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Les médias d’enquête ont besoin de diversité

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De la pandémie internationale de coronavirus aux remises en question qui ont suivi les manifestations de Black Lives Matter, l’année 2020 a mis en exergue un certain nombre de failles dans la société.

Les organisations s’interrogent sur leurs responsabilités et le journalisme n’a pas été épargné par ce moment de remise en cause. Dans un certain nombre de grands médias aux États-Unis, on a assisté à des démissions et à des protestations du personnel concernant le manque de diversité raciale.

Bien sûr, ce n’est pas un problème uniquement lié aux États-Unis. Une étude récente de l’Institut Reuters, qui a examiné une centaine d’organes de presse dans cinq pays et quatre continents, a révélé que les postes de direction des principaux médias sont généralement beaucoup plus occupés par des blancs que par les représentants des populations qu’ils servent. Dans l’ensemble, au Brésil, au Royaume-Uni, en Afrique du Sud, en Allemagne et aux États-Unis, seuls 18 % des 88 rédacteurs en chef étaient non blancs, contre 41 % de la population en général. Au Brésil, où la population est majoritairement non blanche, les recherches n’ont permis de trouver qu’un seul rédacteur en chef non blanc ; aux États-Unis, il y en avait deux.

Les données exactes sur la composition des équipes de journalistes d’investigation dans le monde sont rares mais l’on craint que ce domaine de niche mais prestigieux ne soit toujours dominé par un ensemble de personnes peu diversifié. C’est pour cette raison que le National Press Club des États-Unis a récemment organisé un panel sur la manière de recruter des équipes diversifiées de journalisme d’investigation.

Dans le cadre des interviews faites pour écrire cet article, des journalistes du monde entier suggèrent que le journalisme d’investigation reste un domaine ayant qui du mal à attirer, former et retenir les journalistes de couleur et ceux d’origines diverses.

« Je voulais faire ça depuis longtemps, mais j’étais très intimidée par l’idée de devenir journaliste d’investigation », a déclaré Zanele Mji, ancien reporter de l’organisation sud-africaine d’investigation amaBhungane. « Maintenant je comprends pourquoi, parce que je ne voyais personne comme moi le faire. »

Zanele Mji, journaliste d’investigation sud-africaine. Photo : Avec l’aimable autorisation de Zanele Mji

Zanele Mji, une Sud-Africaine noire de 32 ans, se souvient que peu de personnes de couleur -et encore moins des femmes de couleur- étaient reconnues dans le journalisme d’investigation lorsqu’elle est a commencé à travailler dans ce secteur en 2017, malgré l’héritage des célèbres journalistes noirs de l’époque de l’apartheid, Henry Nxumalo et Nat Nakasa.

« Je savais juste que la façon dont l’Afrique du Sud fonctionne est extrêmement injuste », a déclaré Zanele Mji, qui a fait un reportage sur les disparité autour de la propriété foncière dans le pays, montrant que c’est un système qui continue de porter préjudice aux Sud-Africains noirs. À l’époque où les fuites dites « Gupta » – la mine de documents révélant les liens de corruption entre les frères Gupta, nés en Inde, et le gouvernement sud-africain – faisaient les plus gros titres de l’actualité, les articles de Zanele Mji provenaient de « pauvres noirs qui ont été lésés ».

Selon l’étude de Reuters, l’Afrique du Sud compte une majorité de rédacteurs en chef non blancs, soit 68 %. Et les enquêtes de Zanele Mji sur les expulsions de terres ont reçu une mention spéciale au prix du journalisme d’investigation Taco Kuiper en 2018. Mais même un regard rapide sur la liste des prix prestigieux décernés dans le domaine du journalisme d’enquête ces dernières années révèle un manque de diversité.

Les questions de diversité diffèrent des États-Unis à l’Europe, aux pays du Sud. Elles incluent l’origine ethnique, la religion, le sexe, la représentation socio-économique, la langue, et même les environnements urbains et ruraux. Nous avons voulu savoir comment les questions de diversité sont traitées dans les rédactions du monde entier et ce que font les médias pour rétablir l’équilibre.

Donner une voix aux femmes rurales

Les enquêtes qui ont un impact ne sont pas toujours des comptes rendus exhaustifs de la corruption mondiale. Les histoires hyperlocales ont aussi leur importance. Comme celle couverte par un journal d’investigation en Inde, Khabar Lahariya, qui a mis en évidence comment le bétail errant, abandonné par des agriculteurs appauvris, est un symptôme de l’aggravation de la crise climatique dans le nord du pays et de l’incapacité de l’État à donner la priorité aux pauvres.

Khabar Lahariya est un journal qui raconte l’histoire de femmes indigènes « dalits » (« intouchables ») marginalisées, une communauté exclue dans le système hiérarchique des castes en Inde. Meera Jatav, la fondatrice de la publication, est fière qu’après leur enquête, le sujet ait fait son chemin jusqu’à provoquer un débat parlementaire à New Delhi.

« Le patriarcat est dans notre vie quotidienne, nous l’affrontons, nous le traitons, nous négocions avec lui, de nos maisons à tout ce que nous faisons à l’extérieur », explique Meera Jatav. Après avoir fondé un journal dont le personnel est presque exclusivement féminin et compte 80 000 lecteurs, Meera Jatav a même créé le Collectif Chitrakoot, une organisation médiatique féministe, qui porte le nom du district où elle est basée.

« C’est une bataille quotidienne et constante pour nous, en tant que femme, de pouvoir faire un travail, de pouvoir aller à l’extérieur, de pouvoir faire quelque chose comme un reportage, ce qui, pour une femme, dans ces régions, peut paraître inouï, même aujourd’hui. »

Au cours de sa carrière, qui s’est étendue sur plus de deux décennies, Meera Jatav a été la risée de tous, a vu ses efforts sabotés, sa caste et son parcours scrutés de près par des fonctionnaires qui ne croient pas qu’une femme dalit puisse être journaliste d’investigation.

Lorsqu’elle et les autres femmes de Khabar Lahariya et du Collectif Chitrakoot ont réclamé des comptes en tant que journalistes, les agents de l’Etat ont exigé de connaître d’abord leur nom de famille ou, à défaut, la profession de leur père, afin d’établir leurs antécédents et de savoir si elles méritent qu’on leur réponde. Dans les salles de rédaction, cette forme de préjugé est plus subtile, mais certainement répandue.

« Il y a des sentinelles », explique Priyanka Kotamraju, rédactrice en chef du collectif. « Dans toutes les institutions, qu’elles soient à but non lucratif ou nationales, la présence de dalits et de journalistes indigènes reste minuscule, même aujourd’hui. Il n’y a guère de rédacteurs en chef qui occupent des postes de haut niveau qui soient dalits ou indigènes, ou qui viennent de ces milieux ».

« Même si des femmes de couleur ou issues de groupes marginalisés parviennent à entrer dans les médias, leur rôle est limité, leur évolution est limitée », constate Meera Jatav. « Leurs identités sont généralement effacées et elles ne sont jamais vues ou montrées comme appartenant à un groupe marginalisé, ce qui rend invisible beaucoup de situations de racisme systémique auxquelles elles sont confrontées sur leur lieu de travail. Ils n’en parleront pas parce qu’ils ne voudront pas parler pas de votre identité ».

Pour les journalistes du Collectif Chitrakoot et de l’organisation de journalisme d’investigation Agência Pública au Brésil, la création d’une plateforme alternative est un moyen de contourner les barrières invisibles et les hiérarchies des médias traditionnels.

En tant que première organisation d’investigation à but non lucratif du Brésil, Agência Pública a été motivée par la nécessité d’accroître la couverture des droits de l’homme dans le pays.

Natalia Viana, de l’agence brésilienne Agencia Publica. Photo : Avec l’aimable autorisation de Natalia Viana

« De nombreuses femmes journalistes ont rejoint l’équipe », a déclaré la co-fondatrice Natalia Viana de l’équipe de reporters qui s’est constituée pendant la période de démarrage d’Agencia Publica. « Pour nous, il est alors devenu évident que les femmes étaient plus ouvertes pour aider à établir quelque chose de complètement nouveau, et aussi que nos besoins spécifiques et nos préoccupations détermineraient naturellement le déroulement du travail, les relations institutionnelles, la couverture et l’identité de l’organisation ».

Cela signifie que les questions de genre n’ont pas été négligées et que l’inclusion des voix des groupes marginalisés a fait partie de la direction éditoriale de l’agence, en particulier lorsqu’il s’agissait d’enquêter sur la corruption et les abus de pouvoir dans les zones rurales et forestières du Brésil.

« Ce sont certainement les personnes les mieux informées sur les abus de pouvoir, les violations commises par les entreprises, les politiciens et les gouvernements », affirme Natalia Viana par e-mail. Cette année, Agencia Publica s’associe à dix autres organismes de presse pour étendre son audience à un public plus large et plus diversifié, avec de jeunes présentateurs noirs et indigènes qui utilisent Instagram pour présenter et produire des reportages.

Natalia Viana souligne également un point clé concernant la diversité et la direction éditoriale : C’est souvent la personne qui s’assied à la table qui décide des enquêtes à mener et des sujets qui recevront des ressources clés. En ce sens, Natalia Viana estime qu’une équipe plus diversifiée peut aider.

« Mais bien sûr, nous sommes des journalistes, il est donc naturel que notre travail consiste à décider quelles enquêtes doivent être prioritaires à un moment donné », précise Natalia Viana, dont l’agence a reçu des dizaines de prix pour des articles publiés dans plus de 1 300 agences de presse internationales. « Nous nous concentrons toujours sur les histoires qui ne sont pas couvertes par d’autres, afin d’optimiser les ressources et l’impact, et ce qui est pertinent pour le Brésil maintenant ».

Prendre conscience de la diversité au sein des communautés

En Malaisie, le personnel de l’agence d’information purement numérique Malaysiakini, voit les questions de diversité sous un angle différent. Tout d’abord, il y a leur audience. Spécialisé dans les articles sur la corruption et les communautés marginalisées, le média publie en quatre langues – bahasa, chinois, anglais et tamoul – afin de toucher un public aussi large que possible. Leur couverture spéciale de la pandémie de Covid-19 est ensuite traduite en birman, en népalais et en bengali, afin d’atteindre la vaste communauté de travailleurs migrants du pays.

Aidila Razak, rédactrice en chef des grands reportages de Malaysiakini. Photo : avec l’aimable autorisation de Malaysiakini

Ensuite, il y a les aspects pratiques du reportage dans un pays dont la composition ethnique est riche et variée (62% de Malais ; 21% de Chinois ; 6% d’Indiens ; 11% d’autres communautés). La rédaction de Malaysiakini est ethniquement diversifiée, une décision délibérée de la direction.

Aidila Razak, rédacteur en chef des reportages spéciaux de Malaysiakini, a réalisé des reportages approfondis sur les effets de la déforestation et a suivi les voyages des enfants migrants non accompagnés. Aidila Razak dit qu’elle porte un hijab pour couvrir certains sujets, ou qu’elle envoie un journaliste masculin pour couvrir des événements sensibles afin de ne pas devenir, elle-même sujet de l’article.

Mais dans certains cas, comme lors d’une randonnée dans la jungle avec des guides indigènes conservateurs pour découvrir les effets de la déforestation, Aidila Razak y va tout simplement. « Je me considère comme une journaliste, pas comme une femme journaliste », dit-elle.

Elle est plus préoccupée par les contraintes sociétales auxquelles les femmes sont confrontées et qui, combinées aux longues heures de travail et les bas salaires du journalisme d’investigation, pourraient conduire les femmes à se retirer des projets d’investigation à long terme, en particulier dans les salles de rédaction indépendantes relativement petites comme Malaysiakini.

Promouvoir la diversité dans un climat difficile

La dernière décennie a été brutale pour l’industrie de l’information, avec la fermeture d’anciens journaux locaux – ou confrontés à des difficultés financières extrêmes – et le licenciement de milliers d’employés dans les médias numériques, pendant que les syndicats de journalistes exhortent les entreprises de presse à élaborer des plans d’urgence pour éviter de nouvelles coupes. Et les experts affirment que cela aussi a eu un impact sur la diversité.

« Je pense que lorsque le secteur a fait une chute libre, le recrutement a été mis de côté », a déclaré Maria Carrillo, rédactrice en chef adjointe du Tampa Bay Times, dans l’Investigative Reporters and Editors Journal (le magazine des journalistes d’investigation) au début de l’année. « Et il n’y a pas eu d’engagement renouvelé pour embaucher à nouveau en étant vigilant comme cela semblait être le cas auparavant ».

Les journalistes d’origines diverses peuvent encore vivre l’isolement d’être les seuls représentants de leur ethnie ou de leur sexe, voire de leur milieu socio-économique particulier, dans une équipe ou une salle de rédaction, et sont souvent obligés de devenir de facto la voix de cette communauté. De plus, certains journalistes aux États-Unis ont le sentiment d’être limités à la couverture de leur communauté, ou à la couverture des questions raciales ou liées à la diversité. Si ces reportages sont nécessaires, ils limitent les journalistes qui pourraient apporter beaucoup plus.

« On ne donne pas d’opportunités aux Noirs dans les grandes publications », déclare Ron Nixon, qui a été promu au poste de rédacteur en chef des enquêtes internationales de l’Associated Press en mars de cette année. Ron Nixon, lui-même noir, qui a travaillé auparavant comme correspondant sur la sécurité intérieure du New York Times, a grandi en voulant devenir comme Bob Woodward, le journaliste qui a révélé l’affaire du Watergate. Le fait de voir des journalistes noirs comme le correspondant de CBS Ed Bradley et le journaliste Les Payne, lauréat du prix Pulitzer, lui a permis de se dire qu’une carrière dans le journalisme d’investigation était possible.

Ne pas donner à un ensemble plus diversifié de journalistes la possibilité de travailler dans le journalisme d’investigation est une occasion manquée, regrette Ron Nixon, qui est également cofondateur de la société américaine Ida B. Wells pour le journalisme d’investigation, dont la mission est « d’accroître les rangs, le maintien et le profil » des journalistes d’investigation de couleur.

Ron Nixon cite le travail de la journaliste égyptienne Maggie Michael, dont le travail sur les atrocités de la guerre au Yémen lui a valu, ainsi qu’à ses collègues et à l’AP, un prix Pulitzer en 2019.

« C’est ce qui manque quand on n’élargit pas le champ d’action pour inclure les personnes de couleur, parce qu’ils et elles apportent des perspectives différentes, des idées différentes, et une vision du monde différente « , conclut-il.


Lynsey Chutel est une journaliste indépendante qui vit à Johannesbourg, en Afrique du Sud. Elle a écrit et réalisé des reportages sur le genre, l’identité, le développement, la culture et l’actualité quotidienne dans certaines régions d’Afrique orientale et australe. Ses reportages ont été publiés dans le New York Times, l’Associated Press, Quartz, The Guardian et le Washington Post.

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