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Journalistes d’investigation : comment faire pour que votre chef vous apprécie quand même

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Note de l’éditeur : les journalistes d’investigation ont la réputation d’être des fauteurs de troubles – aussi bien à l’extérieur, qu’au sein de leur rédaction. Parfois, cela peut nuire à leur travail. Dans son livre « Investigative Journalism : A Survival Guide », David Leigh, professeur de journalisme à la City University de Londres et ancien rédacteur en chef des enquêtes à The Guardian, consacre un chapitre entier aux relations des journalistes d’investigation avec leurs patrons. Il y partage des études de cas de tensions sur ses anciens lieux de travail (The Times of London, The Observer) et dans d’autres rédactions (Fox, CBS), et prodigue ensuite des conseils avisés aux journalistes d’investigation qui souhaitent non seulement s’entendre avec leurs patrons, mais aussi réussir à faire publier leurs enquêtes. Le texte ci-dessous est un extrait du guide de David Leigh, paru le 30 septembre 2019 aux éditions Palgrave MacMillan.

Cet article peut sembler présenter les patrons de presse uniquement comme des ennemis. J’ai en effet connu des journalistes jetant tous les jours un regard noir à leurs rédacteurs en chef et passant leur temps à comploter contre eux. Mais cela n’améliore pas leur travail. J’ai aussi moi-même eu des patrons qui étaient remarquables, inspirants, solidaires et dévoués. Je leur suis extrêmement reconnaissant, car sans leur aide, il y a de nombreuses choses que je n’aurais pas pu découvrir et encore moins les faire publier.

Voici donc un premier point important à souligner : bien qu’il vous limite et vous frustre, c’est une bonne idée d’essayer de regarder le monde à travers les yeux de votre chef. En effet, un environnement médiatique dépourvu de probité morale empêche souvent injustement les journalistes d’enquêter. Cependant, les journalistes d’investigation posent également de véritables problèmes à leurs employeurs. Pour être franc, les journalistes d’investigation peuvent être vraiment agaçants.

Leur travail peut être coûteux. Détacher un journaliste à plein temps, ou encore une équipe entière de journalistes, de leurs tâches quotidiennes afin de mener une longue enquête, coûte beaucoup d’argent. Cette somme doit être prélevée dans le budget de l’un de vos responsables. Voitures, billets d’avion, hôtels, embauches d’experts ou de journalistes étrangers, recrutés en tant que guides et traducteurs – les dépenses à rembourser peuvent s’accumuler à une vitesse astronomique. Ce qui peut sembler un budget raisonnable pour un documentaire télévisé d’une heure, peut être incroyablement cher pour la Gazette d’Auchtermuchty (un petit village écossais NDLR)

Incertitude, gestion des délais et risques légaux

Au delà des préoccupations budgétaires, l’incertitude vis à vis des découvertes des journalistes d’investigation est une préoccupation majeure. Les rédacteurs en chef ont des créneaux quotidiens ou hebdomadaires à remplir. Les journaux ont plus de flexibilité que la télévision et les magazines et les sites web ont moins de problèmes de délais. Néanmoins, le type de journalisme que la majorité des responsables préfère est celui qui se rapproche d’un produit d’usine d’une taille standard prévisible et qui deviendra disponible à intervalles réguliers.

Le journalisme d’investigation n’est pas comme cela. Ses résultats ne peuvent être garantis. Parfois, il échouera tout simplement. Souvent, la fourchette de temps est imprévisible et parfois, la durée d’une enquête est considérable. Pour un rédacteur en chef, tout cela est un cauchemar. Pour pallier ce problème, certains chefs commandent des enquêtes de manière excessive afin d’avoir un approvisionnement régulier de reportages d’investigation. Mais cela peut finir par causer plus de confusions et de malaises.

Une enquête, même si elle aboutit finalement, peut être un produit éditorial très peu attrayant. De nombreux rédacteurs en chef aiment les articles simples, croustillants et faciles à comprendre, qu’un spectateur ou un lecteur ordinaire peut rapidement comprendre. Mais pour ne pas prendre de risque sur le plan légal, le vocabulaire utilisé dans une enquête peut être vague, prudent ou excessivement silencieux. Il est donc essentiel d’être méticuleux et tous les faits peuvent ne pas être connus dès la première publication. Cela peut donner à une enquête un ton pédant et même déroutant. Les dénonciations d’actes criminels, de fraude ou d’autres actes répréhensibles peuvent impliquer une difficile vérification des reportages, des fausses transactions, dans un contexte où les personnes sur lesquels vous enquêter tentent de vous dissimuler ces informations. Des détails bruts relatifs à des incohérences dans les comptes peuvent être exigés. Le résultat peut être, pour être honnête, très fastidieux.

L’état d’esprit « détective » peut également produire une approche toute aussi ennuyeuse et parfois obsessionnelle chez les journalistes qui écrivent des articles ou des émissions d’enquête.  Après une trop longue période à essayer de pénétrer les secrets d’autrui, le journaliste peut parfois perdre toute perspective. Je me souviens avoir explosé une fois de rage contre un pauvre rédacteur en chef à Londres parce qu’il n’avait pas perçu la signification d’une obscure découverte que j’avais faite concernant une affaire de corruption en Roumanie. J’avais raison – les faits révélés sont significatifs. Mais il avait raison aussi – ces faits étaient terriblement ennuyeux, et il ne voulait pas les mettre sur sa liste de reportages.

À cela s’ajoutent les problèmes de personnalité que les journalistes d’investigation développent parfois. Ils sont confrontés au quotidien au monde extérieur qui regorge de personnes puissantes leur racontant des mensonges ou proférant des menaces. Pour réussir, ils doivent devenir des durs à cuire. Ils doivent développer une confiance en eux et une volonté d’aller au front. Malheureusement, ces attitudes nécessaires peuvent également se transformer en relations internes belliqueuses avec des collègues et des patrons. Le mot gentil pour qualifier ces comportements est « grincheux ». Les mots les moins gentils ne peuvent être utilisés dans cet article.

Et enfin, lorsque l’enquête si longue et en apparence terne est enfin parvenue à un patron , évidemment bien au-delà du délai, elle peut néanmoins s’avérer explosive et dangereuse. Si l’enquête est bonne, cela attirera la colère de ces personnes puissantes y compris leur armada d’avocats fidèles et grassement payés. Au mieux, il y aura des plaintes qui prendront des heures de temps à traiter à la direction. Au pire, il y aura des poursuites judiciaires effroyablement coûteuses, une pression hostile de la part de connexions puissantes au sommet du média et la perspective du licenciement d’un rédacteur en chef, si tout va mal. L’ancien état d’esprit de la BBC sur les scandales internes est éloquent : « Les administrateurs généraux seront démis de leurs fonctions ou forcés de démissionner ».

Les journalistes d’investigation peuvent être :

  • Coûteux
  • Irréguliers
  • Obsessionnels
  • Grincheux
  • Incertains
  • Ennuyeux
  • Dangereux

Ne pas publier votre enquête est néanmoins l’un des aspects les plus frustrants et exaspérants de la vie du journaliste d’investigation. Alors, y a-t-il un moyen d’avoir le coeur net sur ce qui se passe avec vos patrons ? Est-ce que la « censure » de votre œuvre est de leur faute ou la vôtre ? Les journalistes ont besoin de conseils avisés, pas de paranoïa, lorsque les organes de presse hésitent à publier leurs articles. Voici donc une très courte liste de contrôle de ce qu’il faut faire pour minimiser les aspects problématiques de votre enquête qui pourraient être de votre fait.

Tout d’abord, essayez de soumettre un projet fiable. Cela sous-entend de ne pas proposer des dates de rendu irréalistes. Cela signifie également ne pas promettre plus que ce que vous pouvez offrir. Cela signifie que vous devez être honnête. Il n’est pas si rare, en particulier dans le monde de la télévision, que des journalistes d’investigation reçoivent des commandes et des fonds pour réaliser une enquête avant de découvrir que leur hypothèse initiale était trop optimiste et qu’il n’y a à vrai dire pas matière à produire une enquête. Si vous avez déjà dépensé l’argent, il peut y avoir une incitation dangereuse à l’exagération ou même à la falsification. C’est ainsi que le journalisme d’investigation perd de sa crédibilité et devient impopulaire.

Deuxièmement, ne vous embourbez pas. Une degré de ténacité, voire d’obsession, est utile. Mais passer chaque heure depuis votre réveil à courir après une seule enquête peut vous mettre des œillères après un certain temps.Vous risquez d’en venir à croire que chaque développement mineur dans votre enquête est intéressant. Souvent, ce n’est pas le cas. Faites une longue marche pour vous détendre. Trouvez quelque chose d’autre sur lequel écrire pendant un moment.

Enfin, n’oubliez pas que vous êtes dans le secteur de l’information. Une enquête approfondie sur l’un des nombreux scandales qui affligent le monde est plus susceptible de trouver preneur si elle est connectée à l’actualité. Des preuves d’inconduite sexuelle par Donald Trump par exemple ne sont pas vraiment très intéressantes quand il n’est qu’un ambigu promoteur immobilier à New York. C’est plus intriguant quand il devient le présentateur vedette de « The Apprentice ». L’enquête devient passionnante lorsque Donald Trump devient président des États-Unis. Et cela devient une actualité brulante, si la semaine précédente, il a fermement nié de telles allégations, et que la controverse fait rage.

Enfin, si le président a déjà démissionné en raison de preuves similaires publiées la semaine dernière par d’autres médias, alors votre enquête a perdu de l’intérêt dans ce jeu du serpent et des échelles. Elle perd sa place en une du journal et glisse à nouveau vers le bas, tel un serpent. De même, si un astéroïde géant vient de s’écraser sur la Maison Blanche, anéantissant tout à l’intérieur, vous pourrez aussi bien oublier votre enquête sur le scandale sexuel. Personne n’en voudra.

En tant que journaliste, il ne sert à rien de s’indigner d’être obligé d’être un pion dans ce jeu irrationnel. Le bon sens est d’accepter que l’agenda et l’environnement médiatique sont des facteurs importants, et vous devrez traiter avec vos patrons en le prenant en compte. Faire des révélations n’est que la moitié de votre tâche. L’autre moitié est de les faire publier.

Comment collaborer avec vos chefs :

  • Soyez digne de confiance.
  • Ne vous embourbez pas
  • Essayez de trouver des angles d’actualité à votre sujet.

David Leigh est professeur de journalisme à la City, University of London. Il a été chef du département d’enquêtes au quotidien britannique The Guardian pendant 15 ans. Précédemment journaliste à The Times, The Observer et The Scotsman, il fut le premier lauréat du prix Laurence Stern au Washington Post. Il a également été producteur de télévision à This Week et World in Action. Il a remporté de nombreux prix de journalisme et a publié  plusieurs ouvrages, dont Wikileaks : Inside Julian Assange’s War on Secrecy (2011).

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