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Violences sexuelles : les journalistes françaises qui font bouger les lignes

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Depuis bientôt dix ans, le site d’investigation Mediapart met régulièrement les violences sexuelles à la une en multipliant les enquêtes sur ce sujet. GIJN a rencontré les journalistes Lénaïg Bredoux et Marine Turchi, auteures d’enquêtes aux fortes répercussions sur ce sujet. Elles nous ont livré leur vision de leur travail et raconté comment elles travaillaient.

En France, la question du consentement sexuel est bien loin d’aller de soi dans l’espace médiatique. Lors de l’affaire Dominique Strauss Kahn en 2011, un célèbre journaliste français avait ainsi fait référence aux accusations de viols sur sa femme de ménage Nafissatou Diallo comme un “un troussage de domestique”. En janvier 2018, en plein mouvement #MeToo, c’est Catherine Deneuve, monument du cinéma français, qui a signé dans le journal Le Monde une tribune à contre-courant, condamnant le mouvement et défendant la “liberté d’importuner” des hommes ainsi que le droit des femmes de “ne pas être traumatisées à vie par un frotteur dans le métro”. Plus récemment, le jury des Césars, le plus prestigieux prix du cinéma français, a choisi de récompenser le réalisateur Roman Polanski, condamné pour viol sur mineur en 1977 et accusé de viol depuis par cinq femmes différentes. Les médias français se font souvent l’écho des saillies de figures publiques dénonçant le mouvement #MeToo, véhiculant la crainte de “ne plus pouvoir rien dire” et relativisant des faits de violences sexuelles.

Il faut enquêter sur tous les milieux et tous les secteurs. Les violences sexuelles sont des faits sociaux et non des faits divers. Ce n’est pas seulement une histoire de people ou d’actrices, c’est une histoire qui nous concerne tous — Lénaïg Bredoux

Malgré tout, depuis bientôt dix ans, le site d’investigation Mediapart met régulièrement les violences sexuelles à la une en multipliant les enquêtes aux fortes répercussions sur ce sujet. Fondé par plusieurs anciens journalistes du journal Le Monde, Mediapart a, dès sa création en 2008, fait le pari audacieux de l’enquête et de l’indépendance financière en adoptant un modèle payant en ligne, sans publicités et sans subventions publiques. A l’époque, personne n’aurait imaginé que le petit site d’information deviendrait l’un des acteurs majeurs du paysage médiatique français, à l’origine de la démission de deux ministres et de plusieurs autres personnalités politiques. Encore moins qu’il contribuerait en avant-première à la libération de la parole sur les violences sexuelles.

Ainsi, un an et demi avant l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, Lénaïg Bredoux, journaliste politique à Mediapart depuis 2010, a publié une enquête (conjointement avec Cyril Graziani, de France Inter) qui a secoué le monde politique et médiatique en France. Après un travail d’investigation de plusieurs mois, la journaliste révèle que le député écologiste et vice-président de l’Assemblée Nationale Denis Baupin a harcelé et agressé sexuellement pendant plusieurs années plusieurs femmes avec lesquelles il travaillait.

On enquête sur ce sujet comme on enquête sur les autres affaires, avec le même travail de vérification — Marine Turchi

Dans un documentaire consacré à Mediapart, on la voit, légèrement nerveuse, peu avant la publication de l’enquête en mai 2016 : “J’appréhende un peu les attaques”, confie-t-elle, “les gens qui fuient le regard quand tu veux leur dire bonjour, les gens qui disent : ‘qu’est-ce que t’as fait, qu’est-ce qui t’as pris, tu ne te rends pas compte, il a une femme, des enfants’ (….) J’appréhende un peu, mais ce qui me rassure, c’est que je sais que je serai soutenue ici [à Mediapart NDLR]”, déclare la journaliste face caméra. L’enquête aboutira finalement à la démission de Denis Baupin. Celui-ci attaque malgré tout en diffamation les accusatrices et les journalistes. En vain. A l’issue d’un procès très médiatisé début 2019, la justice a relaxé les victimes présumées, reconnu le sérieux et l’intérêt public du travail des journalistes et condamné Denis Baupin pour procédure abusive.

Depuis cette enquête, l’affaire Weinstein et #MeToo sont passés par là et plusieurs autres médias français se sont également emparés du sujet des violences sexuelles. Les journalistes de Mediapart (1), elles, ont poursuivi consciencieusement leur travail, scannant les violences sexuelles et abus systémiques dans de nombreux secteurs professionnels, allant de l’université aux conseils municipaux.

Lenaïg Bredoux à la rédaction de Mediapart quelques jours avant la publication de son enquête sur Denis Baupin. Capture d’écran : « Depuis Mediapart ».

Mediapart a à nouveau imposé les violences sexuelles dans l’agenda médiatique français en publiant une enquête aux fortes répercussions en novembre 2019. Marine Turchi, journaliste au service enquête du site, y révèlait que l’actrice française Adèle Haenel avait été victime de harcèlement et d’attouchements sexuels présumés de la part du réalisateur Christophe Ruggia lorsqu’elle était adolescente. La journaliste, qui travaille au service enquête de Mediapart depuis 2017 après y avoir couvert la droite et l’extrême droite pendant presque dix ans, a enquêté pendant sept mois pour vérifier méthodiquement et systématiquement le témoignage de l’actrice. La publication de son enquête journalistique a provoqué l’ouverture d’une enquête judiciaire et la mise en examen du réalisateur.

Pendant longtemps, les violences sexuelles n’étaient pas considérées comme un sujet légitime ou noble. Le journalisme d’investigation est un univers encore très masculin et viriliste — Lénaïg Bredoux

Beaucoup confondent encore la question des violences sexuelles avec des sujets “intimes”. Mediapart a récemment exposé avec clarté la différence entre les révélations d’intérêt public et celles relevant de la vie privée. En février 2020, en plein scandale suite à la publication en ligne de vidéos pornographiques privées du candidat à la mairie de Paris Benjamin Griveaux, le site d’investigation révèle avoir été approché antérieurement par Piotr Pavlenski, à l’origine de la fuite. Ce dernier leur a proposé de leur offrir en exclusivité le contenu des vidéos. La rédaction a pourtant refusé de les utiliser, estimant qu’elles n’avaient “absolument rien à voir avec les enquêtes que Mediapart a publiées depuis bientôt dix ans sur les violences sexistes et sexuelles, ou sur les comportements jugés inappropriés de personnes en position de pouvoir.” Les journalistes expliquent “que l’adultère, s’il est avéré, est légal, qu’il relève d’un principe sacré, le respect absolu de la vie privée.” La ligne rouge est claire.

Alors que dans l’imaginaire collectif, les journalistes d’investigation se concentrent sur les affaires politico-financières ou les scandales de corruption, Lénaïg Bredoux et Marine Turchi ont certainement joué un rôle dans la légitimation des violences sexuelles en tant que sujet valide d’enquête en France. “Contrairement à ce que l’on entend souvent, ces affaires ne se réduisent pas forcément à un parole contre parole”, insiste Marine Turchi. Au cours d’entretiens téléphoniques croisés, les deux journalistes nous ont expliqué comment elles voyaient leur travail et quelles méthodes elles utilisaient pour enquêter sur les violences sexuelles.

GIJN : Lénaïg, votre première enquête sur les violences sexuelles a été publiée il y a plus de dix ans. Dans quel contexte avez-vous commencé à vous pencher sur ce sujet ?

Lénaïg Bredoux : Je suis arrivée à Mediapart en 2010 et j’ai écrit mon premier papier sur les violences sexuelles quelques mois après mon arrivée. Il s’agissait d’une affaire qui concernait le Parti Socialiste, que je couvrais à l’époque en tant que journaliste politique. C’était un choix individuel d’inclure les violences sexuelles dès le départ dans ma couverture politique.

Longtemps, les journalistes qui voulaient couvrir ces affaires s’entendaient répondre que ces sujets relevaient de la vie privée, qu’il s’agissait d’« histoires de petites culottes » — Marine Turchi

Evidemment, c’est une volonté individuelle qui a rencontré une autorisation, un encouragement puis enfin une forte incitation collective de la part de l’ensemble de l’équipe et de la direction. C’est très important de recevoir cet appui car quand on travaille plusieurs mois sur un sujet, cela suppose aussi un soutien de ses collègues.

GIJN : Dix ans après, vous scannez les violences dans de nombreux secteurs : municipalités, partis politiques, grandes écoles… C’est important pour vous de ne pas réserver votre couverture aux célébrités ?

Lénaïg Bredoux : Oui, je suis très attachée au fait de ne pas forcément faire les enquêtes qui fassent le plus de bruit, sur les gens les plus connus. Il est fondamental d’enquêter aussi sur des secteurs d’activité. J’ai travaillé six mois sur l’université française et écrit 60.000 signes sur le sujet. Un amendement a été ajouté à la loi après la publication de mon enquête. Il faut enquêter sur tous les milieux et tous les secteurs. Les violences sexuelles sont des faits sociaux (2) et non des faits divers. Ce n’est pas seulement une histoire de people ou d’actrices, c’est une histoire qui nous concerne tous.

GIJN : Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour que des journalistes commencent à enquêter sur ces sujets ?

Lénaïg Bredoux : C’est une matière qui n’a pas été prise à bras le corps et au sérieux par les services d’investigation classiques. Pendant longtemps, les violences sexuelles n’étaient pas considérées comme un sujet légitime ou noble. Le journalisme d’investigation est un univers encore très masculin et viriliste. C’est un genre journalistique qui n’est pas forcément propice à ce genre de sujet en terme d’imaginaire.

Marine Turchi a couvert la droite et l’extrême droite pour Mediapart pendant près de dix ans avant de rejoindre le service Enquête. Photo : Mediapart.

Marine Turchi : Les violences sexuelles, les féminicides, les affaires de pédocriminalité ont longtemps – et même encore aujourd’hui – été traitées dans les journaux à la rubrique des faits divers, sans enquêter sur le contexte de ces affaires, ni sur le système de silence et de complicités qui les entourent. En découle une difficulté à nommer les choses : pédophilie au lieu de pédocriminalité ; « crime passionnel » au lieu de féminicide, comme on l’a longtemps lu dans la presse. Longtemps, les journalistes qui voulaient couvrir ces affaires s’entendaient répondre que ces sujets relevaient de la vie privée, qu’il s’agissait d’« histoires de petites culottes » ou de « coucheries ». Ces sujets étaient pris à la légère. Au sein de Mediapart, on a pris conscience assez tôt qu’il s’agissait d’affaires d’intérêt public sur lesquelles il fallait enquêter.

GIJN : Enquêter sur les violences sexuelles requiert-t-il une méthodologie spécifique ?

Marine Turchi : On a ici affaire essentiellement à de la « matière » humaine et non à des documents. Nous parlons à des gens qui ont été touchés jusque dans leur chair, donc il y a une manière évidemment particulière de recueillir ces témoignages. Mais je défends qu’on enquête sur ce sujet comme on enquête sur les autres affaires, avec le même travail de vérification. Je ne couvre pas que les affaires de violences sexuelles, je couvre aussi des affaires politico-financières et je pense que c’est important de ne pas considérer ces affaires dans une bulle à part.

Pourquoi les témoins ne peuvent-ils pas se voir lanceurs d’alerte sur les violences sexuelles alors qu’ils le peuvent sur des affaires de corruption, par exemple ? — Marine Turchi

Contrairement à ce qu’on entend souvent, ces affaires ne se réduisent pas forcément à un parole contre parole. On ne publie jamais un simple témoignage : on cherche d’autres victimes, des témoins, le contexte des faits, on vérifie les lieux, les dates, les protagonistes présents, on recoupe, on se procure parfois des documents. C’est pour cela que j’ai travaillé pendant quasiment un an sur l’affaire Luc Besson [Marine Turchi a révélé les violences sexuelles présumées commises par le puissant producteur de cinéma français Luc Besson, NDLR] et pendant sept mois sur l’affaire Adèle Haenel.

Lénaïg Bredoux : Il suffit de se référer à la loi de 1881 [La loi française sur la liberté de la presse NDLR]. On cherche des sources, on vérifie, on questionne. Il faut recouper les faits de la même manière que quand on fait une enquête sur le compte en Suisse de Jérôme Cahuzac. Nous sommes responsables de ce que nous écrivons devant la justice, et c’est bien normal ! Il est aussi indispensable d’exercer un journalisme qui prend des risques, un journalisme d’initiative qui permet de lancer des enquêtes en dehors des procédures judiciaires. Aujourd’hui, il y a encore des journaux qui ne font des papiers sur les violences sexuelles seulement lorsqu’il y a des procédures judiciaires et des plaintes. Pour l’affaire Adèle Haenel par exemple, je ne sais pas quel autre journal aurait pu permettre à une journaliste d’enquêter sur une affaire pendant des mois alors qu’il n’y avait aucune judiciarisation.

Il y a un temps pour l’écoute, et un temps pour la vérification. On revient dans un second temps vers les victimes pour des questions précises — Marine Turchi

GIJN : Les témoins jouent un rôle crucial dans vos enquêtes. Pour l’affaire Adèle Haenel, vous avez interviewé plus de 30 personnes. Marine Turchi, vous qui travaillez normalement sur des affaires politico-financières, vous avez déclaré n’avoir jamais eu autant de mal pour que les gens vous parlent.

Marine Turchi : Oui, les témoins sont souvent les plus durs à convaincre. Certains considèrent qu’il est honteux de témoigner dans les affaires de violences sexuelles, et ne veulent pas y accoler leurs noms. D’autres ont vu ou entendu des choses, mais n’ont pas identifié le problème, ou considèrent qu’il s’agit d’affaires privées, auxquelles ils ne veulent pas être mêlés. (3) Pourquoi ne peuvent-ils pas se voir lanceurs d’alerte sur les violences sexuelles alors qu’ils le peuvent sur des affaires de corruption, par exemple ?

L’actrice Adèle Haenel a livré un témoignage poignant sur Mediapart le soir de la publication de l’enquête de Marine Turchi. Photo : capture d’écran.

Durant mon enquête autour du témoignage d’Adèle Haenel, beaucoup de témoins étaient très réticents à s’exprimer sous leur nom dans un premier temps. Dans ces cas-là, j’essaie d’abord de comprendre pourquoi. Très vite, leurs arguments se dégonflent. Tout l’enjeu est de réussir à leur faire comprendre le rôle énorme qu’ils ont à jouer dans ces affaires-là. Sans les témoins, les enquêtes journalistiques ne peuvent pas exister. Dans cette affaire, les témoignages montrent que certaines personnes s’interrogeaient dès le tournage sur le comportement du réalisateur avec Adèle Haenel. D’autres – y compris des journalistes – se sont aussi demandé pourquoi Adèle Haenel ne voulait pas parler de ce premier film dans ses interviews, ou bien décrivait ce tournage comme une expérience traumatisante. Mais personne n’est allé chercher plus loin.

GIJN : Dans la méthodologie de votre enquête sur Adèle Haenel, vous dites avoir fait relire la quasi intégralité des citations par les témoins. Est-ce une méthode que vous utilisez souvent ?

Marine Turchi : Oui, de plus en plus, je fais relire leurs citations aux personnes interviewées, à une double condition : je le mentionne dans l’article et je n’accepte pas de censure d’éléments importants sur le fond. De manière générale, il y a une perte de confiance totale des gens envers les journalistes. Je ne compte pas les personnes qui me disent : “J’ai été interviewé une fois dans un journal, ils n’ont gardé qu’une phrase, sortie de son contexte et pas représentative de ce que j’avais dit”. Je ne peux pas leur donner complètement tort car aujourd’hui, faute de temps et de place, beaucoup de journalistes sont contraints de condenser considérablement le propos, et de retirer la nuance que les gens y mettent. En conséquence, ils sont méfiants, et ont de moins en moins envie de parler.

Notre travail, c’est de dire ce qu’une affaire révèle, ce n’est pas de dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire — Lénaïg Bredoux

Pour moi, une garantie de confiance et de sérieux est de leur proposer de relire leurs propos. Donc je propose aux témoins que nous parlions très longuement, pendant deux, trois, cinq heures parfois, et qu’ensuite ils puissent relire leurs citations. Evidemment, après, il ne s’agit pas de les laisser modifier entièrement ce qu’ils ont dit. Donc s’il y a des modifications notables sur le fond, je refuse. La deuxième raison pour laquelle je propose la relecture des citations, c’est que les enquêtes sur les violences sexuelles reposent beaucoup sur les témoignages. Il faut que chaque mot soit pesé et montrer que les témoins n’ont pas parlé à l’emporte-pièces.

J’ai proposé de relire autant aux témoins à charge qu’à décharge. Par exemple, un témoin a dit cinq fois le mot « malsain ». Lors de notre entretien, nous avons eu une grande discussion autour de ce mot. Un autre avait parlé d’ « emprise » mais m’a expliqué qu’à la réflexion, il voulait employer un autre mot. Ensuite, ce sont des négociations. J’essaie de faire en sorte que les témoins se retrouvent le plus possible dans leur propos mais je ne veux pas non plus qu’ils se dédisent. Tout l’enjeu est là. Je pense qu’il faut de plus en plus proposer la relecture pour que les témoins acceptent de se confier. Pour moi, le tout est de le préciser dans l’article.

GIJN : Une autre spécificité des enquêtes sur les violences sexuelles est que vous êtes en lien avec des personnes ayant parfois subi des traumatismes très lourds. Quel rapport entretenez-vous avec les victimes ?

Lénaïg Bredoux : Oui, nous devons garder une forme de distance, mais nos sources nous livrent une part d’elles-mêmes, donc nous avons une responsabilité vis-à-vis de ce que nous allons faire de leur témoignage et de ce que notre papier va produire sur leur vie. Ce n’est jamais neutre, c’est toujours très lourd. Nous devons avoir une forme d’accompagnement des victimes. Souvent, il n’y a pas eu de judiciarisation préalable lorsqu’elles témoignent. Nous savons que les victimes portent très peu plainte mais du coup elles sont souvent très seules avec leur histoire. La plupart du temps, elles ne sont ni suivies par une association ni par un avocat. Je donne souvent des numéros de téléphone d’associations aux victimes.

La presse a montré qu’elle pouvait servir à un débat public, à un débat de société. Qu’est-ce qu’on demande de plus quand on est journaliste ? — Lénaïg Bredoux

Par contre, je ne les incite à aucun moment à porter plainte. Ce n’est pas mon travail. Nous ne sommes pas des auxiliaires de justice. Nous sommes des journalistes. C’est déjà suffisant. Notre travail, c’est de dire ce qu’une affaire révèle, ce n’est pas de dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

GIJN : Au sein de Mediapart, la majorité des enquêtes sur les violences sexuelles sont effectuées par des femmes. Pensez-vous qu’il soit plus difficile d’enquêter sur ces sujets lorsque l’on est un homme ?

Marine Turchi : Les hommes peuvent tout à fait mener ces enquêtes, et à Mediapart de nombreux hommes sont sensibles à ces sujets. L’enjeu est simplement la manière de poser les questions aux victimes, et l’ordre dans lequel poser ces questions : toutes les questions peuvent être posées, mais il y a une manière de le faire. On demande aussi préalablement aux victimes femmes si elles sont mal à l’aise de confier leur récit à un homme, auquel cas ce sera une collègue femme qui s’en chargera. Mais en réalité, la plupart des victimes s’en fichent, elles attendent avant tout une écoute et quelqu’un qui ne va pas poser directement des questions brutales. Il y a un temps pour l’écoute, et un temps pour la vérification. On revient dans un second temps vers les victimes pour des questions précises, ou pour démêler des contradictions qui apparaîtraient par exemple. Et bien sûr, il faut rappeler qu’il y a aussi des hommes victimes.

GIJN : Mediapart a une rédaction paritaire. Les membres de la rédaction ont également reçu des formations contre les violences sexuelles au travail. Pensez-vous que cela soit l’un des ingrédients nécessaires à une couverture pertinente de ces affaires ?

Lénaïg Bredoux : Il est plutôt facile d’aborder ces questions dans la rédaction de Mediapart, où les violences sexuelles sont considérées comme un sujet journalistiquement légitime. Mais cela n’a pas toujours été complètement fluide et nous apprenons tous en marchant. Il ne faut pas croire qu’il y a un paradis féministe ! Aujourd’hui, il est acquis au sein de la rédaction que les violences sexuelles sont un objet journalistique à part entière et c’est aussi lié au fait que nous avons une rédaction paritaire, et une rédaction paritaire également dans sa direction. Mais attention, la parité ne suffit pas. La parité sans conception journalistique de ce que c’est qu’une enquête sur les violences sexuelles, ça ne marchera pas. Il faut les deux.

GIJN : Alors que la confiance envers les médias est faible et que les jeunes se détournent des médias traditionnels, il est encourageant de voir qu’une enquête journalistique comme celle publiée sur Harvey Weinstein puisse aboutir à un phénomène de société tel que #MeToo. Avez-vous l’impression de faire bouger les lignes ?

Lenaïg Bredoux : Les enquêtes sur les violences sexuelles, que ce soit l’enquête sur Harvey Weinstein, Denis Baupin ou Adèle Haenel, sont trois enquêtes d’initiative journalistique. C’est-à-dire qu’elles ont été entreprises à l’initiative des journalistes en dehors de toutes procédures judiciaires. L’impact qu’ont eu ces enquêtes montre que la presse peut encore être utile et que les journalistes peuvent encore servir à quelque chose avec leurs outils, leurs spécificités, en respectant les gens, en étant sérieux et carrés, en ne faisant pas du commentaire, en ne balançant pas des témoignages comme ça sans les vérifier, en faisant un travail de recoupement et d’enquête. La presse a montré qu’elle pouvait servir à un débat public, à un débat de société. Qu’est-ce qu’on demande de plus quand on est journaliste ? Assumons de faire ce travail là. Plus ces sujets auront une reconnaissance publique, plus cela incitera des gens moteurs à s’emparer de ce genre de sujets !

De nombreux journalistes pigistes travaillent également sur ces questions pour Mediapart : Cécile Andrzejewski, Sophie Boutboul ou encore Iban Raïs.  Dans une vidéo de Mediapart sur les coulisses de leurs enquêtes sur les violences sexuelles, Lénaïg Bredoux expliquait que plus les victimes ou témoins étaient élevés socialement plus on les écoutait. A l’inverse, plus elles étaient au bas de l’échelle sociale, plus elles étaient discréditées.  Dans l’enquête sur Luc Besson, les journalistes ont publié plusieurs témoignages anonymisés, à la condition que ces témoins leur fournissent des attestations écrites, pour se prémunir en cas de poursuites judiciaires. 

Marthe Rubió est la rédactrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart. 

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