Féminicides, COVID-19 : Comment le data-journalisme révolutionne la gouvernance en Afrique
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#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste du Nigeria, Banjo Damilola, évalue l’impact du data-journalisme sur le continent pour mettre les gouvernants devant leurs responsabilités, notamment sur les féminicides au Kenya par exemple, et relève les nombreux obstacles et défis du secteur.
Début 2024, le studio de données Odipo Dev, basé à Nairobi, s’est associé au collectif de data-journalisme Africa Data Hub pour comprendre l’épidémie continue de féminicides au Kenya. Dans le cadre du projet, appelé Silencing Women (Réduire les femmes au silence), les deux groupes ont créé une base de données historique qui regroupe les noms et circonstances du décès de plus 500 femmes victimes de violence domestique dans le pays entre 2016 et 2023.
“Lorsque nous avons publié la base de données, nous avons constaté que nos conclusions démystifiaient ce qui était dit sur ces femmes”, déclare Felix Kiprono, responsable des médias chez Odipo Dev. Il explique que les données réfutaient pour la première fois, grâce à des statistiques, l’hypothèse selon laquelle les victimes se mettaient elles-mêmes en danger. “Nous avons constaté que 75 % (sur les 500 cas) des femmes sont tuées par leur mari ou leur compagnon.”
Le travail réalisé dans le cadre du projet a eu un impact presque immédiat sur le système judiciaire du pays. Quelques mois seulement après le lancement du projet, une présidente du tribunal au Kenya a fait référence à la base de données Silencing Women en déterminant la peine d’un homme jugé coupable du meurtre d’une femme d’affaires assassinée à son domicile en 2018.
Pour Kiprono, c’est juste un exemple qui illustre tous les efforts déployés pour que les dirigeants au Kenya rendent des comptes. “Les données révèlent bien des choses”, ajoute-t-il. “Elles permettent de mieux comprendre une situation. Elles servent de point de référence. Lorsque vous les compilez, il se passe quelque chose. Vous commencez à avoir une vue d’ensemble.”
Le projet Silencing Women n’est certainement pas un phénomène à part. Sur tout le continent, le data-journalisme a également beaucoup de succès et devient rapidement un outil puissant source de transparence, de redevabilité et d’impact social. Pourtant, en Afrique, le data-journalisme se heurte encore à de nombreux obstacles, notamment le manque d’accès à des informations fiables, surtout auprès des gouvernements répressifs, la nécessité de former davantage de personnes pour enrichir la base de connaissances de la génération actuelle de journalistes, et également de la suivante, et un manque de soutien financier pour alimenter ce secteur.
Comment l’épidémie de COVID-19 a transformé le data-journalisme en Afrique
La pandémie de COVID-19 a été un tournant pour de nombreuses plateformes de data-journalisme en Afrique. Pour The Outlier, un site basé en Afrique du Sud, elle a marqué l’essor de ses enquêtes basées sur des données. “Nous n’avions rien d’autre à faire”, se rappelle Alastair Otter, co-fondateur du projet. Nous avons donc commencé à créer des tableaux de bord pour suivre l’impact de la pandémie.
Ces tableaux de bord sont devenus une source cruciale d’informations pour les Sud-Africains, en proposant des bulletins d’informations hebdomadaires qui replaçaient en contexte les chiffres du gouvernement et indiquaient les taux d’hospitalisation, de décès et de vaccination. Ils collectaient et interprétaient des données pour indiquer les variations et les tendances, mais également pour surveiller les interventions du gouvernement et la mise en œuvre des programmes d’aide.
Ces informations étaient alors gratuitement mises à la disposition d’autres organes de presse qui les utilisaient dans le cadre de leurs enquêtes. Otter ajoute qu’ils avaient généré environ 40 graphiques pour toute l’Afrique du Sud, aux niveaux national et provincial, et que l’équipe avait collecté des dons d’une valeur d’environ 120 000 rands (l’équivalent de 6 700 dollars américains) pour couvrir les coûts de stockage. (The Outlier a cessé d’actualiser le tableau de bord en 2022, mais a publié un récapitulatif de deux années de visualisations de données sur le COVID-19 dans son article Deux années de coronavirus en Afrique du Sud (Two Years of Coronavirus in South Africa).)
“Les données sont un allier très puissant”, ajoute Otter. “Je ne dis pas qu’elles sont toujours justes, car elles peuvent être déformées, mais si elles sont traitées correctement et de manière responsable, elles peuvent donner à ceux qui les utilisent les moyens de faire avancer les choses.” (Note de la rédaction : Alastair Otter a travaillé pour GIJN de 2018 à 2022.)
Alors que The Outlier a commencé à exploiter des données pendant la pandémie, d’autres plateformes de données en Afrique tiraient déjà parti de leur expertise en matière de traitement de vastes ensembles de données pour aider les gens à mieux comprendre leur nouveau monde. Au Nigeria, Dataphyte a surveillé les fonds d’aide et la distribution de matériel de secours dans tout le pays, Nukta Africa a surveillé l’impact de la pandémie sur plusieurs secteurs, ainsi que le comportement des Tanzaniens face à leur nouvelle réalité, et, via Open Cities Lab, Africa Data Hub a lutté contre la désinformation en utilisant des données, puis développé des outils pour assurer le suivi des cas d’infection et des taux de vaccination.
Africa Women Journalism Project (Projet de journalisme par les femmes en Afrique, AWJP), une plateforme de data-journalisme dirigée par des femmes, qui enquête sur les problèmes dans tout le continent, a réalisé un reportage sur les dépenses publiques liées au COVID-19 au Kenya, en Ouganda et au Nigeria. Le projet a révélé la mauvaise gestion de fonds destinés aux services de santé. Cette enquête basée sur des données a provoqué un tollé et donné lieu à des discussions sur les moyens d’améliorer la transparence des dépenses du gouvernement.
Un des rapports d’AWJP a examiné l’état de préparation des comtés du Kenya face au virus alors que le nombre de victimes était à la hausse et que la deuxième vague touchait le pays. Le rapport, publié en partenariat avec The Star, un site web d’actualités au Kenya, a révélé que les gouvernements des comtés n’étaient pas suffisamment préparés à faire face à une recrudescence des cas de COVID-19. Le rapport avait interrogé les données du Kenya National Bureau of Statistics (Bureau national des statistiques du Kenya) et de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (Institut pour les indicateurs et l’évaluation de la santé, IHME) afin d’établir des projections et de reconstituer des scénarios à l’échelle des comtés.
Le data-journalisme : une ‘science de la décision’
Il y a une grande différence entre des données brutes et des informations digestibles et concrètes qui permettent de former des opinions et de prendre des décisions éclairées. Au Nigeria, Dataphyte, un centre de données fondé par Joshua Olufemi, essaie de convertir des données complexes en histoires faciles à comprendre pour aider les Nigérians à prendre des décisions en connaissance de cause. “Le journalisme traditionnel parvient rarement à vulgariser des problèmes complexes”, déclare Olufemi, en ajoutant que Dataphyte change cet état de fait en utilisant des données comme un outil de communication, plutôt que comme un accessoire.
Cette approche permet à l’organisation d’orienter les conversations et elle fournit au public des données précieuses susceptibles d’influencer non seulement l’engagement civique, mais également les points de vue personnels. Cela a été confirmé lorsque l’équipe a utilisé des données historiques pour communiquer des informations clés sur les résultats des élections de 2023 au Nigeria. Olufemi explique que le projet devait s’inscrire dans le cadre d’une réponse à la propagande et aux sondages manipulés utilisés par les hommes politiques pour influencer l’opinion du public avant l’élection.
“Nous ne nous contentons pas de faire des enquêtes, nous apportons des preuves qui permettent d’exiger des dirigeants en place qu’ils rendent des comptes”, dit-il. “Ainsi, pour nous, la science de la décision représente un avantage au niveau local dont bénéficie notre audience lorsqu’elle doit prendre des décisions concernant ses moyens de subsistance, son style de vie et son existence.”
En Tanzanie, Nukta Africa a également adopté la narration basée sur des données. La plateforme, dirigée par Nuzulack Dausen, utilise des visualisations de données et des infographies pour permettre à des communautés qui parlent le swahili de prendre plus facilement connaissance de problèmes complexes liés notamment à la santé publique et à l’éducation.
“Nous avons voulu contribuer à la création d’une société qui peut prendre des décisions basées sur des données”, explique Dausen. “Parfois, nous créons des icônes pour simplifier la visualisation des données qui sont alors plus faciles à comprendre. Il arrive aussi que les icônes disponibles ne reflètent pas non plus notre réalité. Nous concevons donc nos propres icônes pour illustrer ces réalités.”
Par ailleurs, des sites de data-journalisme en Afrique mettent en place des structures garantissant une redevabilité systématique.
Par exemple, Africa Data Hub a créé une extension Chrome qui met en surbrillance les noms associés à des scandales de corruption dès qu’ils apparaissent dans des enquêtes ou des recherches sur le web. Les utilisateurs peuvent cliquer sur ces noms pour accéder aux allégations de corruption à l’encontre de ces personnes, ce qui permet de renforcer les efforts de promotion de la transparence.
The Outlier a fait un travail semblable pour traiter le problème persistant des toilettes à fosse en Afrique du Sud. Après plusieurs incidents très médiatisés liés au décès d’enfants dans ces toilettes extérieures, le président Cyril Ramaphosa a demandé le retrait progressif des toilettes à fosse dans les écoles. Il a donné trois mois au ministère de l’Éducation pour mettre un plan en place, mais l’intervention du gouvernement n’a pas été à la hauteur de ses promesses. En 2021, un tribunal sud-africain a ordonné au gouvernement de supprimer toutes les toilettes à fosse et de les remplacer par des installations modernes, en exigeant des rapports d’avancement trimestriels.
En combinant les données du gouvernement et le travail de terrain, The Outlier surveille les progrès du gouvernement en matière d’amélioration des installations sanitaires et d’autres infrastructures scolaires. Section27, un cabinet d’avocats spécialisé dans les droits humains, utilise ces conclusions pour étayer les preuves nécessaires afin de vérifier les rapports du gouvernement au tribunal.
Autres défis du data-journalisme
Malgré ces avancées, le data-journalisme en Afrique se heurte encore à des obstacles de taille. L’un des plus importants est l’accès à des données fiables. “Les gouvernements limitent souvent l’accès aux données, ce qui complique la tâche des journalistes qui recherchent les informations dont ils ont besoin”, explique Olufemi. Ce manque de transparence est un problème courant qui touche l’ensemble du continent, que les données soient indisponibles, difficiles à obtenir ou qu’elles manquent d’intégrité à l’échelle locale.
Les lacunes en matière de compétences techniques posent également problème. Nombreux sont les journalistes qui n’ont pas la formation requise pour pouvoir analyser et interpréter des ensembles de données complexes. “Nous manquons de data-journalistes qualifiés”, explique Dausen. “Parfois, nous devons faire appel à des sous-traitants qui nous aident à analyser les données, car nos ressources n’ont pas les compétences requises.”
Catherine Gicheru, directrice d’AWJP, explique que les restrictions du gouvernement et le manque de compétences techniques compliquent la tâche des journalistes qui souhaitent réaliser des enquêtes basées sur des données. “Beaucoup de femmes journalistes n’ont tout simplement ni la formation ni le niveau de connaissance des données nécessaires pour se lancer dans des analyses et interpréter les chiffres”, ajoute-t-elle.
Pour surmonter ces obstacles, AWJP, comme bien d’autres plateformes de data-journalisme en Afrique, propose des services de formation et de mentorat en plus des narrations et des enquêtes. AWJP enseigne aux femmes journalistes les compétences nécessaires pour analyser les données, créer des visualisations et réaliser des enquêtes convaincantes via des ateliers et des mentorats individuels. Lorsqu’il est difficile d’accéder aux données, les journalistes d’AWJP font appel à d’autres stratégies, telles que la production participative de données ou la collecte de récits de première main auprès des communautés.
On peut citer, par exemple, le travail d’AWJP sur la violence sexiste au Nigeria, dans le cadre duquel des journalistes ont eu des difficultés à accéder à des données officielles sur des cas signalés, indique Gicheru. Les journalistes ont dû lancer des initiatives locales en collectant des témoignages de femmes et en demandant à la population de participer à la collecte de données qui ne figuraient pas dans les documents du gouvernement.
“En faisant preuve de créativité, il est toujours possible de rassembler et d’utiliser des informations”, ajoute-t-elle.
“L’accès aux informations et la disponibilité des données posent toujours un problème majeur”, ajoute Kamtchang. Il constate qu’en 2024, huit des 29 pays africains bénéficiant de lois en vigueur sur l’accès aux informations sont francophones. “Ces lois n’ont toutefois pas évolué pour s’adapter aux défis que représentent actuellement les données ouvertes”, constate-t-il.
Le data-journalisme n’est donc pas encore très répandu en Afrique francophone. Mais Data Cameroon persévère. Ils proposent régulièrement des bourses pour les écoles de data-journalisme, avec le soutien de partenaires comme le Center for Advanced Defence Studies (Centre supérieur d’études de défense nationale, C4ADS) basé à Washington, DC, une organisation à but non lucratif spécialisée dans les réseaux illégaux à l’échelle mondiale.
“Nous sollicitons l’aide des analystes de données de C4ADS, qui développent les capacités lorsque la bourse est octroyée et soutiennent ensuite ceux qui en bénéficient dans leurs travaux de collecte et d’analyse des données”, explique Kamtchang. Parmi les enquêtes réalisées dans le cadre de ces initiatives de formation, l’une d’entre elles expose les milliards investis par des hommes politiques et hommes d’affaires centrafricains dans des propriétés à Dubaï, ainsi que l’implication de Boko Haram et d’autres groupes armés non étatiques dans des enlèvements dans le bassin du lac Tchad.
Le plus grand défi auquel les rédactions de data-journalisme sont confrontées est sans doute le financement. Alors que ce problème touche l’ensemble du secteur du journalisme, il affecte particulièrement les organes de presse qui s’appuient sur des données. Olufemi, le fondateur de Dataphyte, explique que le financement des enquêtes basées sur des données est insuffisant.
Chez The Outlier, Otter confirme cet état de fait en ajoutant que le financement est un problème persistant. Le data-journalisme nécessite de nombreuses ressources, des outils coûteux, des logiciels et de la formation. Les data-journalistes dépendent essentiellement de subventions et de financement externe pour se maintenir à flot.
“Le data-journalisme présente beaucoup de difficultés”, déclare Otter. “Nous devons trouver des moyens créatifs de générer des revenus, via des formations, des événements ou des collaborations avec des ONG.”
Banjo Damilola est une journaliste d’investigation du Nigeria. Elle a enquêté sur la corruption dans le système judiciaire et documenté les malversations au sein de la police nigériane, des tribunaux et de l’administration pénitentiaire. Elle a reçu une mention élogieuse du Centre Wole Soyinka pour le journalisme d’investigation et a été finaliste du prix 2019 de la Fondation Thompson pour les jeunes journalistes.