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Autocraties : comment les journalistes d’investigation peuvent se défendre

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Image: Shutterstock

Même si les régimes autocratiques existent depuis toujours, leurs attaques visant les journalistes indépendants et d’enquête prennent de nouvelles formes. En face, les journalistes se défendent à travers le monde, en ayant recours à des techniques variées et obtiennent des victoires.

Le journaliste d’investigation russe Ivan Golunov a été arrêté le 6 juin 2019 pour trafic de drogue, alors que, selon ses dires, il n’a jamais fumé de joints de sa vie. Pendant son séjour derrière les barreaux, il est devenu bien plus populaire sur les réseaux sociaux que le président Vladimir Poutine. Ce n’est qu’après sa libération, cinq jours plus tard, qu’il a appris l’existence d’une campagne massive de solidarité sans précédent des journalistes à l’échelle nationale et internationale, qui a conduit les procureurs à abandonner toutes les charges.

Le cas de Golunov n’est qu’un cas parmi tant d’autres, partout dans le monde. Les journalistes, en particulier les plus indépendants, critiques et investigateurs, sont les victimes de l’intolérance des gouvernements autocratiques à l’égard des personnes avec des positions dissidentes. Ce type de dirigeants existent depuis bien plus longtemps que le journalisme et la démocratie, et leurs méthodes sont bien connues. Ce qui est nouveau, c’est l’utilisation d’internet et des plateformes de réseaux sociaux pour saper la crédibilité des journalistes, associée à une utilisation plus sophistiquée des instruments juridiques et des mesures punitives bureaucratiques.

Mais il y a de l’espoir. Ces mêmes réseaux et outils sont également utilisés par les journalistes pour se défendre. Ils ont partagé certaines de leurs expériences lors de panels organisés dans le cadre de la 11e Conférence internationale sur le journalisme d’investigation, qui s’est tenue à Hambourg en 2019.

Trolls, mensonges, sanctions et interdictions

Les plateformes de réseaux sociaux permettent aux autocrates de s’adresser directement au public et d’amplifier leurs versions de la réalité ainsi que leurs campagnes de propagande à un rythme plus rapide, à un volume plus élevé et ce, 24 heures sur 24. Avec Facebook, Twitter ou YouTube, ils pourraient penser qu’ils peuvent ignorer les canaux traditionnels d’information. Mais les meilleurs journalistes ne sont pas que de simples canaux. Ils jouent un rôle fondamental, en recherchant une pluralité de voix et de sources pour découvrir ce qui est vrai. Leurs enquêtes remettent souvent en question et contredisent les récits officiels.

Prenez Rodrigo Duterte, par exemple. En tant que maire d’une ville des Philippines ravagée par les conflits, il avait l’habitude de gouverner d’une main de fer sans que les médias locaux complaisants n’en disent mot. « Ce fut un choc pour lui, lorsque devenu président, des médias indépendants l’ont remis en question », explique Glenda Gloria, rédactrice en chef de Rappler. Elle le décrit comme un « personnage féodal » peu habitué aux voix diverses et comme le « président macho » qui s’en prend aux femmes journalistes mais aussi aux sénateurs et aux responsables de la justice.

L’une des premières mesures prises par Duterte a été d’interdire à tous les journalistes d’entrer dans le palais présidentiel et de couvrir ses activités. Dans le même temps, une « armée » de trolls et d’influenceurs pro-Duterte a commencé à se développer en ligne et à façonner l’opinion publique contre ceux qui étaient les plus critiques, comme Rappler, avec des campagnes de désinformation agressives qui ont également nui à leurs revenus publicitaires.

Que pouvait faire Rappler ? Enquêter, dénoncer, et en parler à Facebook, qui a une influence massive aux Philippines. L’entreprise a supprimé 300 pages. C’était quelque chose, c’était bien, mais encore insuffisant. Rappler a également été contraint de chercher de nouvelles sources de revenus, les annonceurs s’étant retirés par crainte de représailles. Rappler a lancé des campagnes de crowdfunding et a communiqué avec sa communauté de lecteurs et de followers sur la détresse de son équipe qui, outre les attaques en ligne, a été décrite par Gloria comme une combinaison de “mobilisation de l’administration et une utilisation de la loi comme une arme” contre eux.

En 13 mois [entre 2018 et 2019], 11 procédures judiciaires ou enquêtes ont été ouvertes contre Rappler, et plusieurs de ses membres ont été soumis à des interdictions de voyager et à des paiements d’amendes qui leur ont coûté plus de 50 000 dollars. Maria Ressa, la PDG et Directrice exécutive, a été arrêtée deux fois. « Nous tiendrons bon. C’est le genre de revanche que [nos partisans] méritent », déclare Gloria.

Au Pérou, une « armée » de partisans et de membres du parti de l’ancien président Alan García s’en est pris au journaliste Gustavo Gorriti et à son équipe de journalistes d’IDL-Reporteros, les accusant d’être responsables de son suicide. García s’est suicidé lorsque les autorités sont venues l’interroger sur son implication dans le système sophistiqué de pots-de-vin que le conglomérat brésilien Odebrecht a versé à des officiels et à des hommes politiques dans toute l’Amérique latine pour obtenir des marchés publics. Gorriti a été l’un des principaux journalistes à enquêter sur le scandale Car Wash, tel qu’il est désormais tristement connu.

La campagne de haine contre ces journalistes sur les réseaux sociaux a été brutale. Le hashtag #Mortaguorriti a déclenché des rassemblements de foules furieuses qui se sont retrouvées dans les bureaux d’IDL-Reporteros à Lima. Certains des messages visant Gorriti étaient également antisémites.

« La seule chose à faire est de lutter intelligemment. Nous avons enquêté sur les trolls, qui ils étaient, leur passé, qui les payait, et nous avons publié cela », a déclaré Gorriti.

Ils ont également poursuivi certains des trolls pour « diffamation, calomnie et crimes haineux ». Gorriti a été inspiré par un journaliste finlandais qui a fait la même chose et a gagné en justice. Il sait très bien que le système judiciaire péruvien n’est pas « propre et parfait”. En fait, il n’a cessé d’en dénoncer la corruption, mais en faisant ce premier pas, certains de ses ennemis se sont rétractés.

De gauche à droite : Gustavo Gorriti, Glenda Gloria, Sheila Coronel et Swe Win. Photo : Nick Jaussi

Plus que du journalisme

L’idée d’utiliser les mêmes « outils de destruction » que ceux auxquels les autocrates ont recours pour persécuter les journalistes, est controversée. Mais il peut aussi être naïf de penser qu’il suffit de faire plus d’enquête et de publier plus d’articles pour gagner la bataille : « Je me demande : est-ce que le bon journalisme suffit ? « , a déclaré Sheila Coronel, Doyenne des Affaires Académiques de l’Ecole Supérieure de Journalisme de l’Université Columbia.

 « Parfois, nous devons initier des actions, [faire] plus que du journalisme », déclare Swe Win, journaliste d’investigation indépendant et rédacteur en chef de Myanmar Now, qui a passé sept ans en prison. Dans l’un de ses combats précédents, il n’a pas utilisé la loi contre ses ennemis, mais une tactique encore plus ancienne : écrire des lettres à des figures d’autorité clés, notamment des moines bouddhistes.

En Russie, dès que Golunov a été arrêté, ses collègues de Meduza, un média indépendant, ont commencé à travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour que son cas soit connu de tous. Ils ont partagé son enquête (sur la mafia qui contrôle les pompes funèbres dans le pays) avec d’autres journalistes du monde entier et ont lancé une campagne sur les réseaux sociaux pour demander sa libération immédiate.

La réaction a été frappante, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Russie. Les trois plus grands journaux économiques du pays, qui se font habituellement concurrence, ont affiché la même Une pour soutenir Golunov. Ses articles ont même été publiés dans des magazines de jardinage et de mode. Les médias régionaux ont suivi avec d’autres enquêtes sur le secteur funéraire dans leur région.

La campagne de solidarité menée sur toutes les plateformes sociales a rapidement incité d’autres personnes à s’engager : des célébrités, des musiciens, des écrivains et des gens ordinaires se sont manifestés et ont formé un seul piquet de grève (la seule forme de protestation autorisée dans les espaces publics sans autorisation préalables) aux portes de la Direction des Investigations de la Police à Moscou. C’est la pression exercée de toutes parts qui a permis d’inverser la situation judiciaire engagée contre Golunov.

Le cyberespace est le territoire que de nombreux journalistes estiment devoir défendre le plus énergiquement contre les efforts de contrôle et de manipulation des gouvernements autocratiques.

Plusieurs gouvernants ne le font pas directement, mais font appel à des sociétés de relations publiques ou de stratégie privée. Selon Ressa, il existe plusieurs réseaux mondiaux de désinformation dans de nombreux pays, opérant par le biais de différentes sociétés. Ressa a parlé avec Christopher Wylie, l’un des lanceurs d’alerte dans l’affaire Cambridge Analytica. Elle l’a cité comme ayant déclaré que les Philippines et d’autres pays en développement avaient été utilisés comme terrains d’essai, parce qu’ils ont des contrôles réglementaires plus laxistes, et qu’une fois que ces entreprises avaient découvert les tactiques qui fonctionnaient, elles les “transposaient” dans les pays occidentaux.

Dans d’autres endroits, c’est l’État ou le parti au pouvoir qui contrôle tout. En Chine (où les journalistes et les médias ont besoin d’une autorisation du gouvernement pour travailler et où Facebook, Twitter et YouTube sont interdits), la censure et les tactiques punitives se durcissent : il y a une répression contre les VPN, l’administrateur de n’importe quel chat sur Weibo ou WeChat peut être poursuivi en justice, et même Winnie l’ourson (utilisé dans des mèmes moqueurs de Xi Jinping) a été interdit. « C’est drôle, mais ce n’est pas drôle », déclare le professeur Yuen Ying Chan, de l’université de Hong Kong.

C’est pourquoi, dans sa ville, à Hong Kong, la Révolution de l’Eau (surnommée d’après la philosophie de Bruce Lee « sois comme l’eau ») a connu un essor. Selon elle, les gens ne sont pas prêts à renoncer à leurs libertés aussi facilement. Ils comprennent le pouvoir d’internet et des réseaux sociaux et s’en servent pour organiser les manifestations. Pour les journalistes de Hong Kong, les photos et les vidéos prises par les citoyens ont été des éléments indispensables dans les reportages visuels, basés sur l’utilisation des techniques avancées, réalisés par les journalistes locaux et étrangers sur la manière dont les manifestants ont été réprimés.

« Notre avenir est dans l’espace numérique », déclare Mahfuz Anam, rédacteur en chef du Daily Star au Bangladesh. Son site web a dix fois plus de lecteurs que la version imprimée.

C’est en ligne, dit-il, que la liberté de la presse de son pays est actuellement menacée en raison d’une nouvelle loi sur la sécurité numérique. Selon Anam, sous prétexte de protéger la population contre les contenus violents diffusés sur les sites et les réseaux sociaux, cette loi donne à la police un pouvoir sans précédent pour réprimer les médias libres et indépendants. Il craint que la peur de se retrouver en prison n’entraîne un niveau élevé d’autocensure.

« Cet espace est vraiment mon espace, c’est votre espace », a déclaré Anam aux autres journalistes présents à la conférence, et leur a demandé de le défendre comme un front mondial uni. Il a remis en question les attitudes « de suffisance et d’égoïsme » de nombreux membres de la profession. Alors que les journalistes sont occupés à se concentrer sur les revenus et à apprendre les derniers outils et tendances en matière de données et de techniques d’investigation, les autocrates font avancer leurs propres agendas. « Si le journalisme en soi est soumis à des  environnements répressifs, alors nos capacités techniques ne serviront à rien. »


Catalina Lobo-Guerrero est journaliste et précédemment responsable Amérique Latine de GIJN. Elle a réalisé des reportages sur la politique, les conflits armés, les droits de l’homme et la corruption en Amérique latine, principalement en Colombie et au Venezuela, où elle a été correspondante étrangère pendant trois ans.

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