Nedžiba Salihović, de Srebrenica, en Yougoslavie, crie après un soldat des Nations Unies dans un camp de réfugiés à Tuzla, en Bosnie, 1995. Plus de 7 000 hommes ont été exécutés lorsque le refuge de l'ONU à Srebrenica a été envahi par les forces serbes, et des milliers de corps ont été retrouvés dans des fosses communes autour de Srebrenica. Image : Avec l’aimable autorisation de Ron Haviv, VII
Guide pour enquêter sur les crimes de guerre : comment retrouver les criminels de guerre
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Les journalistes ont un rôle à jouer en révélant l’identité et la responsabilité de criminels de guerre, augmentant ainsi les chances de les voir un jour traduits en justice. Mais encore faut-il savoir comment s’y prendre pour retrouver leur trace et établir leur rôle. Vous trouverez, dans cet article, les conseils de deux journalistes expérimentés et primés pour leur travail.
Tenir des personnes pour pénalement responsables des actes qu’elles ont commis dans le cadre d’un conflit armé est un phénomène relativement récent, le concept de crime de guerre n’ayant été codifié qu’à la fin des XIXe et XXe siècles. Selon la célèbre phrase du jugement de Nuremberg : « Ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent des crimes, et c’est seulement en sanctionnant les personnes qui commettent de tels crimes que les dispositions du droit international peuvent être appliquées ». Néanmoins, traduire des criminels de guerre en justice relève toujours de la gageure, peu d’entre eux étant condamnés et, le cas échéant, uniquement une fois que le conflit est terminé. Depuis la Seconde guerre mondiale, des centaines de procès pour crimes de guerre se sont tenus devant des tribunaux internationaux et nationaux, mais peu de condamnations ont été prononcées, notamment d’un nombre très restreint de dirigeants très haut placés. Les journalistes ont un rôle important à jouer en révélant l’identité et la responsabilité de criminels de guerre, augmentant ainsi les chances de les voir un jour traduits en justice.
Au XXe siècle, les journalistes ont commencé à couvrir les grands procès pour crimes de guerre, comme les procès de Nuremberg, au lendemain de l’Holocauste perpétré par les nazis. Depuis, des journalistes ont mené des enquêtes pour identifier des responsables de crimes de guerre. On citera parmi ces journalistes Seymour Hersh pour le massacre de My Lai, pendant la guerre du Vietnam ; David Rohde et Ed Vulliamy, pendant la guerre de Bosnie ; Théo Englebert, sur un suspect du génocide au Rwanda ; Allan Nairn, au Timor oriental et au Guatemala ; et Priyamvatha Panchapagesan, au Sri Lanka. Enquêter sur des criminels de guerre implique souvent de faire des investigations sur le long terme.
La quantité de données disponibles étant toujours plus importante, les enquêtes journalistiques au XXe siècle sont devenues de plus en plus collaboratives, et impliquent parfois plusieurs organismes de presse et autres documentalistes. L’évolution de la technologie a aussi conduit à une augmentation de enquêtes techniques ou fondées sur des sources en libre accès qui utilisent des images satellite pour localiser des unités militaires. La manière dont ce travail est présenté fait aussi appel à de nombreux vecteurs d’information différents, notamment les infographies interactives, les textes, les photos ou les vidéos. Réaliser des enquêtes sur les criminels de guerre reste un exercice très délicat, en constante évolution, mais certains conseils et autres outils peuvent vous aider.
Conseils et outils
Y a-t-il une enquête potentielle ?
Par nature, les crimes de guerre sont des transgressions graves et, de ce fait, ils sont souvent commis en secret ou aussi discrètement que possible. En règle générale, de nombreux relais d’information peuvent vous permettre de vous faire une idée et de décider s’il y a matière à enquêter.
- Réseaux sociaux
Les réseaux sociaux représentent un moyen très utile pour identifier des pistes à partir de contenus postés en ligne aussi bien par des civils et des victimes que par des auteurs de crimes, ou encore des documents officiels qui ont fait l’objet d’une fuite. Des sources peuvent aussi être identifiées et entretenues sur les réseaux sociaux.
- Sources
Vous devez vous constituer un solide réseau de sources, qui puisse être alimenté tout au long de votre carrière. Une journaliste indépendante qui couvre la Birmanie, Emily Fishbein, met à jour quotidiennement sa base de données personnelle.
- Organisations de la société civile
Les organisations de la société civile, qui sont animées par la population locale, connaissent bien le terrain. Elles sont aussi très utiles pour identifier des sources, pour aider les journalistes à trouver des victimes, des témoins, et parfois même à retracer le parcours personnel des auteurs d’atrocités.
- Informations de dernière minute
Les informations que diffusent, entre autres, les organes de propagande des gouvernements et les médias en langue locale, peuvent vous fournir des indices importants, par exemple de nouvelles offensives majeures ou des mouvements de troupes, ou encore des accusations non vérifiées d’atrocités. Chaque semaine, passez en revue les informations de dernière minute et identifiez celles qui méritent qu’on leur consacre du temps et une enquête.
Recherches préalables et propositions d’articles
S’il y a, potentiellement, une enquête à faire sur l’auteur d’une atrocité ou sur cette atrocité, les journalistes doivent se demander si l’investigation est faisable, vérifiable, utile et opportune, et s’il s’agit d’un travail original.
- Faisable
Est-il possible de contacter les victimes, les témoins et les auteurs, soit en personne, soit en ligne ? Ces sources vous suffiront-elles ?
- Vérifiable
Les reporters doivent pouvoir consulter de nombreuses sources indépendantes les unes des autres. Les types d’information doivent également être aussi variés que possible. Comme beaucoup de journalistes d’investigation, le juriste Reed Brody estime que les documents sont des sources précieuses. Il en a utilisé avec succès, par exemple, pour son enquête sur le dictateur tchadien, Hissène Habré.
- Utile
L’enquête implique-t-elle des enjeux d’intérêt public ? Permettra-t-elle de mieux comprendre le fonctionnement et le mode opératoire d’une organisation armée, ou sera-t-il possible d’identifier les auteurs des crimes ? De manière plus pragmatique, est-ce qu’un rédacteur en chef sera susceptible de manifester un intérêt pour le sujet ?
- Opportun
Il est important de publier vos informations en temps opportun et d’être le premier à le faire. Mais il l’est tout autant de veiller à ne pas les donner trop tôt, avant que les faits soient suffisamment vérifiés pour que l’enquête soit exhaustive.
- Original
Dans le même ordre d’idées, assurez-vous que l’enquête sur laquelle vous travaillez n’a pas déjà été fait par quelqu’un d’autre. Cependant, il peut y avoir un angle important, sur un incident ou une atrocité, qui n’a pas encore été couvert ou examiné suffisamment. Par exemple, l’année qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, le Washington Post, Reuters et le New York Times ont tous publié des enquêtes originales et importantes sur l’utilisation du viol comme arme par les soldats russes, au fur et à mesure que de nouveaux éléments de preuve apparaissaient.
Recueil des informations/Vérification
A chaque stade de votre enquête, vous devrez être assez lucide pour admettre, le cas échéant, que le sujet sur lequel vous travaillez ne tient pas la route ou qu’il repose sur de fausses suppositions ou encore sur une simple rumeur. Dans ce cas, il vous faut renoncer à suivre cette piste, ou la mettre de côté provisoirement. Par exemple, en 2018, avec une consoeur, nous nous sommes intéressées à la question des milices qui avaient l’appui des forces armées dans l’État de Rakhine, en Birmanie, mais nous n’avons pas bien compris ce qui se passait. Toutefois, quatre ans plus tard, la situation avait évolué, et nous avons utilisé le travail que nous avions déjà effectué, pour réaliser une enquête sur la création de milices dirigées par des moines. Notre enquête a établi un lien entre ces groupes armés et la mise à sac de 100 villages – qui ont aussi été incendiés – et d’autres attaques meurtrières contre des civils, attaques qualifiées par l’ONU de crimes de guerre probables.
Il est essentiel de faire preuve de patience et d’avoir une vision globale de la situation. Même si vous disposez d’informations importantes, il est impératif d’attendre qu’elles soient assez solides pour les diffuser. Vous n’avez pas droit à l’erreur. Des journalistes qui se sont donnés à plein pour enquêter sur une activité potentiellement criminelle peuvent avoir hâte de publier. Soyez méthodique, minutieux et exhaustif dans vos recherches.
D’un autre côté, n’attendez pas trop longtemps pour révéler vos informations. Les criminels de guerre occupent souvent des postes à responsabilité. Plus les journalistes laissent passer du temps, notamment pour faire des recherches sur le terrain, plus ils risquent de compromettre leur sécurité et celle de leurs sources. En outre, certains délais qui auraient pu être évités donnent aussi l’occasion aux auteurs de crimes de brouiller les pistes, par exemple en arrêtant ou en supprimant les personnes clés qui les ont mis en cause : des témoins, d’autres sources, ou encore des journalistes. Agir au moment opportun et bien mesurer les risques est crucial.
Trouver des sources
Les journalistes doivent pouvoir consulter de nombreuses sources indépendantes les unes des autres. Il peut s’agir de récits de première main de victimes, de témoins et, dans l’idéal, d’auteurs d’atrocités. Vous pouvez aussi utiliser les témoignages d’anciens responsables, proches du pouvoir, car ils sont souvent une source importante d’information, surtout pour procéder à des vérifications. Par exemple, dans cet article, un officier des forces armées qui a fait défection a contribué à confirmer l’identité des unités impliquées dans un massacre dans la région de Sagaing, en Birmanie.
On peut obtenir les récits de seconde main auprès de sources comme les personnels médicaux, les acteurs locaux de la vie civile, les spécialistes des droits humains ou d’autres personnes occupant des postes à responsabilité qui ont eu des contacts avec les victimes. Des dizaines de sources peuvent ainsi être concernées. Il est important de corroborer les récits autant que possible. En effet, même si l’on part du principe que les gens disent la vérité, des études psychologiques montrent que la fiabilité des témoins et des victimes est souvent surestimée lors d’une enquête et dans le cadre des poursuites relatives à ces crimes. Les preuves que peuvent constituer les documents, des ordres militaires par exemple, sont susceptibles de jouer un rôle crucial, en donnant du poids à un témoignage donné. Pour en savoir plus, reportez-vous au chapitre sur l’identification des sources et sur les techniques d’interview de ce guide.
Organisations locales
Les organisations locales, comme certaines organisations de la société civile, peuvent aider à identifier les victimes, les témoins et le parcours personnel des auteurs d’atrocités. Elles peuvent aussi fournir une assistance en matière de logistique. Souvent, il n’est possible de se rendre dans certaines zones difficiles d’accès et de réussir à passer des barrages potentiellement dangereux qu’avec l’aide de guides et d’experts locaux. Cela a été le cas pour cette enquête sur les recrutements forcés organisés par des organisations armées, qui ont eu lieu en plein conflit, alors que l’accès à Internet était verrouillé dans l’Etat de Rakhine, en Birmanie.
Propagande
La propagande peut être très utile pour reconstituer certaines parties d’un événement. De toute évidence, il est peu probable que la propagande gouvernementale fasse état d’un crime de guerre. En revanche, les autorités sont susceptibles d’exercer des pressions pour que soient diffusées des informations sur des soldats qui font des dons à la communauté, par exemple. Mais une telle propagande est involontairement révélatrice. Par exemple, ce type d’information peut contenir des détails essentiels qui permettent de savoir quelle unité est basée dans quelle ville, ainsi que les noms et les grades des chefs militaires concernés, avec leurs photos. Il est important que vous examiniez ce genre de document d’un oeil critique et que vous ne tombiez pas dans le piège en intégrant, par inadvertance, des éléments de propagande dans vos enquêtes.
Technologie et identification des sources en libre accès
Les témoignages de première main peuvent être complétés par certaines données comme des images satellite, des documents gouvernementaux ou des rapports indépendants. Le texte peut aussi être accompagné d’infographies, de photos et de vidéos.
Les enquêteurs et les rédactions ont aussi utilisé des outils en libre accès, comme la reconnaissance faciale, pour retrouver des criminels de guerre ou pour vérifier leur identité. Les photos publiées peuvent permettre de géo-localiser des personnes ou des groupes de personnes. Certains algorithmes peuvent de même être mis à profit pour analyser des quantités phénoménales de données. Et l’on peut aussi tirer des leçons de certains événements, comme l’ont fait des journalistes syriens qui ont enquêté sur les crimes de guerre commis par des Russes dans leur pays. Cependant, il est nécessaire d’évaluer avec soin les risques que présentent certaines de ces tactiques. Par exemple, écouter de manière illicite les communications des forces de police ou des forces armées pourrait être considéré comme un crime dans certains pays ou dans des zones de guerre particulières.
Collaboration
Certains aspects de ce travail peuvent devenir très spécialisés, et les enquêtes approfondies sur des crimes de guerre doivent parfois reposer en grande partie sur la collaboration. Ces partenaires peuvent être des membres d’ONG spécialisées, d’équipes de juristes ou d’autres groupes d’enquêteurs qui cherchent à savoir si des crimes de guerre ou des violations des droits humains ont été commises dans des endroits bien précis. Pour en savoir plus, reportez-vous au guide de GIJN sur la collaboration en journalisme.
Protéger ses sources et ses collègues
Il est essentiel que les sources et les victimes soient protégées, qu’elles aient donné leur consentement éclairé sur l’utilisation de leurs informations, et qu’elles soient interviewées avec tact. Très souvent, les victimes continuent à habiter dans des zones où des auteurs d’atrocités peuvent encore les atteindre. Par ailleurs, les victimes ne comprennent pas forcément les règles du journalisme et ne savent pas toujours à qui elles ont affaire. Vous devez leur expliquer clairement qui vous êtes, pour quel organe de presse vous travaillez, dans quel but vous recueillez ces données, comment vous les utiliserez et comment vous les présenterez dans votre enquête. Vous devez évoquer de manière explicite les risques que prennent ces victimes en vous parlant. Vous devrez peut-être aussi leur expliquer en quoi consistent les meilleures pratiques en terme de sécurité numérique.
Par exemple, si une source vous envoie la photo d’une atrocité, cette source devra peut-être effacer cette photo et certains échanges, après s’être entretenue avec vous. Ce qui est « on the record » et « off the record » ne doit pas s’appliquer aux victimes et aux sources vulnérables, contrairement à ce qui est la norme quand les journalistes interviewent les autorités ou les dissidents politiques influents. Même quand une source vous donne son accord pour faire une interview « on the record », elle doit avoir le droit de ne plus vouloir que son nom soit mentionné, ou de vous demander de faire une mise à jour à tout moment. Si une source a donné son autorisation pour être citée nommément, les reporters et les rédacteurs en chef doivent décider s’il est raisonnable ou non de le faire, en fonction de la situation sécuritaire et du vécu même de la personne.
Études de cas
Massacre en Birmanie
«Massacre en Birmanie » (« Massacre in Myanmar ») est une des enquêtes de la série réalisée par Reuters intitulée Myanmar Burning (« La Birmanie en feu ») qui a remporté un prix Pulitzer et qui portait sur le génocide des Rohingya, analysé sous de nombreux angles. Dans cette enquête, les journalistes ont couvert le massacre de civils rohingya, alors que les forces armées du pays niaient et tentaient de dissimuler leurs actions dans la région. Cette investigation est exceptionnelle car elle contient les témoignages des auteurs de certaines atrocités, photos à l’appui, et parce qu’elle a conduit à l’emprisonnement de plusieurs soldats par les forces armées, une première. Or il est rare qu’un régime militaire reconnaisse ses torts. L’enquête a été réalisée par le bureau de Reuters en Birmanie. Suite à sa publication, deux membres de l’équipe, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, ont été emprisonnés pendant 18 mois.
Sur la piste d’un ancien nazi
Dans cette enquête originale, diffusée par la chaîne de télévision publique australienne ABC dans une émission d’information, des journalistes ont retrouvé la trace d’Erich Priepke, un criminel de guerre nazi notoire, et l’ont interviewé. Il vivait en Argentine, plus de 50 ans après la Seconde guerre mondiale. L’enquête a fait beaucoup de bruit et, par la suite, l’Argentine a extradé Erich Priepke vers l’Italie, où il a été condamné à la réclusion à perpétuité. Pour prouver que cet homme était bien un criminel de guerre, l’enquête d’ABC reposait, entre autres, sur les archives de nombreuses instances juridiques.
Comment arrêter un dictateur
Cet ouvrage du juriste spécialiste des droits humains, Reed Brody, To Catch a Dictator: The Pursuit and Trial of Hissène Habré (« Comment arrêter un dictateur : sur la piste d’Hissène Habré et son procès »), retrace les 18 années qu’il a passées à faire en sorte que l’ancien dictateur du Tchad rende des comptes pour des crimes de guerre. Il donne des détails sur son travail de longue haleine qui a consisté à recueillir des preuves auprès de victimes, d’enquêteurs et d’experts juridiques, malgré les nombreux obstacles et les menaces de mort. Son travail a contribué au verdict rendu par les Chambres africaines extraordinaires, qui ont jugé Hissène Habré coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de torture, et l’ont condamné à la réclusion à perpétuité.
Thu Thu Aung est une journaliste birmane, lauréate du prix Pulitzer, qui travaille pour Reuters. Elle est actuellement attachée au Reuters Institute for the Study of Journalism (2023) à l’Université d’Oxford. Depuis le début de sa carrière, elle a couvert des conflits ethniques armés, le trafic de drogue, les violations des droits humains et le génocide des Rohingya.
Ron Haviv est directeur et cofondateur de la VII Foundation, et cofondateur de l’agence de photos VII. Au cours des trois dernières décennies, il a couvert plus de 25 conflits et travaillé dans plus de 100 pays. Son travail, qui a remporté de nombreux prix, est exposé dans des musées et des galeries du monde entier.
Article traduit de l’anglais par Béatrice Murail.