des prisonniers politiques et s’est abstenu de divulguer les documents publics relatifs aux personnes qu’il détient, malgré l’abondance de témoignages et de preuves concernant les prisons surpeuplées du pays. Les conclusions des enquêtes menées sur les conditions d’emprisonnement et à partir des registres des décès publiés par le gouvernement des années plus tard ont fait mentir le gouvernement, et l’ONU a demandé qu’une solution soit trouvée quant au sort réservé aux prisonniers.

Au Myanmar, des milliers de personnes, dont des enfants, ont été arrêtées et tuées, ou on les a fait disparaître, de façon arbitraire, dans le cadre de la lutte contre les manifestations anti-gouvernementales. Au Nigeria, en République démocratique du Congo et dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne, des milliers de personnes ont disparu pendant les guerres civiles, les attaques menées par des bandits et les enlèvements. (Rien qu’au Nigeria, où les enlèvements par des bandits et des milices tribales rivales sont très répandus, 25 000 personnes sont portées disparues, plus de la moitié étant des enfants.)

Dans certains cas, il arrive que les autorités jettent le discrédit sur le témoignage des rescapés pour des raisons politiques, ethniques, sociales ou encore liées au genre. Dans certaines sociétés, il est ainsi mal vu de signaler la disparition d’une femme, un enlèvement étant souvent accompagné de violences et d’agressions sexuelles. Dans ces sociétés, si une femme est portée disparue, on en déduit systématiquement qu’elle a été violée. En temps de paix comme de guerre, la disparition et l’assassinat d’autochtones sont généralement passés sous silence et non signalés. Les personnes portées disparues sur les voies migratoires, souvent pour fuir un conflit, sont souvent membres de communautés marginalisées et les médias font rarement cas de leurs souffrances.

Mais on continue à rechercher les personnes portées disparues, même si le temps passe. Les pays qui doivent continuer à gérer les conséquences de conflits qui ont pris fin il y a déjà longtemps, sont toujours confrontés à l’angoisse et aux difficultés pour localiser et identifier les personnes portées disparues. Celles que l’on a fait disparaître restent un problème. Les législateurs et les militants négocient en leur nom pendant des décennies après que les armes se sont tues. On continue à mettre des charniers au jour. Au Sri Lanka, les familles des personnes que l’on a fait disparaître continuent à exiger des réponses au sujet des quelque 60 000 à 100 000 personnes portées disparues suite à l’un des conflits les plus longs que le continent asiatique ait connus (1983-2009).

Les journalistes qui veulent réaliser des enquêtes sur la recherche de personnes disparues se heurtent à de nombreuses difficultés. Le temps et le silence font leur œuvre, et les rescapés craignent des représailles de la part des autorités, des organisations criminelles ou encre des parties au conflit qui sont toujours au pouvoir. Les associations nationales de familles de personnes disparues, les mouvements nationaux ou régionaux de défense des droits humains et les archives des réseaux sociaux sont des ressources précieuses pour faire des recherches sur les atrocités commises et pour trouver de la documentation sur des affaires que les autorités ou les législateurs ont peut-être oubliées depuis longtemps. Pendant les conflits, les auteurs de disparitions forcées couvrent souvent leurs agissements et tentent de supprimer toute trace de l’existence des victimes. Le manque d’accès aux lieux des crimes et aux pièces à conviction fait qu’il est également difficile de réaliser une enquête. Et, dans certains cas, il est possible que les personnes portées disparues elles-mêmes ne souhaitent pas être retrouvées.

Il existe des stratégies simples mais efficaces que l’on peut adopter pour mener ce genre d’enquêtes et quand on cherche des indices pour identifier les responsables de disparitions. Par exemple, on peut rechercher des points de repère géographiques pour confirmer les lieux des enlèvements. On peut aussi créer une chronologie pour vérifier la véracité et la séquence des événements. Scruter les réseaux sociaux pour trouver des informations sur des individus, des responsables actuels ou passés et des mouvements armés contribue aussi à l’élaboration d’une base de données et de portraits à partir des noms et des visages qui apparaissent dans les reportages ou dans les témoignages de rescapés.

Toutefois, le manque de normes politiques au sujet des personnes portées disparues est l’une des principales difficultés que rencontrent ceux qui enquêtent, indique Kathryne Bomberger. « Par exemple, on demande la création d’un mécanisme humanitaire pour la Syrie, pendant qu’au même moment, on demande de véritables enquêtes et un tribunal en Ukraine », ajoute-t-elle.

« Avec la guerre en Ukraine, on peut mieux se rendre compte qu’il faut mener de véritables enquêtes sur le cas de personnes portées disparues, conformément à l’état de droit, explique-t-elle. Le problème, c’est qu’il y a toujours deux poids, deux mesures, quand il s’agit d’appliquer les normes relatives à l’état de droit lorsqu’on travaille sur les affaires de personnes portées disparues, dans les pays non-occidentaux ». Pour ce qui est du conflit syrien, où pas moins de 100 000 personnes sont portées disparues, elle fait remarquer que des membres de la communauté internationale ont demandé que soit adoptée une approche humanitaire plutôt que juridique. « Par exemple, en se concentrant sur le droit qu’ont les familles de savoir ce que sont devenus leurs proches, plutôt que sur la responsabilité pénale. Par ailleurs, dans les pays occidentaux, il y a deux poids, deux mesures, quand il s’agit d’enquêter sur la disparition de ressortissants étrangers ou issus de minorités. »

Le conflit syrien n’étant pas résolu, et le président al-Assad toujours au pouvoir, certains pays de la région et même au-delà se dirigent vers une normalisation de leurs relations avec le régime syrien. Profitant de cette détente, des voix s’élèvent pour qu’un dispositif soit mis en place pour retrouver les personnes portées disparues, sans cependant introduire de notions de justice pénale. Ce qui a suscité le débat chez les militants et les rescapés pour savoir si les responsables, foncièrement, « s’en tirent à bon compte ».

Garantir la sécurité des rescapés doit être la priorité. Parmi les stratégies possibles, on peut leur proposer l’anonymat et leur donner l’assurance que l’endroit où ils se trouvent ne sera pas divulgué.

 Enquêter pour savoir ce que sont devenues les personnes portées disparues lors d’un conflit n’est pas seulement essentiel si l’on veut respecter le droit qu’ont les rescapés de savoir ce qui est arrivé à leurs proches. C’est aussi l’un des rôles du journalisme, qui doit demander des comptes à ceux qui ont commis certains des crimes les plus graves en temps de guerre, relater précisément les faits, et permettre aux sociétés d’effectuer une transition vers la paix.

Etablir des liens avec les rescapés, bien comprendre l’environnement du conflit qui est souvent complexe, recueillir des données, poser les bonnes questions aux autorités et à ceux qui sont à même d’agir pour faire avancer les choses, et faire preuve de persistance : ce sont les outils essentiels pour enquêter sur ce que sont devenues les personnes portées disparues. Pour de nombreux rescapés, la justice est le seul moyen de panser leurs blessures.

Conseils, outils et ressources

Instaurer la confiance auprès des rescapés et des témoins

Quand on réalise une enquête sur les personnes portées disparues, il est recommandé de commencer en instaurant un climat de confiance auprès des rescapés. Les réseaux de rescapés, qu’ils se présentent sous forme de groupes ou à titre individuel, constituent une source d’informations et d’indices particulièrement riche. Ils connaissent l’histoire des personnes disparues et les détails de leur vie, ils ont conservé des photographies et des effets personnels et, dans certains cas, ils se trouvaient avec elles au moment de leur disparition, ce qui leur permet d’identifier le lieu et les responsables. Il est indispensable d’instaurer un climat de confiance auprès des rescapés et de garder le contact avec eux même quand l’enquête piétine ou qu’elle est terminée si l’on veut gagner leur respect et leur confiance, ce qui vous permettra aussi de mieux comprendre les circonstances de la disparition des personnes et du conflit. C’est encore plus important lorsque le conflit se poursuit ou quand les auteurs présumés sont toujours au pouvoir. Les familles et les rescapés craignent souvent de se manifester et, dans de nombreux cas, ils ont perdu tout espoir de retrouver leurs proches. La priorité doit être de garantir la sécurité des rescapés, par exemple en leur proposant l’anonymat et en leur donnant l’assurance que l’endroit où ils se trouvent ne sera pas divulgué, et en utilisant des moyens de communication cryptés.

Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP)

L’ICMP est la seule organisation internationale qui travaille exclusivement sur la question des personnes disparues. L’ICMP, créée en vertu d’un traité et qui a son siège à La Haye, a pour mandat d’obtenir la coopération des pays et des gouvernements pour localiser les personnes portées disparues. Elle propose aux familles et aux rescapés des outils pour donner et obtenir des informations à propos des personnes disparues, par le biais de son site, un centre d’information en ligne, et d’une application. La Commission tient une base de données sur les personnes disparues à laquelle peuvent avoir accès les organisations de la société civile et les autorités locales, et elle peut demander aux familles l’autorisation de recueillir et de stocker des échantillons d’ADN. Elle effectue par ailleurs des opérations médicolégales sur le terrain. Elle va notamment effectuer des opérations de reconnaissance sur les tombes et les chantiers de fouilles. Le respect des droits liés à la protection de la vie privée est essentiel quand ces demandes d’informations et de données sont formulées, et les familles doivent donner leur accord.

Dans le cas des 40 000 personnes disparues lors de la guerre dans les Balkans, la Commission a recueilli un demi million d’échantillons d’ADN prélevés sur des restes humains non identifiés et les a comparés avec plus de 100 000 échantillons de référence provenant des familles de disparus. En effet, elle espérait identifier les personnes disparues avec une certitude scientifique, établir un lien entre les personnes disparues et certains lieux, permettre aux familles de demander réparation, et rassembler des preuves qui puissent éventuellement être utilisées lors de procès au pénal. Etonnamment, on a retrouvé la trace d’environ 70 % des personnes disparues pendant ce conflit. Ces données sont toujours accessibles et les journalistes peuvent les consulter dans le cadre de leurs recherches. Dans le cas de la Syrie, où la plupart des familles craignent de divulguer leurs informations parce que le gouvernement, accusé de crimes de guerre présumés, est toujours au pouvoir, le fait de travailler avec la Commission est essentiel pour entrer en contact avec les familles et obtenir leur consentement afin de rendre publics les renseignements qu’elles ont fournis.

Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Le CICR joue un rôle prépondérant en fixant les règles de la guerre, notamment en entérinant le droit des personnes à savoir quel sort a été réservé à leurs proches, disparus. Il a identifié les mesures à prendre pendant un conflit qui pourraient contribuer à prévenir la disparition de personnes, par exemple en exhortant les combattants à porter sur eux un moyen de les identifier. Il fait aussi campagne pour que les décès, les inhumations et les détentions soient consignés. Enfin, il aide les membres dispersés des familles à se réunir et à documenter les disparitions. Son Agence centrale de recherches, fondée en 1870, recueille par ailleurs des informations qu’elle partage avec les parties prenantes à un conflit international et aide les familles à retrouver la trace de leurs proches.

Le CICR est l’une des seules organisations à avoir négocié l’accès aux infrastructures pénitentiaires gérées par un Etat, même dans certains des régimes les plus autocratiques. Le Comité, qui défend jalousement sa neutralité et le fait qu’il a accès à ces prisons, est souvent peu enclin à communiquer ses informations aux médias. Mais le CICR et le personnel des Croix-Rouges nationales dans le monde entier travaillent aussi avec les familles pour les aider à retrouver leurs proches et à gérer le trauma psychologique. Ils sont très bien placés pour décrire les moyens mis en œuvre pour localiser les membres d’une famille ou pour les réunir. Entrer en contact avec les familles est indispensable pour savoir si elles sont d’accord pour communiquer des renseignements sur leurs proches et pour revenir sur les circonstances de leur disparition. Quand c’est possible, retourner sur les lieux de la disparition est toujours un bon moyen pour trouver de nouveaux témoins et de nouveaux indices. Cela permet aussi de retracer le dernier parcours connu de la personne disparue.

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Ozias Kambale Pimo, un garçon de 11 ans, originaire de Kiwanja, se demande si ses parents sont toujours vivants, à Goma, dans la province du Nord Kivu, en République démocratique du Congo, en 2009. Les enfants sont arrivés à cet site de repos temporaire avant de retrouver leurs familles grâce au Comité international de la Croix-Rouge. Image : Ron Haviv, VII

Autres centres spécialisés

L’Equipe d’anthropologie médicolégale argentine est une ONG basée à Buenos Aires qui applique des techniques scientifiques médicolégales pour enquêter, effectuer des recherches, récupérer des restes humains, déterminer la cause de décès, identifier les dépouilles et rendre les personnes disparues à leurs proches. Elle travaille avec les familles qui se méfient des enquêtes officielles, les tribunaux internationaux et les mouvements locaux qui gèrent les questions relatives aux victimes portées disparues dans des circonstances très variées : disparitions forcées ; violences à caractère ethnique, politique, institutionnel et religieux, et violences liées au genre ; trafic de drogue, trafic d’êtres humains et crime organisé ; processus migratoires, guerres et conflits armés, accidents et catastrophes. Elle forme des équipes dans le monde entier et propose les avis d’experts aux journalistes. Elle participe régulièrement à des fouilles de tombes en Argentine et son travail, documenté, peut fournir des pistes pour mener une enquête plus poussée.

Les recherches effectuées sur les réseaux sociaux et tout autre support en accès libre, sont essentielles pour trouver des informations sur les personnes portées disparues, par exemple en localisant les tombes et en recueillant des informations sur des violences spécifiques.

Le Centre pour les droits humains de l’Université de Californie-Berkeley gère un projet médicolégal qui aide à réaliser des analyses génétiques et à identifier des restes humains, avec une attention particulière pour le Salvador. Le centre travaille avec des experts en médecine légale et dispose d’un laboratoire d’enquêtes qui recueille des informations, procède à des vérifications, et évalue les pièces à conviction pour établir les responsabilités dans les affaires de génocide et de crimes contre l’humanité. Le centre propose des formations aux journalistes, aux enquêteurs et autres personnes concernées, sur les enquêtes numériques et autres outils nécessaires pour réaliser des reportages, organiser son travail et recueillir des données.

Associations familiales et nationales

Des militants en Argentine, au Mexique et en Syrie, pour ne citer que quelques pays, ont recueilli des informations, créé des bases de données nationales et mené des campagnes pour aider à retrouver les personnes disparues. Un groupe de femmes argentines connues sous le nom de Grand-mères de la Plaza de Mayo (ou, plus communément,  Les Abuelas), qui ont perdu un fils ou une fille aux mains du régime militaire des années 1970, ont créé une base de données pour identifier près de 500 enfants portés disparus. En juillet 2023, elles avaient localisé 133 des petits-enfants portés disparus.

En Syrie, un photographe des forces armées qui a fait défection et quitté le pays, a emporté clandestinement des dizaines de milliers de clichés de victimes de torture dans les centres de détention en Syrie, aidant ainsi les familles à identifier leurs proches disparus. Ces photos, qui font maintenant partie de la collection de l’organisation Caesar Files, ont été utilisées comme pièces à conviction lors du premier procès pour  torture et meurtre dans les prisons syriennes qui s’est tenu l’an dernier en Allemagne. Identifier ces mouvements dans les différents pays et les contacter permet d’obtenir une mine d’informations. C’est un aspect essentiel de la collecte de données qui peut conduire à des enquêtes précises. En conséquence, le grand public se familiarise aussi avec la question.

Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires

Ce groupe, mandaté par l’ONU, a pour tâche d’aider les familles à retrouver leurs proches, portés disparus ou que l’on a fait disparaître, en contactant les autorités au nom des familles. Il exhorte les gouvernements à diligenter des enquêtes sur les rapports ou les informations qu’il leur transmet. Il se rend dans les différents pays et conseille les gouvernements sur le respect des principes des droits humains concernant les personnes disparues et enquête sur des cas particuliers, ce qui en fait une ressource utile pour les journalistes. Ce groupe publie des rapports annuels sur ses activités ainsi que des rapports périodiques à l’issue de visites sur le terrain. Il suit les principes directeurs relatifs aux recherches pour retrouver les personnes que l’on a fait disparaître, en vertu de conventions internationales. Les experts de ce groupe de travail de l’ONU ont fourni des renseignements très utiles pour vérifier des informations sur des cas spécifiques et obtenir des mises à jour à leur sujet, pour comprendre le contexte dans lequel une personne a disparu, et pour assurer un suivi sur les mesures prises pour s’attaquer à la question des disparitions forcées.

Images satellite

La technologie a beaucoup contribué à l’obtention de données de meilleure qualité pour la recherche de personnes disparues. On citera en exemple cette enquête historique de BBC News : Treblinka : les tombes cachées de l’Holocauste dévoilées. Grâce à des images satellite, des radars à pénétration de sol et d’autres outils médicolégaux, complétés par les photos aériennes des sites dans les années 1940, la BBC a identifié des charniers potentiels dans le camp de la mort, que des fouilles archéologiques ont localisés quelques années plus tard. Les sociétés Maxar et Planet Labs proposent des images satellite à haute résolution à leurs partenaires – notamment aux médias – et ces deux sociétés ont aussi permis de retrouver la trace de fosses communes en Ukraine et en Irak, par exemple. Google Earth est un outil plus accessible, sur la durée, mais à une résolution plus faible. On peut demander aux satellites de Maxar et de Planet de zoomer sur certains endroits. Par ailleurs, GIJN propose un Guide de ressources pour trouver et utiliser des images satellite.

Études de cas

Des réfugiés ukrainiens disparaissent en Russie

On doit cette information à des journalistes d’Associated Press qui ont remarqué que des réfugiés ukrainiens étaient envoyés en Russie, où ils disparaissaient. Il semble qu’environ deux millions d’Ukrainiens se soient retrouvés en Russie, ce qui a obligé les journalistes d’AP à interroger des dizaines de personnes et à étudier un très grand nombre de reportages parus dans les médias russes et ukrainiens et les réseaux sociaux pour savoir ce qu’il en était. Retrouver la trace des réfugiés était l’objectif premier de l’enquête. Il a fallu notamment pouvoir interviewer des Ukrainiens qui se trouvaient toujours en Russie, ce qui n’était pas rien. Ensuite, grâce à des militants qui les ont aidés à pénétrer en Russie puis à en sortir, les reporters d’AP ont pu reconstituer des parcours qui, pour beaucoup, s’étendaient sur des milliers de kilomètres, et au cours desquels les Ukrainiens étaient tenus au secret. En tout, les reporters se sont entretenus avec des Ukrainiens dans sept pays européens, mais aussi avec un grand nombre de réfugiés qui se trouvaient toujours en Russie. Ils ont identifié de nombreux goulots d’étranglement pendant leur périple, notamment des abris où les Russes les ont gardés pendant des semaines. En cours de route, certains ont été soumis à des fouilles corporelles et à d’autres abus des droits humains. En effet, on les a fait passer par ce que l’on a appelé des camps de filtrage. Certains n’ont plus jamais été revus. Cette enquête a été la première à documenter dans le détail la déportation systématique d’Ukrainiens.

Les cellules des prisons en Syrie vidées par les massacres

Dans ce reportage, Louisa Loveluck et Zakaria Zakaria, du Washington Post, utilisent les nouvelles technologies pour faire la lumière sur l’un des aspects les plus cruels de la longue guerre civile qui se poursuit en Syrie : le sort de milliers de prisonniers, souvent mis au secret pendant des années, dans les cachots du pays. Le fait que la guerre civile en Syrie est si longue a compliqué l’enquête des journalistes pour déterminer ce que deviennent les prisonniers, a indiqué Louisa Loveluck. A mesure que le temps passe, les conditions d’emprisonnement évoluent, et les interviews réalisées avec des détenus au début du conflit ne permettent pas toujours de comprendre ce qui se passe plus tard. L’équipe a passé au peigne fin des images satellite pour tenter d’identifier des changements inhabituels — dans ce cas précis, ce qui ressemblait à des corps dans la cour de la prison — puis elle a cherché des personnes qui pouvaient corroborer ou infirmer ces éventuelles découvertes. Les reporters ont contacté des organisations de la société civile pour entrer en contact avec des prisonniers qui avaient été remis en liberté peu après et qui avaient passé un certain temps dans cette même prison, à proximité de cette cour, à l’époque des faits. « Les rescapés nous ont mis en contact avec d’autres rescapés et, peu à peu, à partir de leurs témoignages, nous avons pu reconstituer précisément ce qui s’était passé — en ajoutant, plus tard, des détails fournis par des sources judiciaires: le rythme des exécutions s’était accéléré, les détenus ont été systématiquement maltraités », a-t-elle indiqué. Après neuf mois d’enquête, les journalistes ont mis en lumière, dans leur enquête, les procès et les exécutions sommaires de prisonniers politiques dans un grand centre pénitentiaire, qui avaient probablement cours dans d’autres prisons, et qui pourraient constituer un crime de guerre très grave. Le reportage n’identifie pas de détenus portés disparus, mais il aide les familles à comprendre le sort qui a pu leur être réservé.

Rechercher la trace des enfants volés de la “sale guerre” d’Argentine

Plus de 40 ans plus tard, les journalistes essaient toujours de comprendre ce que sont devenues les enfants enlevés pendant les années les plus sombres du régime militaire de Jorge Rafael Videla en Argentine. A cette époque, plus de 30 000 personnes, dont 500 nourrissons au bas mot, ont disparu. La Repubblica, Le Monde et  The Guardian ont mené une enquête transfrontalière pour retrouver ces enfants, dont la plupart vivraient en Europe. Les reporters Lorenzo Tondo, Elena Basso et Sam Jones ont retrouvé l’un des rescapés, désormais adulte, à Londres, avec l’aide d’anciennes sources gouvernementales et de militants locaux. « Mais le plus dur n’a pas été de le retrouver, a indiqué Lorenzo Tondo. Le plus compliqué a été de le persuader d’accepter d’être interviewé ». Comme beaucoup d’autres, il ne voulait pas qu’on le retrouve. Beaucoup avaient peur d’être accusés d’être des collaborateurs, craignaient pour leurs parents adoptifs ou, tout simplement, les aimaient. Les reporters ont expliqué le but de leur enquête : mettre l’accent sur les atrocités commises sous le régime militaire. Puis ils ont attendu. Deux mois plus tard, cet homme, qui avait disparu quand il était enfant, a accepté de raconter son histoire. Le résultat : un reportage exhaustif qui a non seulement révélé le sort des enfants disparus, mais leur a aussi permis de livrer leur version des faits. On apprenait ainsi ce qu’ils étaient devenus, mais aussi pourquoi un grand nombre d’entre eux ne voulaient pas qu’on les retrouve.

finding missing abducted children adoption Argentina

The Guardian, La Repubblica et Le Monde ont collaboré à une enquête transfrontalière pour retrouver les enfants enlevés à leurs parents – des prisonniers politiques en captivité – et confiés à des familles de militaires pour qu’elles les élèvent, comme s’ils étaient leurs propres enfants, pendant la “sale guerre” en Argentine.

Des manifestants tués, arrêtés, ou que l’on n’a plus jamais revus au Nigeria

Le journaliste nigérian ‘Fisayo Soyombo a passé 10 semaines à enquêter sur la mort ou la disparition d’une vingtaine de civils, certains non identifiés, suite à l’attaque de l’armée contre des manifestants en octobre 2020 à Lagos. Fisayo Soyombo a interviewé des rescapés et les familles de détenus, et il a été confronté à deux des plus grandes problématiques que rencontrent les journalistes qui enquêtent sur les personnes disparues : la crainte qu’ont les familles de parler aux journalistes, et la terreur qu’utilisent les auteurs de ces disparitions pour les inciter au silence. Beaucoup de familles continuent de vivre dans l’espoir que leur proche va leur être rendu, alors elles évitent de signaler sa disparition. Fisayo Soyombo a identifié les morts et les disparus et a dressé leur portrait. Auparavant, il s’était entretenu avec des témoins, avait analysé une grande quantité de vidéos et de photos sur les réseaux sociaux, et avait documenté les menaces que les familles ont subies. Son enquête comporte de nouvelles informations et fournit l’un des récits les plus détaillés de l’attaque, en donnant notamment l’identité des assaillants. L’armée continue de nier toute implication dans cet épisode douloureux.

Gros plan sur les “disparus” au Chili

Interview de Pascale Bonnefoy Miralles, par Olivier Holmey 

Pour reconstituer l’histoire des disparitions forcées sous le régime d’Augusto Pinochet, le général qui a dirigé le Chili de 1973 à 1990, Pascale Bonnefoy Miralles a pris une décision audacieuse : non seulement elle s’entretiendrait avec les familles des disparus, mais elle s’efforcerait aussi d’interviewer les responsables de ces crimes.

Pascale Bonnefoy Miralles

Pascale Bonnefoy Miralles. Image: capture d’écran, Université du Chili

La tâche a pu sembler impossible à l’époque, mais la journaliste chilienne veut encourager d’autres personnes à enquêter : « Vous ne savez jamais ce que vous allez trouver », a-t-elle déclaré à GIJN.

Beaucoup d’anciens militaires et policiers ont refusé de lui parler, mais plusieurs autres ont accordé un long entretien à Pascale Bonnefoy Miralles. L’un d’eux l’a même reçue chez lui alors qu’elle venait de frapper à sa porte sans l’avoir prévenu. La journaliste indique qu’elle ne craignait pas pour sa sécurité, les disparitions étant de “très vieux cold cases” quand elle a commencé à enquêter. « Des dizaines d’années se sont écoulées, dit-elle. Que peuvent-ils faire à ce stade ? Ils n’ont aucun pouvoir, ils ne sont plus dans l’armée. »

Ces témoignages lui ont permis de faire des découvertes capitales. Elle a identifié un policier notoirement violent que l’on appelait alors “le Prince”. Elle a été en mesure de confirmer que le journaliste américain Charles Horman avait été emmené au stade national de Santiago avant d’être assassiné peu après le coup d’état de 1973. Enfin, elle a pu déterminer comment l’armée avait disposé sommairement des corps des personnes qu’elle avait détenues et exécutées dans ce stade.

Pascale Bonnefoy Miralles, qui a écrit plusieurs ouvrages sur la campagne de disparitions forcées menée par Pinochet, ajoute qu’elle a été aussi courtoise avec ces criminels qu’elle l’est avec toutes les personnes qu’elle interviewe. Elle s’est rendu compte que si elle montrait de l’intérêt et de l’empathie, il était beaucoup plus probable que les anciens officiers parlent de ce dont ils avaient été témoins – même si, comme on aurait pu s’y attendre, ils étaient toujours peu enclins à évoquer leur propre implication. « La plupart sont prêts à tout vous dire, sauf ce qu’ils ont fait, dit-elle. Il vaut mieux ne pas les pousser dans leurs retranchements, ne pas leur dire : vous avez eu tort, vous aussi. Cela, quelqu’un d’autre pourra le dire. »

Elle a également enquêté sur plusieurs disparitions perpétrées par la junte militaire argentine. Bonnefoy Miralles est particulièrement fière d’une enquête au cours de laquelle elle a découvert l’identité d’un combattant chilien du Mouvement de la gauche révolutionnaire – Mario Espinoza Barahona – disparu en Argentine en 1976 et connu des enquêteurs et des équipes médico-légales de ce pays uniquement sous le nom de « Mauro », son pseudonyme. « J’ai retrouvé sa trace depuis qu’il a quitté clandestinement le Chili en octobre 1973 et qu’il s’est retrouvé en Argentine trois ans plus tard », explique-t-elle. « Cela a permis de mettre un nom sur une victime et, plus important encore, sa famille a pu savoir où il s’était rendu après avoir quitté le pays, ce qu’il avait fait et le sort qui lui avait été réservé. »

Traduit de l’anglais par Béatrice Murail.


Sarah El Deeb est une journaliste de longue date de l’Associated Press (AP). Elle a rejoint l’équipe d’investigation mondiale de l’AP en 2021, peu avant que la Russie ne déclenche sa guerre contre l’Ukraine, et a fait partie de War Crimes Watch Ukraine, un projet mené en collaboration avec Frontline (PBS) pour rassembler, vérifier et documenter les preuves de crimes de guerre potentiels en Ukraine. Elle a travaillé dans les territoires palestiniens et en Israël, au Darfour et au Soudan, en Égypte, en Libye et au Yémen.

Ron Haviv est directeur et cofondateur de la VII Foundation et cofondateur de la VII Photo Agency. Au cours des trois dernières décennies, M. Haviv a couvert plus de 25 conflits et travaillé dans plus de 100 pays. Son travail, qui a été récompensé à de nombreuses reprises, est exposé dans des musées et des galeries du monde entier.

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