Illustration: Marcelle Louw for GIJN
Guide électoral à l’usage des journalistes d’investigation : par où commencer
Note de la rédaction : Ce guide a été mis à jour et révisé en vue des échéances électorales de 2024. La version originale, parue en 2022, est disponible ici.
« Nous saurons si la démocratie vit ou meurt d’ici la fin de 2024. » Cette analyse de la lauréate du prix Nobel de la paix et journaliste d’investigation Maria Ressa, citée dans les colonnes de Politico, souligne l’enjeu des élections de cette année.
Les élections de 2024 – présidentielles, législatives comme locales, dans plus de 60 pays – concernent plus de citoyens que les élections de n’importe quelle année précédente. Elles pourraient avoir un impact majeur sur les droits et libertés pour des années à venir.
Désinformation, ingérence étrangère, intimidation d’électeurs, autoritarisme croissant, corruption électorale, retrait du droit de vote des minorités, violences en tout genre… De nombreuses menaces planent sur ces élections.
La démocratie s’est largement érodée dans de nombreux pays ces 20 dernières années, à mesure que des « autocrates élus » ont consolidé leur pouvoir par le biais d’alliances corrompues avec des oligarques et d’autres dirigeants autoritaires. Les algorithmes des réseaux sociaux ont permis à la désinformation et aux discours de haine de supplanter les informations vérifiées, des États autrefois démocratiques alimentent les peurs xénophobes et les théories du complot pour remettre en cause les libertés publiques et la liberté de la presse. On a vu un régime autocratique, la Russie, envahir une grande démocratie d’Europe de l’Est, l’Ukraine. On a aussi vu Israël, une démocratie, envahir et occuper des territoires.
Le journalisme d’investigation permet d’identifier ces abus, et joue parfois même un rôle direct dans la sauvegarde des démocraties. En révélant un vaste système de corruption qui menaçait la démocratie en Afrique du Sud, l’enquête collaborative #GuptaLeaks, paru en 2018, a ainsi conduit à l’éviction du président Jacob Zuma et de ses soutiens. Cela illustre également l’impact des médias dans les démocraties parlementaires, où les citoyens votent pour un parti plutôt que pour un président : des révélations en série peuvent pousser le parti au pouvoir à se débarrasser de ses membres corrompus et d’instituer des réformes déontologiques.
Chaque État dispose de règles électorales qui lui sont propres, et celles-ci peuvent évoluer à grande vitesse. Ce guide en cinq parties est conçu pour mettre en lumière certaines des menaces communes (et donc certains des meilleurs sujets d’enquêtes) qui planent sur les électeurs où qu’ils soient, ainsi que des techniques innovantes pour mettre au jour les responsables de ces abus. Bien sûr, de nombreux pays, tels que la Russie, l’Iran, le Venezuela et l’Algérie, organisent des élections qui n’en sont pas vraiment. Dans ces pays, des lois répressives et la répression subie par les partis d’opposition invalident très largement le résultat des urnes. Des journalistes chevronnés expliquent pourtant qu’il reste utile de mettre au jour ces pratiques : les citoyens doivent être informées sur la vraie nature des scrutins auxquels ils sont conviés de participer, parfois à l’aide de réseaux VPN, de nouvelles applications de contournement de la censure ou encore de la radio à ondes courtes. N’oubliez pas que les soutiens étrangers de régimes autocratiques peuvent faire l’objet de poursuites dans leur pays, et sont donc une source de sujets d’enquête particulièrement riche.
Parmi les élections les plus importantes de 2024 : des scrutins qui pourraient amener un changement profond au Mexique, en Afrique du Sud, au Pakistan, en Roumanie et en Inde, ainsi qu’au Parlement européen et au Royaume-Uni, voire dans des pays qui ont récemment connu des coups d’État, comme le Mali et le Tchad.
Le scrutin qui devrait avoir l’impact le plus important à l’échelle mondiale reste toutefois celui des États-Unis, où plane la menace du retour d’un homme à tendance démagogique et autocratique, de la violence politique et d’un régime minoritaire. Menaces qui concernent également des pays qui prennent souvent exemple sur les États-Unis. Étant donné que l’ancien président Donald Trump – mis en examen dans le cadre de nombreuses procédures judiciaires – représente le parti républicain à l’élection présidentielle de cette année, les journalistes auront besoin de toute une panoplie d’outils pour enquêter sur sa campagne électorale, qui risque de ne pas être conventionnelle. Les journalistes auront besoin de ressources pour suivre toutes ces évolutions simultanément. (On peut notamment citer le blog Lawfare, qui suit de près les nombreux procès criminels concernant Donald Trump, ainsi que les procédures visant à contester son éligibilité dans plusieurs États. Democracy Toolkit, une ressource importante créée par Hearken, Election SOS et le Center for Journalism and Democracy, comprend une liste d’experts et pourrait s’avérer pertinente pour les élections dans de nombreux pays.)
Le traitement conventionnel de l’actualité politique par les médias, qui s’apparente au jeu des petits chevaux, n’est pas à la hauteur de l’enjeu des élections actuelles, où il s’agit de mettre au jour les risques qu’encourent nos démocraties, ou de couvrir les agissements des personnes responsables de ces abus. Les médias indépendants et les journalistes d’investigation doivent regarder sous le capot des élections, sans oublier de se protéger et de protéger à la fois leurs sources et la liberté d’expression contre les nombreuses attaques d’acteurs antidémocratiques. Pour ce faire, les journalistes doivent faire preuve de courage et de discipline, se soutenir entre eux, trouver des sources courageuses et mettre à profit des outils innovants.
Comment faire que votre enquête ait un écho dans une société fracturée
Dans les sociétés politiquement polarisées, de l’Inde à l’Afrique du Sud en passant par les États-Unis, les journalistes d’investigation s’inquiètent du fait que même les informations exclusives concernant des malversations électorales risquent de ne pas « faire bouger l’opinion publique », voire de n’avoir aucun impact du tout. En cause : une méfiance accrue du public envers le journalisme, à mesure que la population se détourne des informations contraires à ses biais existants. De l’avis de plusieurs experts, certaines méthodes pourraient néanmoins aider les journalistes à atteindre un public a priori hostile.
- Transformer les données en infographies. Les électeurs aiment « découvrir » la vérité par eux-mêmes, à partir de données clairement affichées, plutôt que de la lire dans un texte. La journaliste chevronnée Amanda Ripley confie à GIJN : « Une solution à court terme consiste à présenter l’information sous forme d’infographie. Avec un très bon graphique, on a l’impression de réfléchir par soi-même, de tirer ses propres conclusions. »
- Collaborer avec d’autres rédactions, y compris des médias rivaux et étrangers. Il est plus difficile de rejeter les résultats d’une enquête électorale en l’accusant d’être biaisée si plusieurs médias dressent le même constat. En travaillant à plusieurs on peut également s’appuyer sur un éventail de sources et de compétences plus large – et chaque média peut amplifier le travail des autres grâce à une promotion croisée.
- Inclure une boîte explicative « Pourquoi nous avons réalisé cette enquête ». Selon les spécialistes des médias, expliquer les raisons de choix éditoriaux aide à renforcer la confiance du public, à lutter contre des comparaisons fallacieuses et à montrer aux électeurs pourquoi le sujet devrait les concerner.
- Être à l’écoute – des sources comme du public en général. Selon les experts, les rédactions devraient demander activement à leur public : « Sur quel sujet souhaitez-vous que nous enquêtions ? » Pour cela, les journalistes peuvent rencontrer différentes communautés et leur poser des questions ouvertes.
- Éviter d’adopter un ton méprisant. Les gros titres qualifient parfois le comportement des partis politiques de « surréaliste », « bizarre » et « absurde ». Selon les chercheurs, ce ton dédaigneux déplait à un grand nombre de lecteurs.
- Accéder aux jeunes électeurs avec des formats alternatifs. Les podcasts d’investigation et les récits dits de « scrolly-telling » conçues pour les smartphones font partie des formats qui ont un impact sur les jeunes citoyens qui se sont désengagés des médias traditionnels.
- Corriger le vaste écart de « méta-perceptions » tribales. Partout dans le monde, la recherche montre que les soutiens de tel ou tel parti font l’objet d’une détestation bien moins intense qu’ils ne le pensent. Les journalistes ont eu l’occasion de démontrer que beaucoup d’électeurs se sentent plus haïs qu’ils ne le sont vraiment. Ainsi, une étude aux États-Unis a montré que 49 % des démocrates et 47 % des républicains pensaient que les membres de l’autre parti ne les aimaient pas simplement en raison de leurs opinions politiques, alors qu’en fait, seulement 18 % des soutiens de chaque parti n’aimaient pas les soutiens de l’autre.
Certains dirigeants sans scrupules cherchent à fracturer la société, en mettant les électeurs en opposition les uns avec les autres. Les chercheurs préviennent qu’après “la troisième vague de démocratisation » des années 1970 et 1980, une « troisième vague d’autocratisation » voit désormais le jour, dans laquelle les dirigeants autoritaires s’inspirent des tactiques mises en œuvre par leurs pairs pour éroder les institutions démocratiques, promulguer des lois répressives, externaliser la violence et l’intimidation, et contrôler l’information.
Ces dirigeants autoritaires peuvent également créer un contexte qui défavorise l’opposition. Par exemple, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán – dont le parti, Fidesz, a remporté une majorité parlementaire importante en 2010 – a radicalement réécrit la constitution de son pays, lui donnant, à lui et à son parti, un moyen facile de truquer les élections futures en sa faveur. Selon les chercheurs, même dans les pays où les partis autoritaires gagnent les élections de peu – comme en Pologne – les institutions démocratiques peuvent être érodées, étape par étape, jusqu’à générer des résultats tout aussi drastiques. Les journalistes d’investigation peuvent mettre au jour ces efforts.
Étude de cas RISE Moldova : une méthodologie d’enquête en période électorale
Les bases de données mondiales comme locales, si tant est qu’elles soient fiables, sont d’excellentes ressources pour se poser les bonnes questions, trouver des liens et vérifier des faits. Cependant, Vladimir Thorik, rédacteur en chef russophone du média d’enquête RISE Moldova – membre du GIJN affilié également à l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) – souligne que la plupart des informations exclusives les plus importantes sur les mauvaises conduites électorales commencent par des sources humaines ou des fuites de documents, que complètent ensuite des recherches au sein de bases de données et des réseaux sociaux ainsi que l’emploi d’outils en sources ouvertes.
En 2020, l’enquête « Kremlinovici » réalisée par Vladimir Thorik et son équipe a suivi une méthode éprouvée qui peut s’appliquer à ne nombreux sujet différents. Il explique que l’enquête a commencé par une fuite d’informations provenant d’une source anonyme qui avait apprécié les précédents reportages politiques de RISE Moldova. Le média a ensuite approfondi son enquête en interviewant d’autres sources et en vérifiant les informations grâce aux Archives Chernov, une base de données, avec l’aide du Centre de dossiers russes.
RISE Moldova a ainsi pu mettre au jour les liens étroits qui unissaient la campagne pour faire réélire celui qui était alors le président de la Moldavie et les services de renseignement russes. En outre, le média a documenté les violations des lois électorales, a trouvé plusieurs liens commerciaux entre la famille du président et des entreprises russes, et a révélé que huit visiteurs mystérieux de la présidence et du siège du parti au pouvoir étaient des « conseillers en technologie électorale » dépêchés par le Kremlin. RISE Moldova a même montré comment certains discours nationaux et slogans de campagne ont été préparés par une unité secrète russe spécialisée dans les opérations d’ingérence électorale à l’étranger.
Les reportages de Vladimir Thorik sont un modèle de journalisme électoral. On en tire les conseils suivants :
- Développez des sources humaines au sein des campagnes, des organisations de la société civile et de la justice.
- Enquêtez sur les réseaux financier et politique des candidats, en utilisant les réseaux sociaux et des bases de données comme OpenCorporates et Aleph. RISE Moldova s’est servi de la base de données Archives Chernov, qui s’appuie sur des fuites de documents russes.
- Identifiez les menaces électorales – telles que l’ingérence russe, dans ce cas – signalées par vos sources, et recherchez activement les signes d’agissements antidémocratiques.
- Attirez à vous les lanceurs d’alerte en réalisant des reportages politiques courageux, rassurez-les en utilisant des canaux cryptés comme Protonmail pour le partage de documents et Signal pour les communications.
- Utilisez des outils de recherche sur les réseaux sociaux pour suivre les réactions politiques, la désinformation et l’impact des malversations qui font l’objet de votre enquête.
- Collaborez avec d’autres rédactions ou des ONG qui pourraient disposer de meilleures sources ou d’informations plus approfondies sur les personnages influents sur lesquels vous enquêtez. RISE Moldova a collaboré avec le Centre de dossiers russes pour approfondir ses recherches sur le département du Kremlin chargé d’influencer les élections étrangères.
- Renseignez-vous sur les règles électorales – la loi moldave et la Commission électorale centrale, dans ce cas – et vérifiez si ces règles sont respectées.
- Descendez dans la rue pour mener des interviews en personne, et notez toutes les sources internes possibles proches des campagnes lors de rassemblements et d’événements publics – y compris les conducteurs, les cuisiniers et les photographes de campagne. Prenez en photo les visages d’inconnus qui interagissent avec le personnel de campagne pour une analyse ultérieure.
- Utilisez des outils open source pour identifier et suivre les protagonistes. L’équipe de Vladimir Thorik a utilisé des outils tels que PimEyes et Findclone pour identifier les « consultants électoraux » externes que leurs sources ne reconnaissaient pas.
- Faites appel à des experts et à l’analyse des données pour démontrer comment ces malversations ont pu modifier les résultats de l’élection, ou comment des tactiques similaires ont déformé des élections tenues dans d’autres pays.
« Pour une révélation importante lors d’une élection, vous avez besoin d’informations primaires que vous ne pouvez trouver dans aucune base de données, ce qui implique de s’appuyer sur des sources humaines bien placées ou sur une fuite de documents », nous confie Vladimir Thorik. « Mais vous avez besoin de ces bases de données pour vérifier les faits et pousser vos recherches plus loin, notamment en vous focalisant sur certains individus. » Par exemple, le premier tuyau reçu par Vladimir Thorik a révélé le nom d’utilisateur en ligne « Kremlinovici » que le président de la Moldavie de l’époque a utilisé pour ses communications stratégiques. Cette information a ensuite permis à RISE Moldova de cibler ses recherches en ligne.
Mais comment recevoir les documents divulgués ? « Le transfert des fuites en main propre est à recommander, puisqu’il élimine toute piste numérique », déclare Vladimir Thorik. « Mais je recommande de ne pas recueillir ces fuites vous-même, en personne, mais plutôt via un intermédiaire, car le contact direct pourrait mettre en danger la source. »
En plus de révéler une ingérence étrangère alarmante au nom d’un candidat pro-russe, l’enquête de Thorik a également prouvé que les lois moldaves ont été violées par l’intervention de consultants externes non-inscrits auprès de la Commission électorale centrale. Il a également montré comment les tactiques de campagne du président moldave ont radicalement changé suite aux conseils distillés par la Russie.
Ce que vous trouverez dans ce guide sérialisé
Bien que les règles et conditions électorales soient propres à chaque pays, ce guide GIJN révisé et mis à jour est conçu pour offrir un large éventail d’outils, de techniques et de ressources – au-delà des principales sources locales – pour aider les journalistes d’investigation à enquêter sur presque toutes les élections. Par exemple, il existe des techniques en ligne étonnamment simples pour identifier les personnes qui se cachent derrière les sites de propagande, et il existe maintenant des outils en sources ouvertes qui permettent de rechercher des publicités politiques sur Facebook, suivre les échanges au sein de la police, se plonger dans les canaux anti-démocratiques sur les réseaux sociaux, suivre le financement illicite des campagnes et filtrer automatiquement des montagnes de données.
Dans cette introduction, nous vous proposons un sommaire de chaque chapitre.
Les derniers outils de recherche open source
Nous avons demandé aux principaux journalistes et experts ès élections du monde entier les nouveaux outils et techniques les plus sophistiqués pour permettre aux journalistes d’enquêter sur les élections. Dans ce chapitre, nous évoquons plusieurs outils numériques fiables qui peuvent être utiles à la plupart des enquêtes de campagne et une liste de stratégies qu’il faut avoir à l’esprit. Nous fournissons également une explication détaillée de la « méthode Pub/UA », très utile pour toute enquête électorale. Cette technique peut permettre d’identifier les personnes cachées derrière les sites Web liés aux élections, ce qui ne nécessite aucune compétence numérique plus avancée que la commande de recherche par mot-clé « Control-F ».
Comment se préparer aux élections
Dans ce chapitre, nous énumérons les outils et les ressources pour comprendre les règles électorales, et pour vous protéger au mieux, ainsi que vos sources et vos données, tout en trouvant des pistes et des sources nouvelles.
Nous citons également des experts sur le fait que la plupart des élections nationales ne sont pas du tout nationales, mais plutôt axées sur une poignée d’endroits et de thématiques. Par exemple, la polarisation politique profonde des États-Unis signifie que les résultats de seulement sept de ses 50 États détermineront sans doute le vainqueur des prochaines élections présidentielles – ce qui signifie que les journalistes peuvent se concentrer sur la corruption, la désinformation et les « coups bas » dans ces quelques États. Nous énumérerons également les tendances électorales à suivre, y compris les méthodes employées par les autocrates élus.
Les journalistes doivent se dire qu’ils ne savent rien, ou trop peu, des politiques qui se présentent aux élections. Ici, nous partageons des outils pour découvrir le passé en ligne de ces individus, leurs avoirs cachés et leur réseau. Nous partagerons également une méthodologie pour enquêter sur les antécédents des candidats, à l’aide d’une étude de cas brésilien.
Communication politique et désinformation
Où ont lieu les conversations électorales les plus influentes ? Qui finance les campagnes de communication politique et la désinformation ? Dans ce chapitre, nous partageons des méthodes pour vous plonger dans des plateformes comme Telegram, WhatsApp et Twitter (maintenant « X »), où les citoyens discutent de tout, des questions politiques importantes aux théories du complot les plus bizarres, en passant par des projets pour renverser violemment le résultat des urnes.
Rowan Philp est journaliste au sein de la rédaction de GIJN. Il a été grand reporter au Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant étranger, il a couvert l’actualité politique, économique et militaire d’une vingtaine de pays.