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Comment un journaliste a résolu le mystère du meurtre d’un Premier ministre en Suède

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La scène du crime. Photo reproduite avec l’autorisation de la police suédoise.

En juin 2020, en Suède, un procureur a officiellement annoncé lors d’une conférence de presse que  l’enquête ouverte il y a plus de 30 ans sur le meurtre du Premier ministre suédois Olof Palme touchait à sa fin. Des « preuves raisonnables » avaient permis d’identifier l’assaillant, Stig Engström. Suite à cette annonce, le téléphone du journaliste Thomas Pettersson n’a pas cessé de sonner. 

Pour cause : en 2018, le journaliste a publié une enquête dans le magazine suédois Filter sur le meurtre du Premier ministre social-démocrate dans laquelle il désignait déjà comme coupable le graphiste, Stig Engström, qui travaillait à quelques pas de la scène du crime. Les médias ont décrit la conférence de presse de deux heures du procureur comme un condensé de l’enquête journalistique de Thomas Petersson. 

Le procureur et le journaliste sont parvenus aux mêmes conclusions, et pour les mêmes raisons. GIJN a souhaité interroger le journaliste Thomas Pettersson sur les coulisses de son enquête. Nous l’avons joint par téléphone alors qu’il se trouvait dans sa maison de Göteborg, dans le sud-ouest de la Suède, et qu’il travaillait d’arrache-pied sur une nouvelle édition de son livre, « Un Meurtrier improbable », publié en anglais en octobre, et dont Thomas Pettersson a vendu les droits en vue d’un film.

« C’est l’histoire incroyable d’un homme qui tombe entre les mailles du filet et réussit à éviter les conséquences de son crime quand bien même il est connu des autorités », résume-t-il.

Comment un journaliste indépendant a-t-il pu devancer l’enquête de police sur l’assassinat d’Olof Palme en 1986 ? Celle-ci était pourtant d’une telle ampleur qu’elle a été comparée aux enquêtes de police sur l’assassinat en 1963 du président des États-Unis John F. Kennedy et sur l’attentat de Lockerbie en 1988.

Le livre de Thomas Pettersson sur le meurtre d’Olof Palme. Photo : Offside Press.

L’assassinat du premier ministre

Revenons d’abord sur la nuit fatidique du 28 février 1986, lorsque, à 23 h 21, le Premier ministre de l’époque, Olof Palme, a été abattu alors qu’il rentrait d’un cinéma du centre de Stockholm en compagnie de sa femme Lisbeth. Le couple, qui venait de dire au revoir à leur fils et à sa petite amie, ne bénéficiait d’aucune protection policière. Olof Palme avait congédié son service de sécurité plus tôt dans la journée. C’est à ce moment qu’un individu lui a tiré dans le dos à bout portant. Une deuxième balle a effleuré le dos de Lisbeth Palme, puis l’assaillant a pris la fuite par un étroit escalier.

Depuis, de nombreuses théories sur l’identité de l’assaillant ont vu le jour. La police a notamment suspecté Christer Pettersson, un alcoolique et toxicomane qui a été reconnu coupable du meurtre en 1989 avant d’être relâché en appel, pour absence de mobile. 

Il y a « la piste sud-africaine », une théorie selon laquelle le meurtre a été commis pour venger les critiques émises par Olof Palme à l’encontre du régime de l’apartheid. Une autre, qui visait le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a conduit à l’interrogatoire de 12 membres du groupe en 1997, sans mener à aucune arrestation. Une troisième piste a conduit les enquêteurs à Stig Engström, qui est devenu « l’homme Skandia », en référence à la compagnie d’assurance où il était graphiste. Stig Engström, qui fut l’un des premiers témoins interrogés, est décédé en 2000.

La police ne s’est pas sérieusement penchée sur la piste Engström jusqu’à ce que Thomas Pettersson leur fournisse des informations clés à son sujet, puis publie sa propre enquête désignant Stig Engström comme l’auteur des coups de feu mortels en 1986.

Thomas Pettersson a amorcé son enquête sur le meurtre d’Olof Palme en 2006 et s’est focalisé sur Stig Engström un an plus tard. « J’étais le seul à poursuivre cette piste à l’époque », se souvient-il. « Stig Engström ne figurait ni dans l’enquête de police ni dans les travaux d’autres journalistes, je n’étais donc pas inquiet sur le fait que mon investigation soit devancée. »

Thomas Pettersson dédiera douze années à cette piste, tout en continuant son activité de journaliste indépendant. « En tout, j’ai dû consacrer environ un mois par an à cette enquête. Mon travail s’est déroulé en cinq étapes. Dans un premier temps, j’ai dû me familiariser avec l’ensemble du dossier, en lisant les enquêtes officielles de la police, des livres et des enquêtes journalistiques publiées sur l’assassinat. Puis je me suis focalisée sur la scène du crime et sur Stig Engström. Il sortait du lot parce qu’il avait contredit, dans ses déclarations à la presse ainsi qu’à la police, les autres témoignages sur la nuit du meurtre.

« Quand j’ai commencé la troisième étape de mon enquête, j’avais en tête l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un geste isolé. J’ai alors effectué des recherches sur diverses organisations suspectes. Mais à la quatrième étape, j’ai vraiment voulu comprendre Stig Engström, essayer de me mettre à sa place. Il n’était déjà plus en vie, mais en parlant à ses collègues, ses amis et ses voisins, j’ai pu me faire une idée de l’homme qu’il était et de son possible mobile. Pendant cette phase de mon enquête j’ai découvert qu’un de ses voisins possédait des armes à feu. Cette découverte clé, ainsi que d’autres éléments, m’ont convaincu que Stig Engström était capable de commettre ce meurtre sans appui extérieur. »

« Quant à la cinquième étape, elle est toujours en cours, puisque j’essaie désormais de mieux comprendre la personnalité de Stig Engström et de saisir pourquoi il a construit un faux récit des événements afin d’induire la police en erreur. »

Pendant les 12 années qu’a duré son enquête, Thomas Pettersson explique que certains journalistes et un groupe « d’enquêteurs amateurs » l’ont aidé en partageant avec lui leurs connaissances et leurs théories. Deux vastes rapports de commissions d’Etat, auxquels il a eu accès, ont servi de cadre de travail à ses recherches.

« La masse d’informations disponible était évidemment un atout mais elle pouvait aussi poser problème par moment », raconte Thomas Pettersson. « Il y avait tellement de choses à passer au crible et je devais tâcher de garder un esprit ouvert. » 

Le fait que différentes sources se soient ouvertes à lui, y compris l’ex-femme de Stig Engström, ses anciens voisins et ses collègues, a été essentiel pour faire avancer l’enquête. Comment Thomas Pettersson les a-t-il convaincu de s’exprimer ?

« Il a fallu créer une relation de confiance, car tous savaient que je considérais Stig Engström comme un suspect. Ce qui m’a aidé, c’est que son ex-femme était très ouverte et que ni elle ni les autres sources clés n’étaient lasses de parler aux journalistes ou à la police, puisqu’elles n’avaient jamais été interrogées. »

« Je vis à Göteborg, donc je n’ai pas pu rencontrer très souvent ces personnes, qui vivent à Stockholm [à près de 500 kilomètres]. Il est beaucoup plus difficile d’établir une relation de confiance par téléphone, mais j’ai réussi à entretenir ces relations. Mieux vaut garder les questions les plus difficiles pour la fin dans ce genre d’échanges, pour ne pas risquer de contrarier ses sources et ainsi perdre leur confiance. »

Se noyer dans les archives

Thomas Pettersson mentionne deux autres tournants dans son enquête. Le premier fut la publication en ligne d’une multitude de documents. « Quand j’ai commencé l’enquête, je devais me rendre de Göteborg au quartier général de la police de Stockholm et lire des documents avec un policier à mes côtés, qui avait la clope au bec. Aujourd’hui, il suffit de quelques secondes pour lire ces informations en ligne. »

Le deuxième tournant est survenu en 2012, quand Thomas Pettersson a contacté Mattias Göransson, le rédacteur en chef de Filter, le magazine et la maison d’édition qui a finalement publié son enquête en 2018.

« Lorsque Thomas m’a contacté, d’innombrables journalistes et enquêteurs amateurs avaient déjà produit de nombreux reportages sur l’affaire Palme », rappelle Mattias Göransson. « Mais l’approche factuelle de Thomas en faisait un cas à part. »

Mattias Göransson poursuit : « Ce que Thomas m’a présenté en 2012 était en fait similaire à ce que le procureur Krister Petersson allait finalement annoncer huit ans plus tard lors de sa conférence de presse : à savoir les observations de base que l’on pouvait faire en retournant sur le lieu du crime et en se concentrant sur les personnes présentes cette nuit-là, plutôt que les théories du complot dans lesquelles beaucoup se sont perdus et qui se sont avérées inexactes.

« L’analyse de Thomas sur l’échec de l’enquête de police m’a également convaincu : le problème n’était pas tant la complexité du dossier mais bien l’incompétence des enquêteurs », résume Mattias Göransson. « J’avais déjà traité d’autres affaires importantes dans les années 80, elles aussi entachées par l’incompétence des autorités. Cette vision des choses ne m’a donc pas surpris. »

Il faudra pourtant attendre six ans avant que Filter ne publie l’enquête de Thomas Pettersson. « Il y avait une série d’élément que nous voulions découvrir et confirmer avant de publier », explique Mattias Göransson. « Il nous fallait la preuve qu’Engström était capable de manier une arme à feu et qu’il avait accès à des armes. Ce n’est qu’au printemps 2018 que nous avons fini de vérifier tous ces éléments. Dans un premier temps j’ai soutenu Thomas et lui ai fourni quelques ressources, mais ce n’est que lorsque nous avons décidé de publier que nous avons pu lui garantir un cachet. »

Thomas Pettersson et Filter ont essuyé de nombreuses critiques suite à la parution de l’enquête. Mattias Göransson s’y attendait : il avait donc conçu un plan pour gérer l’offensive médiatique.

« Nous avons fait preuve d’une grande transparence, notamment en publiant en ligne tous les éléments sur lesquels s’appuyait l’enquête », souligne Mattias Göransson. « Bien sûr, le journalisme d’investigation n’est pas un concours de popularité et si votre travail ne dérange pas quelqu’un, quelque part, alors vous n’avez probablement pas bien fait votre travail ! Mais ce genre de tracas est particulièrement difficile pour un journaliste indépendant. En ma qualité de rédacteur en chef de Thomas, j’ai pu affronter les médias à ses côtés. »

En 2019, ce travail de longue haleine a été récompensé du prix Guldspaden, le prix de journalisme le plus prestigieux en Suède, qui est décerné par Gravande Journalister (Grav), l’Association suédoise des journalistes d’investigation.

Quant à l’enquête policière, elle a été officiellement close le 10 juin. Le procureur en chef, Krister Petersson, qui a repris l’enquête en 2017, a déclaré à cette occasion : « Selon moi, Stig Engström est incontestablement l’auteur présumé. »

« Puisqu’il est décédé, je ne peux porter aucune accusation contre lui mais j’ai décidé de mettre fin à l’enquête préliminaire », a-t-il poursuivi. « Après un peu plus de 34 ans, il m’est difficile de croire que de nouvelles enquêtes ajouteraient quelque chose à nos connaissances. Je pense que nous sommes arrivés aussi loin que nous le pouvions. »

Thomas Pettersson reçoit le prix Guldspaden. Photo reproduite avec l’autorisation de l’Association suédoise des journalistes d’investigation.

Selon Fouad Youcefi, le président de Grav, « chaque journaliste d’investigation qui a lu l’article de Filter puis a écouté la conférence de presse des enquêteurs dans l’affaire Palme devrait se sentir conforté dans son travail. Il est d’importance capitale de croire en son enquête et d’avoir un rédacteur en chef qui y croit aussi et vous soutienne. »

Fouad Youcefi a ajouté que les journalistes d’investigation indépendants en Suède étaient confrontés à des défis importants.  « Quiconque en a fait l’expérience sait le temps et l’énergie que nécessite rien que l’écriture d’un synopsis d’enquête convaincant. Nous avons donc besoin de rédacteurs en chef courageux prêts à accompagner et produire les enquêtes des journalistes indépendants. »

Cela dit, Thomas Pettersson estime qu’il a bénéficié du fait d’être indépendant. « Si j’avais été employé par une rédaction, j’aurais difficilement pu travailler sur cette enquête aussi longtemps. Mon indépendance m’a permis d’être flexible, et je savais dès le départ que je m’engageais sur la durée. »

Lectures supplémentaires


Cet article a été traduit par Olivier Holmey.

Nathalie Rothschild vit à Stockholm, est une journaliste indépendante à la fois pour la presse écrite et audiovisuelle. Ses reportages ont été diffusés sur la BBC et la radio nationale suédoise et ses articles ont été publiés dans le Wall Street Journal, Foreign Policy, The Atlantic, The Guardian, Haaretz et Vogue. Pour plus d’informations, consultez son site.

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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