Illustration: Roy Blumenthal pour GIJN
Secrets, fuites, fleuves : comment le journalisme d’investigation transfrontalier se déploie en Afrique
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#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, les journalistes Patrick Egwu et Ekpali Saint se penchent sur la montée en puissance du journalisme cross-border sur le continent africain, mais aussi sur les freins et défis à surmonter.
Tout comme leurs homologues aux quatre coins du monde, les organisations et journalistes d’investigation africains font appel à des partenaires transfrontaliers pour partager des ressources, traiter des volumes considérables de données et optimiser l’impact de leurs enquêtes. Cette collaboration a lieu dans des environnements parmi les plus difficiles et dangereux au monde pour les journalistes d’investigation.
Au cours des dix dernières années, des enquêtes transfrontalières complexes, comme Swazi Secrets, West Africa Leaks et des projets d’enquêtes régionales sur l’environnement, tels que InfoCongo et InfoNile, ont réunis des journalistes et des chercheurs de presque douze pays africains, avec et sans partenaires médias d’autres continents.
Un nombre croissant d’organisations en Afrique se consacrent à l’établissement de collaborations dans le cadre d’investigations, que ce soit dans plusieurs secteurs en mettant en contact des scientifiques et des journalistes, au-delà des frontières en servant de réseau régional, via des formations, en aidant les journalistes d’investigation à limiter les risques que présente la publication dans des pays dangereux et en fournissant des fonds ou en aidant les journalistes d’investigation à en lever.
GIJN a contacté des journalistes et organisations qui soutiennent des projets d’investigation transfrontaliers dans leurs régions, notamment l’Afrique australe, les Grands Lacs en Afrique de l’Est et le bassin du Nil, pour discuter de leurs projets, expériences et défis, ainsi que des outils de collaboration qu’ils utilisent.
CENOZO : #WestAfricaLeaks et au-delà
L’enquête West Africa Leaks publiée en 2018 et qui a révélé comment des corporations et individus puissants en Afrique de l’Ouest ont caché des milliards à l’étranger, a été menée par ce qui fut à l’époque la collaboration la plus importante de journalistes dans la région. Basée sur une analyse de toutes les références concernant l’Afrique de l’Ouest dans les 27,5 millions de documents de l’ICIJ (International Consortium for Investigative Journalism) liés aux fuites importantes de données, dont Offshore Leaks, Panama Papers et Paradise Papers, c’était la première fois que l’ICIJ se concentrait sur une région spécifique et coordonnait une collaboration impliquant une douzaine de journalistes dans 11 pays.
Un des partenaires de l’ICIJ en Afrique de l’Ouest était la CENOZO, la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest, une association régionale de journalistes d’investigation basée au Burkina Faso. Créée en 2015, la CENOZO sert de plateforme de réseau de journalistes ouest-africains et les aide à publier des enquêtes lorsqu’ils font face à trop de dangers s’ils les publient dans leur pays, les finance et les forme aux techniques d’investigation.
“Le problème majeur auxquels sont confrontés les journalistes dans notre région est le manque de ressources et de compétences pour réaliser des enquêtes approfondies sur des problèmes d’intérêt public,” déclare Ignace Sossou, le responsable des programmes de la CENOZO. Il ajoute qu’à l’heure actuelle, le problème qui les préoccupe le plus est celui de la dégradation de la sécurité en Afrique de l’Ouest, le manque accru d’accès aux sources et la démotivation des journalistes. En Afrique de l’Ouest, la sécurité et le climat politique sont fragiles, surtout dans la région du Sahel, où des terroristes armés sévissent dans plusieurs pays.
Les journalistes de la CENOZO ont également participé aux projets Shadow Diplomats et Pandora Papers, et aux enquêtes FinCEN Files coordonnés par l’ICIJ. En 2023, la CENOZO s’est associée avec le CCIJ (Center for Collaborative Investigative Journalism), un centre à but non lucratif axé sur les données et les contenus visuels, pour renforcer le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest.
IJ Hub : Encourager les enquêtes en Afrique australe
L’enquête Swazi Secrets, qui portait sur ce que l’ICIJ a décrit comme la fuite la plus importante de ce type provenant d’une cellule de renseignement financier dans un pays africain, a exposé les transactions et personnes à l’origine d’une économie régionale illégale, et impliqué certains individus parmi les plus connus en Afrique australe dans le domaine de la politique et des affaires.
Plus de 890 000 documents internes de l’EFIU (Eswatini Financial Intelligence Unit) ont été divulgués. L’organisation Distributed Denial of Secrets à but non lucratif les a obtenus et partagés avec l’ICIJ et sept partenaires médias. Trente-huit journalistes originaires de 11 pays, y compris l’Afrique du Sud, le Nigeria et la Zambie, ont participé à l’enquête.
Pour l’enquête Swazi Secrets, le partenaire média basé en Afrique du Sud était l’organisation amaBhungane Centre for Investigative Journalism sud-africaine indépendante, à but non lucratif et membre de GIJN, qui a fait ses débuts en tant qu’unité d’investigation pour le journal Mail & Guardian.
En 2019, amaBhungane a lancé IJ Hub pour soutenir les rédactions d’investigation dans la région en développant les capacités, en proposant un soutien éditorial et en partageant la collecte de fonds et les risques. Mis en place à l’origine sous la forme d’un incubateur chez amaBhungane, IJ Hub a été détaché de la rédaction en 2021 et compte actuellement sept centres membres dans six pays : Afrique du Sud, Lesotho, Eswatini, Zambie, Malawi et Namibie.
Cette année, trois membres de l’équipe d’IJ Hub, à savoir amaBhungane, MakanDay en Zambie et Inhlase en Eswatini, ont collaboré avec l’ICIJ dans le cadre de l’enquête Swazi Secrets. Ils ont exposé l’éventuelle implication de l’Eswatini qui aurait favorisé l’économie de contrebande d’or en Afrique australe, facilitée par des contrôles insuffisants pour lutter contre le blanchiment d’argent, ainsi que par les hommes politiques et les courtiers en énergie sud-africains impliqués. L’enquête a également révélé l’existence de deux raffineries fantômes qui ont acheminé des millions de dollars à destination de Dubaï, via l’Eswatini.
Troye Lund, la directrice générale d’IJ Hub, explique que l’enquête Swazi Secrets a permis aux journalistes “d’exploiter leurs ressources mutuelles pour un succès partagé”.
Elle ajoute que c’est l’accès aux informations qui leur a posé le plus problème, car il est “quasiment impossible” dans la plupart de ces pays. Par exemple, en Eswatini, la dernière monarchie absolue en Afrique, il est non seulement très difficile d’obtenir des informations, mais c’est également très dangereux. “Il faut contourner le problème et trouver des journalistes très expérimentés qui connaissent bien le processus”, explique-t-elle. Après l’enquête Swazi Secrets, les législateurs en Eswatini ont réprimé encore davantage la liberté de la presse dans le but d’empêcher d’autres fuites.
Lund a également édité une enquête collaborative sur une ONG chrétienne basée aux États-Unis, qui révèle que les fondateurs de l’organisme de bienfaisance ont empoché les dons destinés aux enfants malawiens pour financer leur train de vie opulent. L’enquête a été publiée par l’organisation malawienne PIJ (Platform for Investigative Journalism) avec le soutien éditorial d’IJ Hub et OpenUP/Africa Data Hub.
Les journalistes participant à ce projet ont collecté des documents financiers et des déclarations de revenus du Malawi et des États-Unis.
Après la publication de l’enquête, “l’organe de supervision des ONG au Malawi a ouvert une enquête sur l’organisme de bienfaisance, qui s’est traduite par la suppression de son statut de certification aux États-Unis et une enquête judiciaire. Plusieurs donateurs ont (également) désinvesti leur apport”, ajoute Lund.
Lund explique que, pour être efficace, une enquête doit mettre en relation des journalistes de différentes unités d’investigation qui réalisent une enquête et un rédacteur en chef spécialisé dans les investigations.
“Le rédacteur en chef spécialisé dirige les discussions autour du sujet principal de l’enquête, et des réunions hebdomadaires, ou plus fréquentes, sont organisées avec le rédacteur en chef afin de s’assurer du bon déroulement de l’enquête et de son orientation”, explique Lund.
“Le rédacteur en chef est expérimenté et peut animer des discussions sur la marche à suivre et la gestion des informations.”
InfoNile : ‘Géojournalisme’ dans le bassin du Nil
Les enquêtes d’investigation transfrontalières peuvent enrichir les connaissances et les compétences des journalistes qui partagent des idées, des ressources et des outils, mais elles peuvent également mettre les journalistes en relation avec des experts sur un sujet.
Le groupe InfoNile qui enquête sur des problèmes dans le bassin du Nil, une région qui regroupe 11 pays africains dont l’Égypte, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie, a été fondé en 2017 et est composé d’un “groupe transfrontalier de géojournalistes” qui réalise des enquêtes cruciales sur la question de l’eau sur le plus long fleuve du monde, et met en relation des chercheurs, des scientifiques, des journalistes et le public.
Sa co-fondatrice Annika McGinnis souligne que le journalisme transfrontalier a contribué à démasquer des voies commerciales transnationales. Leur enquête Dépossédés : saisies de terres et suppression de l’accès à l’eau dans le bassin du Nil (Sucked Dry: Land Grabs and Water Access in the Nile River Basin) a révélé que des investisseurs étrangers acquièrent de très vastes étendues de territoire en Éthiopie, en déplaçant par là même des communautés, pour cultiver des fleurs et les exporter en réalisant d’énormes bénéfices. Le projet a regroupé au sein d’une équipe plus de 10 rédacteurs en chef, journalistes d’investigation, data-journalistes, concepteurs et traducteurs de sept pays, et il a remporté le 3e prix dans la catégorie des enquêtes d’investigation exceptionnelles (Outstanding Investigative Reporting) du prix 2020 Fetisov Journalism Awards.
“La collaboration transfrontalière, c’est la solution”, confirme McGinnis. “C’est le seul moyen d’exposer à une plus grande échelle la réalité de ces problèmes transfrontaliers et de suivre la trace du commerce transnational.”
McGinnis explique qu’InfoNile a vu le jour dans le cadre d’un projet de recherche appelé Open Water Diplomacy Lab, qui s’est intéressé à comment les médias enquêtaient dans le bassin du Nil sur les problèmes régionaux liés à l’eau. Il a découvert que, dans la majorité des pays, l’enquête adoptait “un point de vue très nationaliste plutôt qu’une perspective transfrontalière”. InfoNile est là pour combler cette lacune.
Alors qu’à l’origine InfoNile s’est concentré sur la question de l’eau, le groupe a rapidement compris que son approche lui permettrait de couvrir de nombreux sujets concernant la région. Par exemple, InfoNile s’est associé à l’organe de presse Oxpeckers Investigative Journalism Network, basé en Afrique du Sud et qui se spécialise dans l’environnement, pour couvrir le trafic d’espèces sauvages, et a réalisé de nombreuses enquêtes.
“Les espèces sauvages et produits qui en sont dérivés peuvent être obtenus d’un pays à un autre via des canaux illégaux et exportés à l’étranger ou dans une autre région. Il est important de couvrir ce commerce transnational sous un angle transnational”, ajoute McGinnis.
En 2022, InfoNile a lancé la plateforme NileWell qui met en relation des journalistes spécialisés dans l’environnement et des chercheurs dans le bassin du Nil. 233 chercheurs et plus de 500 journalistes sont enregistrés. InfoNile a également mis en place un programme mensuel appelé Science Wednesday, dans le cadre duquel des scientifiques spécialisés dans l’environnement ou l’eau présentent leurs travaux à un réseau de journalistes. Cette initiative aide les journalistes à trouver des idées d’enquête et donne aux scientifiques l’opportunité d’expliquer ou de clarifier certains termes scientifiques.
“Nous pensons que pour résoudre ces problèmes environnementaux, nous avons besoin d’expertise scientifique que nous devons pouvoir utiliser et convertir dans un format exploitable et compris de tous”, déclare McGinnis.
Le groupe InfoNile est basé en Ouganda, mais pour surmonter les éventuelles barrières linguistiques, il possède dans chaque pays du bassin du Nil un groupe de coordinateurs compétents en matière de journalisme environnemental et d’investigation. Ces derniers parlent la langue locale, peuvent communiquer avec les journalistes dans leur pays, facilitent le déploiement des programmes d’InfoNile, comme des formations, dans la langue principale de la région, et invitent des experts locaux.
L’IA et des outils de traduction comme Google Translate aident InfoNile à traduire la première ébauche d’une enquête d’une langue vers une autre. “Ce n’est pas l’idéal”, reconnaît McGinnis. “Mais cela nous permet de trouver davantage de points communs. Chaque méthode présente des problèmes, et les accents ne sont parfois pas toujours bien convertis ou la traduction n’est pas toujours correcte, par exemple. C’est un domaine que nous essayons constamment d’améliorer.”
Sécurité, outils, formation
Lorsque les journalistes d’investigation sont menacés dans leur propre pays, les investigations transfrontalières peuvent renforcer leur sécurité et atténuer les menaces, car l’enquête peut être publiée par plusieurs organes de presse, dans divers pays.
Un des principaux objectifs de la CENOZO est de proposer une plateforme pour les journalistes qui ne peuvent pas utiliser leur nom pour des raisons de sécurité ou lorsque la presse locale ne traite pas de sujets sensibles.
“En se regroupant, on répartit les risques”, déclare Gilbert Bukeyeneza, le fondateur d’Ukweli Coalition. “Il est plus facile de cibler un journaliste que plusieurs journalistes ou plusieurs organes de presse”, ajoute-t-il. L’entité Ukweli Coalition, dont le nom est dérivé d’un mot swahili qui signifie ‘fait’ ou ‘vérité’, a été fondé en mai 2023 pour soutenir le journalisme transfrontalier en Afrique de l’Est, et particulièrement dans la région des Grands Lacs. “La région des Grands Lacs est la partie francophone de l’Afrique de l’Est et de loin la moins évoluée en matière de liberté de la presse et de projets médias qui soutiennent les journalistes”, explique Bukeyeneza, journaliste depuis 12 ans. “Les journalistes de la région manquent sérieusement de financement. Ils n’ont aucun moyen d’agir.”
En juillet 2024, le centre Ukweli Coalition, en partenariat avec Africa Uncensored, a organisé un atelier pour 10 journalistes du Burundi et de la République démocratique du Congo, ce qui représente la première activité de la coalition depuis son lancement.
Les outils numériques jouent un rôle primordial dans la réussite des projets de journalisme d’investigation collaboratifs transfrontaliers, surtout en aidant les journalistes à toucher un plus grand public.
Lund explique que le centre de membres d’IJ Hub et Oxpeckers Investigative Environmental Journalism, la première unité de journalisme environnemental d’investigation en Afrique ont développé plusieurs outils d’investigation transfrontaliers. #WildEye est un des outils clés capable d’assurer le “suivi des saisies, des arrestations, des affaires judiciaires et des condamnations pour des crimes liés aux espèces sauvages et à l’environnement dans le monde entier”. #PowerTracker est un autre outil qui “assure le suivi des projets d’énergies renouvelables et du démantèlement des usines de charbon en Afrique subsaharienne”.
McGinnis, la co-fondatrice d’InfoNile explore actuellement l’outil d’IA Claude for Sheets qui aide à rédiger des formules dans Google Sheets. “Cet outil est utile lorsque les données ne sont pas organisées ou qu’elles comprennent de long blocs de texte, et que vous essayez de comprendre leur signification ou de les classer d’une manière ou d’une autre”, explique-t-elle.
Souvent, les enquêtes collaboratives prennent plus de temps que les enquêtes traditionnelles, car les journalistes de divers pays doivent coordonner différents calendriers. Par ailleurs, puisque les articles sont souvent plus longs, il faut davantage de temps pour les rédiger et les éditer.
McGinnis explique que les enquêtes d’InfoNile peuvent durer trois mois, six mois, voire un an, selon le projet. “C’est la nature des enquêtes collaboratives. Nous ne nous contentons jamais de la première ébauche. Nous demandons toujours aux journalistes de trouver davantage d’informations, de creuser”, ajoute-t-elle.
Lund confirme. “Les collaborations transfrontalières demandent beaucoup de temps et de patience. Parfois, nous sommes frustrés par leur complexité. Il arrive que nous devions repousser la date de publication prévue de plusieurs semaines ou mois”, dit-elle.
McGinnis et Lund rappellent que, de par sa nature, le journalisme d’investigation transfrontalier nécessite des formations régulières. Alors qu’InfoNile a formé plus de 300 journalistes et accordé des subventions à environ 200 journalistes, au cours des 12 derniers mois, IJ Hub a organisé 34 ateliers, formé 667 participants et mis en place environ 12 bourses.
“La relation avec les journalistes est très interactive et concrète. Nous souhaitons que les formations soient sur mesure et sur le terrain, qu’elles correspondent aux besoins des équipes ou de chaque individu et qu’elles leur permettent de développer leurs compétences”, ajoute Lund. “Le potentiel des collaborations transfrontalières est énorme et nous aimerions nous y consacrer davantage, tant que des financements restent disponibles.”
Patrick Egwu est un journaliste indépendant d’origine nigériane qui a réalisé des reportages à Chicago, Toronto, Johannesburg, Berlin et Lagos pour un certain nombre de publications, dont le Globe and Mail, Foreign Policy, NPR, Rest of World, Daily Maverick, World Politics Review, America Magazine et d’autres.
Ekpali Saint est un journaliste indépendant basé au Nigeria. Il couvre le changement climatique, l’agriculture, l’environnement, la religion, l’éducation et d’autres questions liées au développement. Son travail a été publié dans Al Jazeera, openDemocracy, FairPlanet, African Arguments, America Magazine, Religion Unplugged et Down to Earth.