« Polluants éternels », massacres de civils, trafic de bois africain : notre sélection des meilleures enquêtes 2023 en français
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Cette année, la collaboration a été reine. Dans cette sélection des meilleures enquêtes de l’année en français, la plupart incarnent des formes variées du journalisme collaboratif – qu’il s’agisse de collaborations entre régions ou médias différents, ou encore d’aller au-delà du journalisme en travaillant avec des scientifiques. Toutes ces réalisations démontrent la portée et l’impact accrus des enquêtes qui sont le fruit d’une collaboration.
Certains thèmes se démarquent cette année : des enquêtes sur les ressources naturelles, la pollution ou les crimes contre l’environnement ; des investigations sur des entreprises et le monde des affaires ; et des enquêtes sur des incidents récents ou plus anciens d’exploitation sexuelle d’enfants.
Du Cameroun au Canada, de Tunis à Paris, découvrez les huit enquêtes qui ont retenu l’attention de l’équipe francophone de GIJN, composée d’Alcyone Wemaëre (responsable de l’édition en français), Maxime Domegni (responsable de l’édition pour l’Afrique francophone) et Aïssatou Fofana (responsable adjointe de l’édition pour l’Afrique francophone). Merci !
Trafic de bois au Cameroun
Au Cameroun, où les journalistes risquent régulièrement d’être enlevés, torturés et/ou tués, deux courageuses journalistes d’investigation ont fait équipe pour mener une enquête de 12 mois sur l’un des sujets les plus dangereux pour les journalistes : la criminalité environnementale.
Josiane Kouagheu et Madeleine Ngeunga ont enquêté sur le trafic illégal de bois dans la partie camerounaise de la forêt tropicale du bassin du Congo, qui fait partie de la deuxième plus grande forêt tropicale du monde après l’Amazonie. Elles ont recueilli et analysé diverses données et documenté des activités criminelles qui, dans certains cas, impliquent des officiers militaires de haut rang.
Cette enquête soutenue par le Centre Pulitzer, fruit d’une collaboration entre InfoCongo, une plateforme de journalisme et de données axée sur le bassin du Congo, et le journal français Le Monde, a donné lieu à une série de sept enquêtes publiées dans les deux médias. Leurs conclusions ont également suscité une rare réaction publique de la part du gouvernement camerounais, qui a appelé à un contrôle plus rigoureux du secteur.
Le Projet « Pollution éternelle »
Le projet « Pollution éternelle » (« Forever Pollution project ») est une collaboration innovante entre journalistes et scientifiques, ces derniers jouant le rôle de pairs pour évaluer les résultats obtenus par les journalistes. Initié par Le Monde et impliquant pas moins de 18 rédactions européennes, il montre pour la première fois l’ampleur réelle de la contamination de l’Europe par les substances per- et poly-fluoroalkyles (PFAS), également connues sous le nom de « polluants éternels », des composés à la fois ultra-toxiques et persistants – dont certains mettent 1 000 ans à se dégrader.
Les membres de l’équipe ont utilisé une centaine d’ensembles de données, des dizaines de demandes d’accès à l’information et une méthodologie élaborée par des scientifiques américains pour produire une base de données et une carte des sites contaminés par des PFAS en Europe – qui, selon le projet, sont au nombre d’environ 40 000. (Pour en savoir plus sur la méthodologie méthodologie, cliquez ici). Le projet a été soutenu par Journalismfund.eu, Investigative Journalism for Europe (IJ4EU) et Arena for Journalism in Europe.
L’impact de l’enquête est encore en cours, mais des scientifiques se réfèrent déjà à la base de données pour des articles de recherche et l’équipe a été invitée à présenter ses conclusions à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et à la Commission européenne. En novembre, l’émission Investigation diffusée sur la chaîne publique belge RTBF a révélé de nouveaux sites de contamination en Belgique. Le projet a également été finaliste du prix Daphne Caruana Galizia 2023. (Plus d’informations sur la session dédiée à cette enquête lors de GIJC23).
Le Système : Des femmes parlent, au Québec
Pour cette enquête, diffusée en anglais sur le réseau de télévision CBC et en français dans l’émission Enquête de Radio-Canada, des journalistes ont recueilli pendant près d’un an les témoignages de 12 femmes qui affirment avoir reçu de l’argent et des cadeaux en échange de relations sexuelles – certaines alors qu’elles étaient encore mineures – de la part de l’un des hommes les plus riches du Québec. Ces femmes décrivent un système sophistiqué de recrutement de filles et de jeunes femmes, qui s’est déroulé de 1992 à 2006. Les journalistes ont également obtenu des documents judiciaires et se sont entretenus avec de nombreuses sources afin de corroborer les détails d’incidents remontant, pour certains, à près de trente ans. Aucune des femmes interrogées n’a accepté d’être identifiée.
En février, un groupe de juristes canadiens a intenté une action collective contre l’individu et sa société pour exploitation sexuelle présumée ; le groupe affirme que plus de 30 femmes se sont jointes à l’action collective et que d’autres continuent de se manifester. Toutefois, l’action collective doit encore être autorisée par un juge. Une action en justice distincte intentée par l’une des victimes présumées est en cours. L’individu nie toutes les allégations.
Cartographie d’une déforestation “autorisée”
En Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao, l’agriculture est reconnue comme la première source de déforestation. Mais il existe un autre acteur, généralement ignoré: l’exploitation minière. C’est l’une des découvertes d’une enquête menée en collaboration par deux journalistes, membre de la Cellule Norbert Zongo du Journalisme d’Investigation en Afrique de l’Ouest CENOZO, en Côte d’Ivoire et au Mali, son voisin du nord confronté à des problèmes similaires.
Les deux journalistes ont fait un usage innovant des données cadastrales minières nationales (la documentation officielle des informations relatives aux sites miniers, telles que la valeur et l’étendue), les ont croisées avec des données satellitaires et ont découvert comment les permis d’exploitation minière sont néanmoins délivrés pour les zones protégées et comment les opérations minières empiètent sur celles-ci. Le duo s’est ensuite tourné vers la plateforme Global Forest Watch pour évaluer l’impact de ces activités humaines sur les zones forestières au fil des ans.
En février 2023, un journaliste du journal français Libération reçoit un enregistrement vidéo montrant un groupe d’hommes, certains en treillis militaire, autour de ce qui semble être les corps de sept enfants et adolescents. La manière dont ils ont été tués n’est pas claire, mais une partie de la vidéo montre un homme frappant l’un d’entre eux à la tête avec une lourde pierre.
Libération a passé un mois à enquêter sur ces images. Grâce à des méthodes de source ouverte, ils ont pu retrouver la date, l’heure, les personnes et le lieu – un camp militaire au nord-ouest de Ouahigouya, dans le nord du Burkina Faso, près de la frontière avec le Mali, une région où les forces de défense combattent des groupes terroristes djihadistes. Outre les détails visibles tels que les véhicules et les insignes de l’armée, les chercheurs ont pu faire correspondre des éléments de construction, même brièvement aperçus dans la vidéo, avec des images satellite du camp militaire. L’application SunCalc, qui reproduit la course du soleil – et donc les ombres – en fonction de la période de l’année, de l’heure de la journée et de la situation géographique, a également permis de faire correspondre le camp avec l’image.
Les forces de défense du Burkina Faso sont appuyées par des dizaines de milliers de combattants volontaires, qui ont été accusés de procéder à des rafles de personnes soupçonnées d’avoir des liens avec l’extrémisme et de commettre des exécutions extrajudiciaires de civils. Les Peuls, une minorité ethnique fortement déplacée par les combats – et dans laquelle les djihadistes recrutent – sont de plus en plus pris pour cible. Selon Libération, le gouvernement et le président burkinabé n’ont pas souhaité faire de commentaires ou répondre aux questions. D’autres articles ultérieurement publiés par des médias sur l’incident, tels que cet article de l’AP publié la semaine suivante, notent que l’armée du Burkina Faso a nié toute responsabilité.
Abu Dhabi Secrets
Cette collaboration multipartite à l’échelle européenne a débuté par le piratage et la fuite de millions de documents d’une société de renseignement privée basée à Genève. Selon l’enquête, entre 2017 et 2021, des personnes liées aux Émirats arabes unis ont versé à la société des millions d’euros pour mener des enquêtes, des opérations de déstabilisation ou salir la réputation d’ennemis imaginaires des Émirats arabes unis – en particulier, ceux qui avaient des liens commerciaux ou autres avec le Qatar.
Le site d’information français Mediapart a obtenu une partie des données divulguées et les a partagées avec le réseau European Investigative Collaborations (EIC). Des journalistes de Mediapart, ainsi que 13 membres de l’EIC, dont le média en ligne suisse Heidi News et le média public Radio Télévision Suisse, ont vérifié et analysé des milliers de fichiers, qui contenaient des informations sur des clients, des opposants supposés et des paiements effectués à des journalistes. Les résultats ont été publiés dans de nombreux articles parus dans divers médias européens. (Un article antérieur du New Yorker, faisant également référence aux fichiers piratés, a exploré un cas particulier dans lequel l’agence a ruiné les affaires et la réputation d’un négociant en matières premières américain).
Cette affaire soulève des questions cruciales sur les nouveaux dangers que représentent les agents de renseignement privés qui travaillent pour le compte d’États étrangers ou de dirigeants autoritaires, sans aucune réglementation ni obligation de rendre des comptes. L’ambassade des Émirats arabes unis à Paris et le fondateur de la société de renseignement n’ont pas répondu à la demande de commentaire de Mediapart.
Enquête sur le business lucratif des visas
Le média d’investigation tunisien – et membre du GIJN – Inkyfada a mené des recherches sur une société multinationale qui fournit des services de visa et des services consulaires au nom des gouvernements européens, en gérant l’administration des demandes de visa dans plus de 100 centres à travers le monde. Des millions de visas Schengen sont traités par des entreprises privées comme celle-ci, qui ont proliféré au cours des 15 dernières années, les consulats ayant de plus en plus recours à l’externalisation de ces services.
Cette enquête sur la structure de l’entreprise, dont la société mère a son siège social et est cotée en France, est basée sur l’analyse des états financiers, des rapports annuels, des procès-verbaux de réunions et d’autres documents administratifs afin d’alléguer des méthodes de transfert de bénéfices et d’optimisation fiscale. Données, documents, organigrammes et graphiques à l’appui, Inkyfada explique comment, en transférant des revenus par le biais de diverses filiales et intermédiaires enregistrés au Luxembourg, la société mère peut finir par payer moins de 1 % d’impôt sur des millions d’euros de bénéfices.
Inkyfada a contacté plusieurs consulats européens qui emploient les services du centre de la société basé en Tunisie pour obtenir des commentaires sur les pratiques de la société mère. Ils ont refusé de commenter ou ont déclaré que leur relation se limitait à l’entité tunisienne.
L’exploitation sexuelle en ligne
La diffusion en direct d’actes sexuels sur des mineurs, commandés et regardés en ligne par des Européens à des dizaines de milliers de kilomètres, est un phénomène croissant qui a proliféré pendant la pandémie de COVID-19, note Le Monde. Selon un rapport de la Mission internationale de justice (IJM), les incidents d’exploitation sexuelle d’enfants en ligne (OSEC) sont huit fois plus fréquents aux Philippines que dans d’autres pays où ces activités ont été signalées, tels que le Brésil, le Mexique et l’Inde. Le rapport de l’IJM indique également que dans 41 % des cas, les viols sont commis par les parents biologiques, et dans 42 % par des parents proches – qui y voient une source de revenus. Mais les journalistes du Monde soulignent que cette pratique est le résultat d’une demande – les Européens payant pour la diffusion de certains contenus en ligne.
Les journalistes font état des efforts déployés par la communauté internationale pour faire respecter la loi, y compris le procès pénal de plusieurs individus en Europe. Mais aussi sur le terrain, aux Philippines, où les journalistes ont passé du temps avec des sources qui protègent et accueillent les enfants rescapés de ces situations – et ont documenté leurs expériences lorsque c’était possible. Les récits de ces enfants sont cruciaux pour les forces de l’ordre européennes, américaines et philippines qui tentent d’élaborer des procédures juridiques pour lutter contre l’exploitation sexuelle d’enfants en ligne – un défi immense car les flux en direct ne sont généralement pas enregistrés, ce qui signifie qu’il est difficile de trouver des preuves.
L’enquête, réalisée en partenariat avec Le Monde, qui a publié une série de trois articles, et la chaîne européenne de service public Arte, qui a produit un documentaire télévisé, a été sélectionnée pour les DIG Awards et le prix Albert Londres, distinction française la plus prestigieuse dans le journalisme.
Alcyone Wemaëre est la responsable francophone de GIJN et une journaliste française, basée à Lyon depuis 2019. Elle est une ancienne journaliste de France24 et Europe1, à Paris. Elle est professeure associée à Sciences Po Lyon, où elle est coresponsable du master de journalisme, spécialité data et investigation, créé avec le CFJ.
Maxime Koami Domegni est le responsable Afrique francophone de de GIJN et un journaliste d’investigation primé. Il a travaillé comme rédacteur en chef du journal togolais L’Alternative et pour la BBC Africa en tant que journaliste producteur et planificateur de magazines pour l’Afrique francophone. Il a aussi collaboré avec la RNW Media pour la version française de son site « This Is Africa ».
Aïssatou Fofana est l’assistante éditoriale du programme de GIJN pour l’Afrique francophone. Basée à Abidjan, en Côte d’Ivoire, elle est également blogueuse et journaliste indépendante avec une solide expérience en journalisme environnemental. En tant qu’entrepreneuse dans le domaine des médias, elle a récemment cofondé un média en ligne, L’écologiste, afin d’amplifier l’information environnementale.