

MIDAN SHAR, AFGHANISTAN-- 24 Nov 2001. Ron Haviv, célèbre photographe de guerre de l'agence VII, sous le feu des rebelles de l'Alliance du Nord, lors de la reddition par les Talibans du village de Midan Shar. L'affrontement à Midan Shar, à 30 km au sud-ouest de Kaboul, sur la route stratégique de Kandahar, a duré une semaine, et 2 000 talibans se sont finalement rendus. Avec l'aimable autorisation de Scott Peterson
Guide pour enquêter sur les crimes de guerre : l’utilisation des photos et des vidéos
Lire cet article en
Note de la rédaction : Les conseils donnés ci-dessous par un photographe de guerre chevronné, Ron Haviv, co-fondateur de l’agence photo VII et de la Fondation VII, qui a couvert plus de 25 conflits, sont extraits de l’interview qu’il a accordée à un journaliste de la rédaction de GIJN, Rowan Philp.
Le rôle des photographes et des vidéastes de presse diffère de celui que jouent d’autres journalistes : nous devons toujours voir de nos propres yeux ce qui se passe. Nous devons être sur place, sur le front, et témoigner honnêtement. Mais, comme tous les autres journalistes, nous devons aussi comprendre le contexte d’une situation et avoir une bonne connaissance des parties en conflit. Nous devons nouer rapidement des contacts avec des sources locales pour savoir ce qui se passe, et être capables d’anticiper l’actualité.
La technologie évolue en permanence, et il en va de même des conditions qui prévalent dans les zones de conflit. Tous les acteurs d’un conflit, y compris les soldats, savent comment fonctionnent les appareils photos, alors ils ne sont pas dupes si vous vous contentez de supprimer une photo sur l’écran de votre appareil. Dans certaines régions, dans les années 1990, le simple fait d’être sur place, avec un appareil photo, et de représenter le monde occidental, pouvait stopper net ce qui se passait. Mais aujourd’hui, personne ne s’en soucie vraiment.
Nos responsabilités ont aussi changé. Etant donné que les photographes sont souvent les premiers à arriver en zone de conflit, on attend de nous, de plus en plus, non seulement que nous fournissions des photos et / ou des vidéos, mais aussi que nous les mettions dans leur contexte. Ainsi, à Boutcha, en Ukraine, si vous tombez sur la cour d’une maison où gisent les corps sans vie de deux hommes, vous auriez par le passé pu rédiger la légende suivante : « Les corps de deux hommes gisant dans la cour d’une maison à Boutcha ». Mais aujourd’hui, je pense qu’il est de notre responsabilité de nous informer sur le contexte et sur les événements antérieurs en nous entretenant avec beaucoup de gens, en rassemblant autant de documents que possible, en recueillant des éléments pertinents et des numéros de téléphone de contacts, pour rédiger des légendes plus informatives pour nos photos.
Vous devez pouvoir vous adapter très rapidement pour tirer parti de ce que les gens, même les soldats, attendent de vous, tout en vous assurant de toujours faire preuve de déontologie et de faire votre travail de journaliste avec intégrité.
Une préparation indispensable
Les informations et l’équipements dont vous aurez besoin pour documenter un conflit.
Essayez d’anticiper et de vous informer au maximum en lisant les médias traditionnels, le New York Times et le Guardian, par exemple. Consultez vos collègues, des attachés de presse militaires fiables et les ONG. Informez-vous auprès de journalistes et de fixeurs locaux, qui vous aideront.
Bien entendu, vous devez avoir, au préalable, suivi une formation au reportage en milieu hostile et au secourisme. [Des détails sur ces formation plus loin dans ce texte]. Il est aussi judicieux de rejoindre sur WhatsApp ou Facebook les groupes de journalistes qui se trouvent déjà où vous projetez de vous rendre.
En ce qui me concerne, j’ai du matériel standard que j’emporte pour mes reportages à l’étranger — des appareils photos, un ordinateur, un téléphone satellite, etc. — et du matériel plus spécialisé, adapté au pays et à l’actualité que je dois couvrir. Si je vais sur la ligne de front, il me faudra un équipement particulier ; si je vais en France pour couvrir des manifestations, j’aurai besoin d’un autre type de matériel.
Demandez à vos collègues qui sont déjà allés sur place de quel matériel ils ont eu besoin. Pensez aussi aux spécificités de l’endroit où vous vous rendez : des pannes de courant sont-elle à envisager ? Y a-t-il des risques sanitaires ?
Si je vais dans un pays pauvre, je devrai faire face à davantage de problèmes d’ordre médical, parce que je serai plus isolé que si j’allais dans une grande ville européenne.
Par exemple, avant de me rendre en Libye pour couvrir le Printemps arabe, j’ai mis dans mon sac un gilet pare-balles, une armure de protection et un téléphone satellite. J’avais une trousse de premiers secours et aussi de quoi purifier l’eau, comme un petit filtre à eau. Emportez une réserve de piles, des cordons qui vous permettent de brancher vos appareils sur un véhicule ou à partir d’une installation solaire. Bref, essayez d’être aussi autonome que possible.
Faites en sorte d’avoir différentes solutions de rechange pour pouvoir communiquer. Heureusement, l’époque des appels à 40 dollars la minute avec les téléphones satellite est révolue. Aujourd’hui, on peut les utiliser pour passer des appels qui coûtent 2 dollars la minute, ou pour envoyer des photos mais, et c’est extraordinaire, on peut utiliser les téléphones portables pratiquement n’importe où dans le monde.

Le maire de Kiev, Vitali Klitschko, s’adresse aux médias près de la ligne de front à Kiev, en Ukraine, en 2022. Photo : avec l’aimable autorisation de Ron Haviv, VII
Accès
Pour les journalistes de guerre, se joindre à des soldats pour avoir accès à certaines zones est peut-être controversé, mais cela reste un des moyens clés pour que les photographes puissent documenter les crimes de guerre.
Les fixeurs, sur le terrain, jouent un rôle crucial, par exemple en vous servant d’interprètes, mais aussi en vous aidant à contacter des commandants militaires ou paramilitaires, des responsables politiques, etc., pour obtenir l’autorisation de vous rendre sur les lignes de front. Il est primordial de nouer des contacts avec des sources locales. Il peut être utile de vous identifier en tant que journaliste occidental en portant l’insigne PRESSE, traduit dans la langue locale, afin que les gens se rendent compte que vous êtes un rouage indispensable pour témoigner de ce qui leur arrive. Mais cela présente aussi un inconvénient, parce que vous représentez alors le monde extérieur, et certains n’ont peut-être pas envie qu’il y ait des témoins. Dans ce cas, il est peut-être préférable de ne pas vous identifier avec l’insigne PRESSE. Chaque situation est particulière et nécessite que vous l’analysiez et preniez les décisions adéquates.
Il vous faut identifier le moyen de vous rendre sur les lieux de l’actualité à couvrir. Cela peut être très simple, par exemple en vous joignant à une unité militaire occidentale, ce qui peut impliquer de rencontrer des commandants et de demander à vos responsables éditoriaux de rédiger des courriers en votre nom. Tout dépend aussi des contacts que vous pourrez nouer, par exemple avec un attaché de presse ou une unité en Ukraine, pour pouvoir travailler de façon plus autonome.
Il y a des règles que vous pouvez contourner, et d’autres que vous devez respecter. Dans la mesure du possible, vous devez rester le plus discret possible. Mais même si vous utilisez un simple iPhone, vous pointez tout de même un objet en direction d’une personne, alors il est difficile de passer inaperçu. En fonction de votre appartenance ethnique, de votre genre, etc., soit vous vous fondrez dans la masse, soit vous vous démarquerez, et vous devrez en tenir compte. Chaque photographe doit réfléchir à la manière dont il sera perçu, en fonction de ses origines, et à l’impact que cela aura sur les rapports qu’il entretiendra avec les gens sur le terrain et sur sa capacité à travailler de manière efficace dans des contextes différents.
Pour beaucoup de journalistes, et aussi pour le grand public, les journalistes intégrés aux convois militaires, au sein des forces armées américaines par exemple, ont souffert d’une mauvaise réputation pendant la seconde guerre du Golfe. Mais cette solution est précieuse pour les photographes, s’ils veuillent rencontrer des familles de réfugiés ou des responsables politiques qui sont partie prenante au conflit. Il vous faut être présent jusqu’à ce que les gens vous oublient et qu’ils se comportent naturellement. Souvent, c’est la seule façon, pour nous, d’être témoins de crimes de guerre. Quand j’ai rencontré les Tigres d’Arkan en Bosnie, avec l’autorisation du commandant, je n’ai fait qu’être présent. Certes, ils refusaient parfois que je prenne certaines photos, mais parce que j’étais là, que je « faisais partie de leur groupe », et que je documentais ce qu’ils faisaient, ils me considéraient différemment.
Ne partez jamais en reportage en vous disant : “Je vais m’intégrer à leur convoi jusqu’à ce que je les prenne sur le fait, en train de commettre un crime de guerre ». Vous devriez plutôt avoir l’approche suivante : « Je vais voir ce qu’ils font, et je documenterai ce qui se passe sous mes yeux ».
Outils
Les photographes de guerre coopèrent activement entre eux et les applications qui les relient sont des outils essentiels.
Ces dernières années, des journalistes ont créé différents groupes sur Facebook et leurs membres partagent leurs connaissances et les enseignements qu’ils ont tirés de leur expérience. Pendant la guerre de la Russie avec la Géorgie, un de ces groupes Facebook a permis à de nombreux journalistes de partager des informations extrêmement utiles.
Aujourd’hui, en Ukraine, le partage des informations entre photographes de presse est particulièrement sophistiqué. Mais les informations proviennent aussi du gouvernement ukrainien ou de militants pro-Ukraine, qui écrivent par exemple : « telle bataille commence ici », ou « des obus viennent de tomber dans tel quartier ». Toutes ces informations sont disponibles grâce à différents groupes WhatsApp, à Telegram et aux groupes Signal. Ces informations ont été extrêmement utiles pour couvrir le conflit en Ukraine, surtout pendant le premier mois de guerre, quand différents quartiers de Kiev étaient attaqués et qu’on devait s’y rendre le plus vite possible pour documenter l’impact des attaques. Encore une fois, vous devez commencer par vous renseigner auprès de vos collègues et de vos pairs sur ces groupes. Dans le monde de la photographie de presse, les gens s’entraident énormément. Ils sont très généreux et tout à fait disposés à aider la génération montante.
Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et Reporters sans frontières (RSF) disposent de différents services qui peuvent vous aider. Par ailleurs, un nouveau service de messagerie WhatsApp de la CPJ, appelé Chat CPJ, propose des informations aux photographes en matière d’évaluation des risques, de formation en matière de sécurité, du soutien auquel ils peuvent prétendre lors de leurs préparatifs, etc. Ces conseils sont particulièrement utiles pour les photographes de guerre débutants.
Les techniques et les outils à l’attention des photographes de guerre sont également abordés et détaillés dans les cours que nous proposons, à l’Académie VII, qui sont mis à disposition gracieusement.
Sécurité
Le crowdsourcing et une formation à la survie, en particulier une reconfiguration mentale, sont indispensables en matière de sécurité.
Jamais, dans une situation dangereuse, je ne travaillerais avec ou ne me trouverais à proximité d’une personne qui n’a pas suivi une formation en bonne et due forme au reportage en milieu hostile. Ces formations (le CPJ en propose une longue liste), sont absolument essentielles, et pas seulement parce qu’il est vital de comprendre les premiers soins qui peuvent être dispensés, notamment en traumatologie (la plupart des gens n’y connaissent rien). Cette formation est très différente de l’idée que l’on peut se faire de la guerre et des conflits, quand on regarde la télévision ou un film, où on voit quelqu’un qui dit « Oh, ça tire, je vais me cacher derrière cette portière de voiture », alors que les balles pénètrent dans les portes de voiture comme dans du beurre. Ces formations changent votre manière de penser et vous aideront à survivre. Ainsi, lorsque les balles sifflent autour de vous, vous ne vous relevez pas pour voir d’où elles viennent, ce qui est une réaction normale chez beaucoup de gens, et vous ne traversez pas les champs de vision des snipers, l’un après l’autre, comme au cinéma.
Cela vaut aussi pour les camps de réfugiés et tous ces lieux où les enlèvements sont fréquents et / ou les miliciens sont omniprésents. Il vous faut vraiment suivre ces formations. Des organisations comme le Rory Peck Trust et l’ACOS Alliance aident les photographes indépendants à financer ces formations. Un grand nombre de ces cours réservent aux photographes indépendants des places qui sont soit à prix très réduit, soit gratuites, alors il n’y a aucune excuse : suivez une formation avant de partir en zone de conflit.
Le CPJ propose aussi de nombreuses ressources utiles comme ce guide pour faire passer un équipement de protection individuelle de l’autre côté d’une frontière. Mais les informations en temps réel jouent un rôle crucial en matière de sécurité, alors fiez-vous aux informations des fixeurs et de vos collègues journalistes déjà sur la zone de conflit.
Il y a aussi un aspect psychologique et affectif important quand on parle de sécurité. Des études universitaires dirigées par le Dr. Anthony Feinstein ont démontré que les journalistes de guerre, les soldats et les policiers peuvent avoir des degrés comparables de syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Ces travaux ont contribué à lutter contre le tabou lié au SSPT, dans les rédactions. Ils ont aussi encouragé les responsables à prêter davantage attention aux journalistes qui reviennent de zones de guerre, à prendre davantage conscience des signes révélateurs de SSPT, et à proposer un traitement, le cas échéant. J’ai moi-même souffert de SSPT, et je peux dire que le traitement est très efficace et qu’il n’y a pas à avoir honte. Des organisations comme le DART Center proposent un soutien important pour aider les reporters à gérer ces traumas. Le SSPT peut être cumulatif — il arrive qu’il ne se manifeste qu’après cinq reportages en zone de conflit — et il peut survenir même si on n’a pas été témoin de conflit ou de crimes de guerre.
Légendes
Il est de la responsabilité du photographe de presse d’accompagner ses photos d’informations contextuelles.
Les photographes sont responsables des légendes, mais ils peuvent collaborer avec les reporters si ceux-ci sont disponibles. Il est très important de rédiger des légendes qui soient à la fois exactes et qui replacent la photo dans son contexte. Aux débutants, il faut rappeler que si les légendes prêtent à confusion, les photos seront mal comprises. Nous sommes des photojournalistes après tout, alors si possible, la légende doit donner des informations sur les 5 W (qui, quoi, où, quand, pourquoi — en anglais : who, what, where, when, why). Il ne doit pas avoir de la place pour le doute. Si l’information fait suite à un événement antérieur, évoquez-le, pour remettre cette information dans son contexte. Le travail que nous faisons, surtout quand il s’agit de crimes de guerre, sera probablement remis en cause par des gens qui affirmeront que ce que nous disons n’est pas vrai ou qu’ils ne sont pas responsables des crimes en question.
Ne négligez pas de mettre vos légendes à jour. A Boutcha, par exemple, je faisais partie du premier groupe de photographes qui ont découvert des hommes exécutés à l’arrière d’un bâtiment. L’accès à Boutcha venait juste d’être rétabli, et personne ne savait vraiment ce qui s’y était passé, alors on a écrit ce que l’on savait. Plus tard, le New York Times a réalisé une enquête approfondie. Les journalistes ont réussi à identifier ces hommes, à déterminer ce qui leur était arrivé, et aux mains de qui. En conséquence, nos légendes initiales ont dû être mises à jour avec ces nouvelles informations vérifiées.
Si vous faites une erreur dans votre légende — et que vous travaillez pour une agence de presse fiable, dont les informations vont être reprises, comme AP, Reuters ou l’AFP — il peut être très difficile de corriger une information une fois qu’elle est sortie et qu’elle a été republiée. Si vous êtes la première personne de l’extérieur à arriver sur les lieux d’un éventuel crime de guerre, il est crucial de recueillir autant de métadonnées que possible, en fonction du matériel dont vous disposez. Si votre appareil photo ne vous permet pas de le faire, utilisez votre téléphone pour avoir une position GPS exacte, ou prenez tout simplement une photo supplémentaire avec votre portable.
Comment documenter d’éventuels crimes de guerre
Pourquoi l’objectif final est de prendre une photo où figurent à la fois la victime et le coupable.
Je n’ai jamais dit à un soldat : « Est-ce que vous vous rendez compte que vous venez de commettre un crime de guerre ? ». Mais je peux dire que les soldats et les forces paramilitaires donnent souvent l’impression qu’ils se battent pour une cause juste, par exemple, une cause nationaliste, familiale ou religieuse, et qu’ils estiment que leurs actions sont justifiées.
Utiliser les photos pour documenter des activités criminelles est secondaire : les photographes sont avant tout les yeux du grand public, nous documentons ce que nous voyons, nous le portons à la connaissance du monde.
Dans le cas de la photo d’un soldat sur le nettoyage ethnique en Bosnie — on voit un milicien en train de donner un coup de pied à une femme qui se meurt — je me suis rendu compte que, pour pouvoir défendre cette photo d’un point de vue visuel, il me fallait prendre à la fois l’un des soldats, avec son insigne bien visible, et les victimes. J’espérais simplement que les soldats passeraient à côté des victimes, pas forcément que l’un d’eux aurait le pied levé, prêt à frapper. Mais c’était une photo que je voulais absolument, pour que personne ne puisse nier les faits. Si j’avais photographié uniquement les victimes gisant au sol, cela aurait été ma parole contre la leur ; mais, avec cette photo, il est beaucoup plus difficile de contester la légende accompagnant la photographie.

Des membres d’un groupe paramilitaire serbe, les Tigres d’Arkan, exécutent des civils musulmans non armés lors de la première bataille de la guerre de Bosnie. Cette photo a été utilisée comme preuve dans le cadre de nombreuses procédures juridiques pour entamer des poursuites et prononcer des condamnations pour crimes de guerre. Photo : avec l’aimable autorisation de Ron Haviv, VII
Ces photos sont des éléments de preuve et elles permettent de sensibiliser le grand public, mais elles peuvent aussi offrir une certaine protection aux victimes. Une des photos que j’ai prises — du vice-président élu du Panama en train d’être passé à tabac par des hommes de main de Manuel Noriega — a eu une telle notoriété qu’elle a protégé, jusqu’à un certain point, la victime, Guillermo Ford, d’une autre attaque.
Sécurité du matériel et des preuves
Il est important de transférer rapidement les photos sur le cloud et de savoir lesquelles ont été publiées pour protéger à la fois les photographes, et ce qu’ils ont mis au jour.
Il ne fait aucun doute que la technologie numérique a fait évoluer la photographie. A l’époque où je prenais des photos sur pellicule, il est arrivé, lors de certains conflits, que des soldats m’arrêtent, furieux, parce qu’ils avaient l’impression que je prenais des photos. Parfois, ils enlevaient la pellicule de l’appareil photo, la déroulaient, la regardaient à la lumière du jour et concluaient : « OK, il n’y a rien là-dessus » et ils me rendaient l’appareil. Ils croyaient que je n’avais pris aucune photo, mais, souvent, ils ne connaissaient rien à la photographie.
Quand les premiers appareils numériques sont apparus, nous supprimions simplement la photo sur l’écran, mais aujourd’hui, les combattants ont davantage de connaissances. Ils savent notamment qu’il est possible de récupérer une photo qui a été effacée, alors ils confisquent tout, tous les appareils photos et toutes les cartes numériques. Ils savent aussi faire des recherches en ligne. Ainsi, si vous envoyez quotidiennement des photos à une rédaction n’importe où sur la planète et qu’elles sont publiées, les combattants peuvent facilement les voir. Aujourd’hui, il vaut mieux transférer les photos sur le cloud car elles ne pourront jamais être effacées. Malgré tout, vous risquez de tomber sur une personne qui n’aime pas votre travail, et il peut être difficile d’argumenter en votre faveur.
Dans une zone de conflit, les photographes doivent généralement s’approcher plus près d’un événement que les vidéastes, mais il nous est arrivé d’avoir des vidéastes à nos côtés dans les situations les plus difficiles. Ils ont aussi la possibilité d’enregistrer les sons, ce qui peut rendre beaucoup plus impressionnant ce qui n’est pas a priori très visuel. Et, avec les caméras des téléphones portables, il est bien sûr beaucoup plus facile de nos jours de faire des vidéos dans des situations délicates.
Pour documenter les manifestations et la guerre, nous utilisons toujours du matériel traditionnel, c’est-à-dire des appareils reflex numériques (APRN). Mais étant donné que les caméras et les appareils photos des smartphones sont de très bonne qualité, on peut se faire plus discret et ne pas avoir à brandir des appareils sous le nez de personnes stressées. Cela peut aussi faciliter les choses quand on demande à se joindre à des forces armées.
Pour les besoins d’un film que j’ai réalisé dans le cadre du Printemps arabe en Libye, j’ai utilisé un DSLR pour les vidéos et les photos, ainsi qu’un iPhone pour les photos. J’ai jonglé entre les deux, selon la situation.
Images effroyables
Il est important de continuer à documenter les atrocités commises en temps de guerre, mais efforcez-vous de faire des photos qui marqueront les esprits.
Il vous faut parfois trouver le juste équilibre pour publier des preuves de crimes de guerre éventuels, surtout quand vous documentez une actualité particulièrement macabre ou choquante. Récemment, le New York Times a publié en première page la photo explicite d’une famille ukrainienne tuée à Irpin. La consoeur qui avait pris la photo, Lynsey Addario, a salué le journal pour l’avoir mise en avant. Je suis d’accord pour dire que c’était très courageux de la part du quotidien et assez inhabituel pour un organe de presse américain.
Pour prendre de telles décisions, il faut faire la part des choses, entre d’un côté faire preuve de respect envers les victimes et, de l’autre, avoir un impact et tenir compte de l’environnement médiatique. Il arrive que les photographes doivent faire pression pour qu’une photo soit publiée de manière à ce qu’elle soit vue par un large public. Mais vous devez accepter que des photos de crimes de guerre ou de leurs victimes ne peuvent pas être publiées quotidiennement. Ceci étant dit, les responsables éditoriaux doivent aussi faire très attention à ne pas devenir insensibles aux atrocités commises, à ne pas dire : « Nos lecteurs ou téléspectateurs ont déjà vu quelque chose de semblable la semaine dernière, alors ce n’est pas la peine ». Ce serait faire preuve d’un manque de respect terrible. Ce serait aussi une injustice faite à l’actualité en question. On devrait plutôt se poser la question suivante : « Pourquoi ces massacres de civils continuent-ils ? ». Il est de notre responsabilité, en tant que médias d’information, de rappeler aux gens, au quotidien, les crimes qui continuent d’être commis.
Je ne dirais pas que je cadre mes photos en anticipant des décisions éditoriales, mais je fais très attention à la manière dont je les cadre, en fonction de l’esthétique. Je suis parfaitement conscient du fait que la plupart des gens ne peuvent pas regarder la photo explicite d’un corps déchiqueté. Même si elle est publiée, il est fort possible qu’ils passent rapidement à la page suivante, parce qu’elle est insoutenable. Si c’est le cas, cela signifie que la photo est ratée. Une photo réussie, pour documenter un éventuel crime de guerre, attirera l’attention du lecteur, et elle aura beaucoup plus d’impact. Je veux qu’une connexion s’établisse entre la personne qui regarde et l’image. Le revers de la médaille, pour moi, c’est que l’on m’a accusé de faire des photos de guerre racoleuses. Je comprends ces critiques, mais je les rejette. Je veux faire en sorte que les gens regardent les photos, parce que s’ils ne le font pas, à quoi bon ?
L’impact des photographes de guerre femmes
Certaines femmes font le même travail que les hommes dans le cadre de conflits, mieux même parfois, alors que pendant longtemps, les photographes de guerre étaient principalement des hommes, surtout au Vietnam et pendant la Seconde guerre mondiale, avec quelques exceptions notoires. Aujourd’hui, les femmes impriment leur marque, par exemple Lynsey Addario, Heidi Levine et Carol Guzy, qui a remporté quatre prix Pulitzer, un record chez les photographes de presse. Ce sont des photographes exceptionnelles, qui doivent surmonter des obstacles particuliers et qui ont des points de vue uniques. Dans le monde musulman, par exemple, elles ont accès à un monde fermé aux hommes mais, en même temps, il arrive qu’elles soient extrêmement mal traitées dans certaines sociétés patriarcales. Par ailleurs, la violence et les abus sexuels constituent un danger bien plus important pour les photographes de presse femmes, et l’évaluation des risques qu’elles courent peut être complètement différente de celle de leurs homologues masculins.
A l’Académie VII, la branche pédagogique de la Fondation VII, nous nous efforçons de traiter tous nos étudiants sur un pied d’égalité, qu’il s’agisse d’hommes, de femmes ou de journalistes non binaires. Nous voulons aider la génération montante pour qu’il y ait un plus grand équilibre dans le monde de la photographie de presse.
Intervenir
Intervenez si vous le pouvez, plutôt que d’être uniquement témoin, mais réfléchissez bien aux risques que vous prenez si vous venez en aide aux victimes.
Il n’y a pas de règle immuable concernant les éventuelles interventions des photographes de guerre. C’est vrai, vous documentez des situations de vie ou de mort sur lesquelles vous pourriez potentiellement avoir une influence, mais vous pourriez vous aussi vous retrouver dans la même situation. C’est à vous de décider de ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire et, si vous décidez d’intervenir, d’évaluer les risques que vous courez. Il m’est arrivé d’être en mesure d’aider des gens — en Haïti et en Afghanistan, par exemple. Dans d’autres circonstances, je n’ai rien pu faire, mais, au moins, j’ai pu documenter ce qui se passait.
Par exemple, quand je’ai embarqué avec les Tigres d’Arkan, en Serbie, dans la ville frontalière de Bijeljina en Bosnie en 1992, j’ai photographié un musulman albano-macédonien appelé Hajrush Ziberi, qui est devenu l’un des premiers prisonniers de guerre en Bosnie. Ils l’ont jeté à terre, il a levé les mains en l’air et m’a imploré du regard de l’aider. Mais je ne pouvais rien faire. Ils ont fini par l’emmener dans un bâtiment. Soit il est tombé de là, soit il a été défenestré, mais il a atterri à mes pieds. Il a été emmené dans une maison, et je ne l’ai plus jamais revu. Je l’ai cherché à l’hôpital le lendemain. Douze ans plus tard, ses restes ont été identifiés grâce à un test ADN. Quand je suis allé voir ses parents pour leur expliquer ce qui s’était passé, je m’attendais à ce qu’ils m’en veuillent de ne pas l’avoir aidé, mais ils se sont empressés de sortir tous les journaux et tous les magazines qui avaient publié mes photos de leur fils et ils m’ont dit : « Merci d’avoir donné un sens à sa mort ». J’ai trouvé que c’était tout simplement incroyable. Ils avaient le sentiment que mes photos avaient eu un impact et, en fait, ces photos ont été utilisées, avec d’autres, à La Haye comme preuve qu’un crime de guerre avait été commis.
Etudes de cas
Risque élevé d’agressions sexuelles contre les photographes femmes
Les photographes de presse femmes sont toujours plus exposées que leurs collègues masculins à la discrimination sexuelle et aux agressions sexuelles. Lors des attaques généralisées contre la presse pendant les manifestations du Printemps arabe en Egypte, j’ai été témoin de violences sexuelles. Avec mon collègue Chris Hondros, nous avons dû protéger une consoeur pour qu’elle puisse traverser la foule en toute sécurité, alors qu’elle était prise à partie par les hommes.
Embarqués avec des soldats dans le cadre de la guerre en Ukraine
Si vous examinez la façon dont le New York Times couvre la guerre en Ukraine, vous constaterez que plusieurs de ses photographes — Tyler Hicks, David Guttenfelder, Mauricio Lima — embarquent avec certaines unités de combat de manière quotidienne, ou qu’ils travaillent à un reportage sur les postes de premiers secours, parce qu’ils estiment que c’est important, même si cela implique de rater l’occasion de prendre d’autres photos ailleurs. Il y a aussi un certain nombre de photographes indépendants qui passent des mois entiers de leur temps libre à vivre comme les soldats, par exemple, et à documenter leurs conditions de vie. Ils ne sont pas payés pour ces jours, mais, à terme, ils livreront un reportage qu’ils estiment important.
Ron Haviv est directeur et cofondateur de la VII Foundation et cofondateur de l’agence de photos VII. Au cours des trois dernières décennies, il a couvert plus de 25 conflits et travaillé dans plus de 100 pays. Son travail, qui a remporté de nombreux prix, est exposé dans des musées et des galeries du monde entier.