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Le journaliste marocain Hicham Mansouri a été passé à tabac en septembre 2014. Photo: Samad Ait Aicha

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Le journaliste marocain qui avait dû fuir son pays

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Lorsque le logiciel de sécurité de son ordinateur l’alerte de plusieurs tentatives de piratage sur sa messagerie, Hicham Mansouri n’hésite pas. Le journaliste marocain fait ce qui lui semble naturel: il commence à enquêter.

Hicham Mansouri ne savait alors pas que cet incident, datant de 2015, allait être suivi d’étranges tentatives de la part de la police marocaine visant à l’humilier avec son amie, et de dix mois de torture en prison après avoir été arrêté pour tenue d’un local de prostitution et adultère avec une femme mariée – ce qui est illégal au Maroc. Des accusations fabriquées de toutes pièces.

Ces poursuites en justice et tentatives d’intimidation ne sont pas inhabituelles au Maroc, et comme l’histoire de Hicham Mansouri le démontre, le gouvernement du roi Mohammed VI peut être à la fois cruel et créatif dans ses initiatives visant à réduire les voix dissidentes au silence. Le royaume se classe 135ème sur 180 selon le Classement mondial de la liberté de la presse de Reporter sans frontières, derrière des pays comme l’Afghanistan, le Zimbabwe et les Philippines. Le Maroc a également été cité dans le rapport 2018 de la plateforme canadienne Citizen Lab comme pays où le logiciel espion Pegasus est utilisé pour traquer les téléphones mobiles des militants de la société civile.

Hicham Mansouri, co-fondateur de l’Association Marocaine du Journalisme d’Investigation, a lui-même déjà été agressé par des inconnus en septembre 2014 après avoir quitté une réunion dans un hôtel, accompagné de l’historien et prominent dissident Maâti Monjib. Encore aujourd’hui, après 10 mois passés en prison suite à des accusations d’adultère, deux grèves de la faim et trois années d’exil en France, Hicham Mansouri est poursuivi pour atteinte à la sécurité de l’État marocain. Ces accusations sont liées à son implication dans la mise en place de StoryMaker, une application qui aide des journalistes citoyens à créer des reportages vidéos sur des événements dont ils sont témoins.

« Il y a ce que l’on appelle communément les trois “lignes rouges” au Maroc. Ces sujets sont beaucoup plus susceptibles d’être censurés: l’Islam, la monarchie et la problématique du Sahara Occidental. » — Hicham Mansouri

Mais Hicham Mansouri ne se laisse pas intimider. Résidant désormais en France, il écrit des articles sur son blog Mediapart, un journal d’investigation et d’opinion français en ligne, et écrit pour le journal italien Caffe Dei Giornalisti ainsi que le journal web de la Maison des journalistes, association refuge pour les journalistes exilés. Hicham Mansouri a parlé avec Gaëlle Fournier pour Global Journalist à propos de son emprisonnement, ses problèmes avec la justice et sa vie d’exilé. Ci-dessous, une version éditée de leur conversation:

Global Journalist: Parlez-nous de votre carrière dans le journalisme. 

Hicham Mansouri: J’ai travaillé pour le journal régional Machahid à Agadir puis pour les organisations non-gouvernementales Free Press Unlimited et International Media Support à Rabat.

En 2009, j’ai participé à un programme de journalisme d’investigation. Avec quelques collègues, nous avons alors décidé de créer un réseau de journalistes d’investigation marocains. L’association a été reconnue en 2011, deux jours après que le Printemps Arabe ne commence au Maroc. J’étais le directeur des programmes de l’association, qui a depuis cessé ses activités. Le site internet de l’AMJI [Association Marocaine du Journalisme d’Investigation] a été piraté et remplacé par du contenu pornographique. Nous étions censurés et recevions des menaces.

GJ: Comment décririez-vous la liberté de la presse au Maroc? 

HICHAM MANSOURI : La liberté de la presse n’est pas la même selon les zones géographiques au Maroc. Si vous vivez autour de Casablanca ou [la capitale] Rabat, plus de choses sont tolérées que dans les zones rurales.

Il y a ce que l’on appelle communément les trois “lignes rouges” au Maroc. Ces sujets sont beaucoup plus susceptibles d’être censurés: l’Islam, la monarchie et la problématique du Sahara Occidental [un territoire revendiqué par le Maroc].

Tous les journaux indépendants qui ont abordé ces sujets ont aussitôt été punis par les autorités. Des journalistes ont été envoyés en prison…afin qu’ils cessent d’enquêter. Il y a beaucoup d’autocensure.

Certains journalistes ont même été arrêtés pour avoir traduit des articles étrangers en arabe. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui lisent la presse au Maroc car il y a un très fort taux d’analphabétisme. Les journalistes qui ont des ennuis avec les autorités sont [souvent] ceux qui travaillent pour la télévision ou la radio.

GJ: Vous avez passé 10 mois en prison après avoir été arrêté pour tenue d’un local de prostitution et adultère avec une femme mariée. Cette arrestation est survenue juste après que vous ayez commencé à enquêter sur la surveillance électronique des journalistes et activistes … y compris la vôtre. 

HICHAM MANSOURI : Je menais mon enquête sur la surveillance électronique lorsque j’ai été arrêté par la police en 2015. Je ne suis pas un spécialiste de la cybersécurité mais grâce à mon logiciel, j’ai trouvé les deux adresses IP [de la cyberattaque]. Elles étaient protégées par un malware [logiciel malveillant] et j’ai donc décidé d’enquêter. J’ai essayé de supprimer les deux adresses mais je me suis vite rendu compte que cela était impossible.

J’ai trouvé cela étrange donc j’ai contacté le créateur du logiciel [de sécurité] qui m’a en effet confirmé que quelque chose n’allait pas.

Trois jours plus tard, j’étais arrêté. C’était vers 10 heures du matin, en 2015. J’avais invité une amie. Cinq minutes après son arrivée, la police a défoncé la porte de mon appartement et m’a forcé à me déshabiller.

Ils ont également essayé de déshabiller mon amie afin d’orchestrer une scène et nous surprendre en flagrant délit d’adultère. La police a filmé la scène du début jusqu’à la fin.

 » Les autorités m’ont dit que le travail d’investigation est le travail de la police, pas celui des médias. » —Hicham Mansouri

Lors du procès, nous avons demandé à la police de montrer la vidéo afin de témoigner de ce qu’il s’était passé. Mais ils ont refusé. Ils ont seulement montré les photos qu’ils avaient pris de moi, presque nu, sur mon lit. Ils ont aussi dit qu’ils avaient trouvé un préservatif utilisé sur le lit.

J’avais été agressé quelques mois auparavant, donc j’étais très paranoïaque. J’ai plus tard eu la preuve que j’étais surveillé par la police pendant tout ce temps, quelques mois avant mon arrestation.

GJ: Vous avez ensuite été emprisonné et accusé d’adultère. Parlez-nous de votre quotidien derrière les barreaux. 

HICHAM MANSOURI : C’était très difficile. J’ai senti la main invisible de la répression et elle ne m’a plus quitté.

Mon premier jour en prison, j’ai été jeté dans une cellule avec de [sérieux] criminels, alors que j’aurais dû être assigné à ce que l’on appelle le Bloc A, qui est réservé à ceux qui commettent leurs premières infractions [comme moi]. A la place, j’ai été envoyé au Bloc D, que les prisonniers appellent “la poubelle”, le pire de tous. La cellule était surpeuplée. J’ai dû dormir sur le sol dans des conditions insalubres. En moins d’une semaine, j’étais infesté de poux.

Le pire c’était la violence que j’ai pu observer, comme les bagarres entre les prisonniers et l’automutilation. J’ai même pensé que certains combats étaient orchestrés pour me tuer.

J’ai fait deux grèves de la faim qui m’ont finalement permis d’obtenir de la part des autorités quelques livres et journaux, et de m’assigner à un bloc avec des détenus suspectés de terrorisme, qui étaient surveillés par des policiers.

J’ai tenté de survivre et ai essayé d’écrire à propos de mes mémoires en prison. Ce projet de journal ne serait pas tellement à propos du partage de mon expérience. Il ferait le récit des histoires des prisonniers que j’ai pu rencontrer… ceux qui sont revenus de Syrie, qui ont été torturés, qui se sont drogués. Cependant, mon expérience en prison n’est pas unique. Elle est celle que nombre d’activistes et journalistes [emprisonnés au Maroc] doivent subir.

GJ: Vous résidez désormais en France mais vous êtes toujours poursuivi au Maroc pour “atteinte à la sécurité de l’État” aux côtés de six coaccusés. Le procès dure depuis 2015 et il a déjà été reporté 14 fois.

HICHAM MANSOURI : Tout a commencé avec un projet de journalisme citoyen nommé StoryMaker, créé en partenariat avec Free Press Unlimited et The Guardian. Nous sommes officiellement accusés d’avoir falsifié des vidéos et photos grâce à cette application, que nous avons créé pour être un outil de reportage pour les citoyens.

Les autorités m’ont dit que le travail d’investigation est le travail de la police, pas celui des médias. Nous sommes même accusés d’espionnage et de détournement de fonds selon les médias détenus par l’État. Il n’ont aucune preuve.

Le roi du Maroc Mohammed VI. Capture d’écran Globaljournalist.org.

Lors de chaque audience [à Rabat], le dossier n’est même pas ouvert et le procès est automatiquement reporté à une autre date. C’est comme l’épée de Damoclès. Avant, nous défendions coûte que coûte notre innocence. Mais maintenant, nous souhaitons simplement être entendus par la justice et recevoir un verdict, qu’il soit pour ou contre nous.

GJ: Même après votre emprisonnement, vous avez réalisé une importante enquête sur l’environnement. Qu’avez-vous trouvé?

HICHAM MANSOURI : En 2016, j’ai enquêté sur l’importation par le Maroc de 2 500 tonnes de déchets industriels toxiques provenant d’Italie. Ces déchets toxiques étaient brûlés pour produire du ciment au Maroc, ce qui est strictement interdit en Europe.

A partir de documents, l’enquête a révélé l’existence de liens indirects entre des cimenteries détenues par la holding [société mère] du roi et un business international spécialisé dans l’environnement et lié à la mafia italienne. L’enquête a été publiée par le site d’informations Lakome2. Son rédacteur en chef est actuellement poursuivi pour “sympathie avec le terrorisme.”

GJ: Quand avez-vous su que vous deviez quitter le Maroc? 

HICHAM MANSOURI : J’ai pris la décision de quitter mon pays lorsque j’étais en prison. Je ne l’avais dit à personne. La torture physique et psychologique que j’ai subie a mené à mon exil. Mon premier jour en prison, j’avais de la tachycardie [rythme cardiaque anormalement rapide], et j’ai été frappé par un gardien de prison. J’ai compris ce que les gens suicidaires pouvaient ressentir. Je suffoquais, j’étais incapable de parler, de pleurer, de crier. J’étais prêt à faire n’importe quoi pour quitter cet enfer.

J’ai décidé de quitter le Maroc lorsque j’ai appris que le juge qui m’avait envoyé en prison [pour adultère] était également celui qui allait s’occuper de mon procès sur la sécurité de l’État. Je sais comment il opère et cela n’annonce rien de positif quant à mon sort.

Quand la nouvelle est tombée, j’avais déjà passé six mois en prison. C’était un cauchemar. C’était comme si j’étais dans un puit sans fond. Tout était noir. Je ne pouvais pas supporter l’idée de rester cinq années de plus dans cette cellule alors que j’aurais pu passer ce temps à étudier pour un doctorat.

GJ: Quels sont vos projets pour le futur?

HICHAM MANSOURI : Être exilé est loin d’être facile. Vous devez repartir de zéro.

J’étais très pris par ma demande d’asile ces deux dernières années, ce qui a été un véritable parcours d’obstacles.

Je travaille désormais sur un projet d’observation du discours de la haine dans plusieurs pays de la région MENA [Moyen Orient et Afrique du Nord] comme la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte pour l’ONG MENA Media Monitoring. Nous avons déjà publié deux rapports. Je continue de me battre, je continue de témoigner afin de dévoiler la vérité sur ce qu’il se passe au Maroc. Je publie de temps en temps des articles sur mon blog Mediapart. Je poursuis également mon master en sciences politiques.

Gaëlle Fournier est une journaliste française. Elle a travaillé pour des médias français tels que Radio France Internationale (RFI) et France Télévisions. Aux États-Unis, elle a travaillé comme journaliste pour le site de fact-checking PolitiFact ainsi que pour le journal The Columbia Missourian et la chaîne Newsy. Elle a également travaillé comme assistante de production pour Global Journalist et effectue actuellement un Master de Journalisme à Sciences Po Paris.

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