Semer les graines : du journalisme d’investigation ambitieux de The Museba Project en Afrique centrale
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#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste d’investigation Josiane Kouagheu, dresse le profil du Collectif de journalistes basé au Cameroun, The Museba Project, membre de GIJN, qui a une double mission : former des journalistes dans un premier temps et ensuite les encourager à travailler ensemble.
En septembre 2018, le journaliste d’investigation camerounais chevronné Christian Locka a rencontré la journaliste d’investigation colombienne María Teresa Ronderos à Londres. Ils participaient tous les deux à une formation consacrée aux enquêtes sur les flux financiers illicites, organisée à City, University of London dans le quartier d’Islington, juste au nord de la « Cité de Londres », le district financier historique de la capitale.
À cette occasion, Ronderos annonça à Locka qu’elle était en train de mettre sur pied un projet avec des amis et des collègues, à savoir un organe de presse spécialisé dans les investigations collaboratives et transfrontalières en Amérique latine appelé El CLIP, lequel fut lancé l’année suivante sous la forme initiale d’un groupe de trois journalistes expérimentés originaires d’Argentine, de Colombie et du Costa Rica.
Cette rencontre s’est avérée fatidique, car source d’inspiration des propres ambitions de Locka, et parce que, plus tard, il allait collaborer avec Ronderos dans le cadre d’investigations transfrontalières.
“À cette époque, je recherchais partout au Cameroun et en Afrique centrale des journalistes qui souhaitaient réaliser des enquêtes, mais il y en avait peu”, indique Locka. “Pourtant, c’est une région sujette aux scandales, au crime organisé, à la corruption et aux abus des droits humains.”
“Riche paysage médiatique”
Dans la sous-région d’Afrique centrale, les journalistes sont souvent menacés dans le cadre de leur travail. Nombre d’entre eux ont été tués, harcelés, emprisonnés et contraints à l’exile. Reporters sans frontières (RSF) a placé le Cameroun en 130e position sur 180 pays dans son classement mondial de la liberté de la presse 2024. Dans son rapport, RSF a indiqué que bien que le Cameroun bénéficie en Afrique d’un des “paysages médiatiques les plus riches”, avec plus de 600 journaux, environ 200 stations de radio et plus de 60 chaînes de télévision, ce pays est également l’un des plus dangereux du continent pour les journalistes. Trois journalistes ont été tués au Cameroun en 2023.
On peut citer l’affaire bien connue de l’assassinat d’Arsène Salomon Mbani Zogo. Le 22 janvier 2023, le corps mutilé du célèbre animateur radio de 50 ans, connu sous le nom de “Martinez Zogo”, était découvert dans un quartier proche de Yaounde, la capitale du Cameroun. Il avait également été torturé. Avant sa mort, il avait dénoncé la corruption du gouvernement. Depuis, plus de 15 suspects ont été arrêtés, parmi lesquels plusieurs membres des services de renseignement camerounais et un puissant homme d’affaires.
D’après le Comité pour la protection des journalistes, “les attaques ciblant la presse se sont multipliées alors que le Cameroun se prépare aux élections de 2025 à l’issue desquelles il n’est pas exclu que le mandat de [Paul] Biya, un des plus vieux dirigeants élus en exercice au monde, soit renouvelé pour sept années supplémentaires”. À l’heure actuelle, six journalistes camerounais sont en détention.
Double mission
Après son voyage à Londres, Christian Locka était convaincu qu’en mettant en place un réseau de journalistes d’investigation bien formé et qui travaillent ensemble au sein de la région, il pourrait protéger ces derniers. Il a commencé à faire part de son idée à des collègues de la République démocratique du Congo (RDC) et de la République centrafricaine intéressés par le journalisme d’investigation. Dans les deux pays, la liberté de la presse est tout aussi fragile. Le gouvernement, des groupes armés et des hommes d’affaires aisés ciblent régulièrement les journalistes.
En 2020, Locka a lancé The Museba Project dans le cadre du MUSEBA Journalism Project, un media à but non-lucratif qui assure la promotion du journalisme d’investigation en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, en regroupant des journalistes indépendants de la région. The MUSEBA Journalism Project est membre de GIJN depuis 2021. (Museba signifie “trompette” dans une des langues locale pratiquées sur la côte du Cameroun.)
Depuis sa création, The Museba Project a une double mission, à savoir celle de former des journalistes dans un premier temps, et ensuite de les encourager à travailler ensemble. “Dans cet environnement, empreint de peur et de manque de confiance en soi, la priorité n’est pas forcément de se lancer dans des investigations”, déclare Locka.
Avant chaque session de formation, l’équipe identifie les journalistes souhaitant faire du journalisme d’investigation en contactant les rédacteurs en chef ou les responsables d’organes de presse dans les pays hôtes. Tout d’abord, l’organisation demande aux journalistes de préparer individuellement au moins deux idées d’enquête qu’ils passeront ensemble en revue, pour les encourager à se familiariser avec cette pratique.
Pendant la formation, les formateurs aux parcours divers et provenant des quatre coins du monde (Africains, Camerounais, Américains et Européens) partagent leurs connaissances et leurs expériences avec les journalistes. Ils repartent de zéro, en leur enseignant les rudiments du journalisme d’investigation, pour qu’ils sachent notamment comment se protéger et protéger leurs sources. Les participants apprennent également à rechercher des sujets d’enquête, à les présenter et à rédiger une enquête.
“J’ai trouvé cette expérience enrichissante à tous les niveaux, et particulièrement comment élaborer une enquête et raconter une histoire intéressante”, déclare Saïbe Kabila, une journaliste d’investigation congolaise qui a rejoint The Museba Project en juin 2024, après un stage de formation à Lubumbashi, la deuxième ville de la RDC.
“Je pense que cet média est unique. Il propose un journalisme d’investigation rigoureux qui dit la vérité, souvent cachée dans nos régions, via des reportages intéressants et captivants”, ajoute Kabila.
En quatre ans, MUSEBA a formé plus de 100 journalistes originaires du Cameroun, de la RDC et de la République centrafricaine. Après chaque formation, les journalistes y ayant assisté peuvent demander à adhérer à l’organisation.
Collaboration internationale
Le principal avantage que présente The Museba Project est qu’il facilite la création de réseaux entre les journalistes. “Nous montrons aux journalistes qu’en collaborant, ils gagnent du temps, sont mieux protégés, dépensent moins d’argent et optimisent leurs travaux de recherche”, explique Locka. “Cela n’existait pas avant. C’est notre principal atout.”
La rédaction a déjà participé à de nombreux projets de collaboration internationaux et nationaux avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et El CLIP. En 2020, The Museba Project a contribué à l’enquête transfrontalière Migrants d’un autre monde (Migrants from Another World) à propos des Africains et Asiatiques qui, expulsés de leur pays, traversent l’Amérique latine en affrontant tous les dangers et difficultés que cela implique pour atteindre les États-Unis. Le projet a regroupé 18 organes de presse dans 14 pays, dont l’OCCRP, El CLIP et Bellingcat. The Museba Project a raconté l’histoire des camerounais qui ont perdu la vie durant ce voyage.
En 2023, The Museba Project a collaboré avec The Examination, une rédaction à but non lucratif basée aux États-Unis (et nouveau membre de GIJN), pour révéler dans quelle mesure le recyclage de batteries en plomb par des entreprises indiennes nuit gravement à la santé des populations locales au Cameroun et au Congo-Brazzaville. Le reportage a été sélectionné pour recevoir le prix Online Journalism Award 2024 dans la catégorie de l’excellence des reportages sur la justice sociale.
Pour Will Fitzgibbon, journaliste d’expérience et coordinateur de partenariats pour The Examination, qui a travaillé avec le média en tant que partenaire et formateur, The Museba project “tente de créer quelque chose d’inédit, ce qui n’est pas simple dans un paysage politique et économique”.
“The Museba Project joue un rôle essentiel et sert de source et de facteur d’unification pour le journalisme d’investigation dans la région. Il encourage et forme des journalistes non seulement camerounais mais également tchadiens, congolais et d’autres pays où la liberté de la presse est menacée”, explique-t-il.
“Mur d’insécurité”
Un des problèmes majeurs auquel se heurte The Museba Project est la peur qui règne parmi les journalistes dans la région. Alors que certains de leurs collègues sont kidnappés, assassinés, emprisonnés ou harcelés, nombre d’entre eux ne souhaitent pas poursuivre dans la voie du journalisme d’investigation. Plusieurs journalistes formés par eux ont abandonné le terrain.
“Nous rencontrons de plus en plus de journalistes qui abandonnent”, remarque Locka. “C’est un problème, car ce sont de jeunes talentueux et qui souhaitent vraiment voir les choses changer, mais ils sont confrontés à un mur d’insécurité.”
Ceux qui persistent sont également exposés à beaucoup de risques. Parmi les nombreux journalistes de Museba qui ont été harcelés, l’un d’entre eux, originaire de la RDC, a dû s’exiler au Canada.
Durant son enquête “Comment le bois de rose est volé au Cameroun, blanchi au Nigeria et exporté en Chine” (How Rosewood is Stolen in Cameroon, Laundered in Nigeria, and Exported to China), Locka a reçu plusieurs menaces et même des appels d’un des trafiquants les plus notoires au Nigeria. Après la publication de l’enquête, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (“CITES”) a suspendu le commerce de ce type de bois au Cameroun. Deux ans plus tard, le gouvernement a ouvert une enquête sur le trafic de bois de rose entre les deux pays.
“La tâche d’un journaliste d’investigation compétent est de restaurer la vérité”, déclare Fiacre Salabé, chef de bureau pour The Museba Project en République centrafricaine. Depuis qu’il a rejoint l’organisation en 2021, il a publié des enquêtes sur des entreprises chinoises et les redevances forestières. Après la publication d’une enquête sur un ministre corrompu, il a été victime de violences physiques, de persécutions et a reçu des menaces de mort. “J’ai quitté le pays pour m’installer au Cameroun pendant deux ans, entre 2022 et 2024. Cela à suffi à calmer un peu les menaces”, ajoute Salabé.
Jeune organisation
Le développement de Museba n’est pas freiné uniquement par la sécurité des journalistes et l’éternel problème de l’accès à des sources. Comme c’est le cas de nombreuses rédactions dans le monde entier, l’organisation manque de financement. Au début, les journalistes utilisaient leurs fonds personnels pour financer leur travail.
Au fil des ans, le projet a reçu des subventions de fondations et d’autres organisations, telles que le European Journalism Fund et le Pulitzer Center. Dans certains cas, des ONG ont sollicité The Museba Project pour leur former des journalistes.
Toutefois, le média se trouve actuellement à la croisée des chemins et elle espère diversifier ses sources de revenus pour devenir financièrement indépendante. D’après Locka, ils envisagent, par exemple, de produire des documentaires qu’ils pourront vendre. “En tant que jeune organisation, nous avons besoin de soutien. Ceux qui souhaitent nous soutenir peuvent nous contacter”, dit-il.
“Alors que les influenceurs et autres lanceurs d’alerte ont monopolisé l’actualité brûlante, le pays a désormais besoin de journalistes qui prennent le temps d’enquêter”, explique le professeur Thomas Atenga qui enseigne dans le département de communication de l’université de Douala au Cameroun. “The Museba Project est une initiative qui mérite d’être encouragée.”
Pour Locka, malgré ces difficultés financières, The Museba Project ambitionne de former une armée de journalistes d’investigation qui pourront enquêter sur la corruption, les violations des droits humains, les flux financiers illégaux, et bien plus.
L’objectif n’est pas d’inciter le plus de journalistes possible à rejoindre l’organe de presse, dit-il, mais de promouvoir le journalisme d’investigation, ses principes fondamentaux et ses techniques, et de sensibiliser autant de personnes que possible à l’importance de cette spécialisation qui n’est pas encore très développée dans la région.
“Si nous parvenons à augmenter le nombre de journalistes d’investigation d’ici 5 à 10 ans, il sera difficile de faire taire toutes ces voix”, ajoute Locka. “Nous sommes conscients du danger, mais nous poursuivons par choix en prenant toutes les précautions possibles. L’essentiel c’est que nous ayons semé la graine du journalisme d’investigation.”
Josiane Kouagheu est une journaliste d’investigation primée et une écrivaine camerounaise.