Protestors take part during a demonstration in front of the Iranian embassy in Brussels, Belgium, following the death of Mahsa Amini in police custody. Image: Shutterstock
Comment couvrir de l’étranger le mouvement de contestation en Iran : questions-réponses avec le directeur de Radio Zamaneh
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Couvrir le mouvement de contestations né en Iran suite à la mort en détention d’une jeune femme, Mahsa Amini, constitue un défi pour les journalistes hors du pays. Recueil de témoignages, collecte et vérification des informations… Joris van Duijne, le directeur de Radio Zamaneh, média iranien en exil basé à Amsterdam, partage, dans cet entretien, son expérience et ses pratiques.
Beaucoup de sujets réalisés par les médias occidentaux sur les manifestations anti-gouvernementales partout en Iran, suite à la mort en détention provisoire de Mahsa Amini, âgée de 22 ans, brossent le tableau d’un pays dans lequel l’accès à Internet est bloqué, où la population opprimée ne peut pas s’informer sur des évènements qui la concernent au premier chef.
Et pourtant, Radio Zamaneh, un média iranien en exil à Amsterdam, a indiqué à GIJN que ses chiffres d’audience, dans le pays et au sein de la diaspora, ont été multipliés par deux depuis le début du mouvement de contestation, le 16 septembre dernier. La dissidence publique, stimulée par le slogan “Zan! Zendegi! Azadi!” (“Femmes ! Vie ! Liberté !”), a fait tache d’huile, bien au-delà de la mise en application brutale de l’obligation faite aux femmes de porter le foulard islamique, pour se muer en un mouvement général de lutte contre le gouvernement, qui s’exprime par des manifestations continues et des actes de désobéissance civile touchant une centaine de villes et métropoles. Plus de 250 civils ont été tués, et un millier de manifestants doivent comparaître devant la justice lors de procès publics. Certains observateurs craignent une répression encore plus sanglante, suite à la mise en garde faite publiquement le 29 octobre dernier par le chef de la Garde révolutionnaire d’Iran, une force d’élite qui n’avait pas encore déployé ses unités de sécurité tristement célèbres.
Selon Joris van Duijne, directeur exécutif de Radio Zamaneh, membre de GIJN, la population a toujours accès à Internet. En outre, grâce aux technologies qui permettent de contourner la censure, et à la détermination dont les gens font preuve pour se connecter, des dizaines de milliers d’Iraniens ont toujours accès à des informations de sources indépendantes. “Il s’agit d’un public qui veut vraiment se tenir au courant de ce que les journalistes découvrent, qui en a réellement besoin, alors le travail que l’on fait compte”, indique-t-il.
Un récent reportage paru dans le Washington Post a évoqué la manière dont un autre média indépendant en exil, IranWire, a contribué à diffuser la nouvelle de la mort de Mahsa Amini. Ses journalistes font de leur mieux pour établir un décompte exhaustif des décès causés par la répression menée par le gouvernement contre le mouvement de contestation. Au moins 272 personnes ont déjà été tuées, selon l’Agence de presse des activistes des droits humains (Human Rights Activists News Agency, HRANA).
Radio Zamaneh a une approche différente, très locale : ses journalistes privilégient les reportages à dimension humaine, en recherchant des détails sur les atrocités commises dans le cadre de la répression, notamment en enquêtant sur leur contexte. Comme ce reportage qui s’est penché sur la mort de Behnam Layeghpour, le propriétaire d’un salon de tatouage, dans la ville de Racht dans le nord du pays, tué par balle par les forces de sécurité qui ont ensuite empêché les services de secours de lui dispenser des soins.
Joris van Duijne considère que ce sont des détails comme ceux-là qui permettent d’y voir plus clair, étant donné le chaos qui règne et le nombre très important de manifestations de grande ampleur. Il indique que cette technique s’applique aussi au travail d’investigation réalisé dans le cadre de grands reportages.
Depuis le début du mouvement, une quarantaine de journalistes ont été arrêtés, notamment deux femmes journalistes qui avaient révélé des détails sur la mort de Mahsa Amini et de son enterrement. Il s’agit de Niloufar Hamedi et de Elahe Mohammadi, qui sont accusées d’être des agents formés par la CIA. Des journalistes et des organisations de la société civile ont appelé à leur libération. Selon Reporters sans frontières (RSF), l’Iran est actuellement le pays où “le plus grand nombre de femmes journalistes sont incarcérées en raison de cette répression”.
GIJN : Comment votre équipe a-t-elle défini son approche de la couverture d’un mouvement de contestation aussi étendu ?
Joris van Duijne : Les manifestations se succèdent à un rythme élevé : il peut y en avoir au même moment à une dizaine de coins de rue, dans une ville donnée. Il est très difficile de se tenir au courant.
Ce mouvement dure depuis un mois et demi, et nos journalistes travaillent 24 heures sur 24. Tout le monde est épuisé. Nous avons des moyens limités, avec une équipe qui compte en tout 15 journalistes.
Nous nous sommes dit très tôt que nous n’étions pas une organisation qui recense les atteintes aux droits humains et que, par conséquent, nous ne ferions pas de collecte de chiffres. Nous préférons être une source pour de telles organisations, en faisant du journalisme en bonne et due forme, en enquêtant sur des cas particuliers.
La dimension humaine est très importante pour nos auditeurs. Il en va de même pour le journalisme grand format : il faut aller au-delà des chiffres, faire des reportages détaillés sur ce qui est arrivé à certains manifestants, retracer le chemin qu’ils ont parcouru. Nous constatons que ce sont ces reportages à dimension humaine qui sont les plus appréciés. Ils portent sur les victimes de la répression, sur les personnes qui ont reçu une balle dans le dos. Toutefois, nous diffusons aussi des actualités, qui relèvent moins du journalisme d’investigation, mais qui sont importantes en ce moment. Nous proposons notamment un résumé de l’actualité, en perse, chaque jour, à 9h, heure européenne. Il s’agit de longs articles sur ce qui s’est passé en Iran la veille au soir et la nuit précédente.
Nous réalisons environ sept reportages par jour, même si, personnellement, je préfèrerais qu’on en ait moins et qu’ils soient plus approfondis. A court terme, nous voulons vraiment privilégier les aspects que l’on ne trouve généralement pas dans les reportages. Tout le monde couvre l’Université Sharif – la grande université de Téhéran où beaucoup d’intellectuels sont établis – mais nous avons vu des collégien.ne.s se mettre à manifester, ainsi que des grèves et des boycotts dans de nombreuses localités. Nous nous concentrons actuellement sur le fait que cette révolte s’est propagée à tous les niveaux de la société.
GIJN : Dans quelle mesure les Iraniens ont-ils la possibilité de se connecter à Internet et aux réseaux sociaux ?
JvD : Il y a cette idée fausse, alimentée en partie par la société civile, selon laquelle l’Iran fait face à des coupures massives d’accès à Internet. Ce n’est tout simplement pas le cas. Internet a certes subi des perturbations, mais très localement seulement, ou de manière provisoire, dans le but de contrôler les foules. Le régime s’y connaît désormais beaucoup mieux, techniquement, pour cibler certains relais 4G à haut débit et bloquer ainsi les communications dans une zone où il y a une manifestation. Les autorités ont aussi ralenti l’accès à Internet pendant certaines heures de la soirée, quand les gens descendent dans la rue. Nous pensons que l’objectif est d’empêcher les gens d’envoyer des vidéos.
Ces interruptions étaient beaucoup plus importantes pendant les manifestations de 2019, et ce sur plusieurs jours.
Pour ce qui est des réseaux, Instagram règne en maître, essentiellement, en termes de chiffres. Nous voyons que Telegram et Signal sont cependant très utilisés pour communiquer en Iran en ce moment, mais surtout chez les jeunes activistes et journalistes. Il en va de même pour Twitter, qui est beaucoup utilisé par la société civile.
Le régime a trouvé des moyens très spécifiques pour bloquer certaines applications : WhatsApp ne fonctionne pas depuis pratiquement le début des manifestations. Au quotidien, on entend dire que ‘tel ou tel service ne marche pas’ mais les Iraniens passent continuellement d’un service à un autre, tout comme ils passent d’un VPN [réseau privé virtuel] à un autre, notamment pour les courriers électroniques, à faible bande passante, et qui nécessiteraient d’investir des sommes colossales pour les bloquer complètement, même si Gmail a souffert ces dernières semaines.
Il est clair que le gouvernement aimerait adopter le modèle de la Chine, où Internet est nationalisé, avec des applications étatiques qui fonctionnent bien et des applications internationales inefficaces.
GIJN : Pouvez-vous nous parler de certaines des techniques que vous utilisez pour atteindre votre public en Iran ?
JvD : Nous avons une stratégie de diffusion variée. Pour ce qui est des moyens toujours plus importants du régime en termes de censure, nous estimons que c’est le courrier électronique qui résistera le plus longtemps. Par conséquent, nous mettons l’accent sur la diffusion de courriels. Depuis que le mouvement de contestation a commencé, notre newsletter hebdomadaire est publiée tous les deux jours et le nombre de personnes inscrites à nos courriers électroniques a augmenté. Il existe aussi des applications de communication qui utilisent des protocoles de transfert de courrier électronique, comme Delta Chat, que nous recommandons à nos auditeurs.
Même aujourd’hui, notre site web devrait théoriquement fonctionner sans VPN pour nos auditeurs en Iran, parce que nous avons mis au point une technique dans l’infrastructure de notre site qui fait que notre site web, bloqué, est accessible même sans outil anti-censure. Il s’agit d’un serveur intermédiaire : les gens utilisent seulement l’URL de notre site web, et le site est capable de proposer un contenu à partir d’autres sites. Les rédactions peuvent nous contacter pour se procurer facilement cette technique. Cela entre dans le cadre de notre stratégie économique.
Beaucoup d’utilisateurs ont accès à notre contenu en passant par Psiphon, une application très performante de contournement qui est gratuite et facile d’utilisation. D’autres auditeurs passent d’un VPN à un autre, et nous utilisons aussi des sites-miroirs, par exemple.
[Note de la rédaction : Lors d’une interview qu’il nous a accordée il y a quelque temps, Joris Van Duijne a décrit l’utilisation que fait Radio Zamaneh des services ‘miroirs’, qui reproduisent des sites web censurés sur des serveurs moins vulnérables. Il a recommandé le service VirtualRoad pour les médias d’investigation qui ont des possibilités limitées.]
GIJN : Que pouvez-vous nous dire sans danger sur la manière dont vous avez accès aux sources qui sont touchées par les manifestations et la répression ?
JvD : Nous travaillons sur plusieurs fuseaux horaires, nous disposons d’une équipe qui suit le même fuseau horaire que l’Iran, et nous contactons les gens par voies traditionnelles comme les réseaux sociaux et les canaux sécurisés. Nous utilisons des applications bien connues comme Signal et Telegram. Hélas, WhatsApp ne fonctionne pas, mais nos journalistes passent d’une chaîne de communication à une autre, comme le font nos auditeurs.
Il y a aussi des ressources documentaires limitées. Il existe beaucoup plus de données que ne le pensent les journalistes occidentaux dans des pays où il est difficile de travailler comme l’Iran et la Russie, entre autres. Ces pays ont des organismes de statistiques qui publient des tonnes de chiffres, et c’est un travail à plein temps de les éplucher, mais cela peut se révéler utile. Nous travaillons sur des données, en partenariat avec des organisations comme Iran Open Data, qui effectue une grande partie du travail. Il y a des années de cela, une personne avec laquelle je travaillais enquêtait sur les armées de trolls en ligne utilisées par la Garde révolutionnaire, et elle a été abasourdie de découvrir que ces activités avaient été commandées dans le cadre de marchés publics, preuves à l’appui.
GIJN : Pouvez-vous nous décrire le paysage médiatique indépendant qui couvre le mouvement de contestation ?
JvD : En termes de médias indépendants en exil, il n’y a vraiment que nous et IranWire. Nous connaissons les gens qui travaillent à IranWire, et nous avons beaucoup de respect pour ce qu’ils font.
Mais une grande partie de la couverture médiatique de cet événement est assurée par des médias publics, plutôt que des sites indépendants. BBC Persia a une rédaction très conséquente ; Voice of America [La Voix de l’Amérique] ; Radio Free Europe, Deutsche Welle et toutes les stations de radio orientées vers l’étranger. Deux chaînes de télévision indépendantes opèrent depuis Londres : Iran International, qui fait du journalisme traditionnel, du style actualité ; et Manoto, qui propose aussi des émissions de divertissement.
Le nombre de nos auditeurs a été multiplié par deux depuis le début du mouvement de contestation – nous le constatons au trafic même, aux mentions sur les réseaux sociaux et aux statistiques liées aux recherches. Nous le voyons aussi à l’augmentation de l’usage des techniques de contournement, après avoir échangé avec des partenaires techniques comme Psiphon. C’est étrange, parce que tout le monde évoque l’impossibilité d’accéder à Internet et, dans le même temps, nous avons davantage d’auditeurs. Mais je crois que les gens sont plus avides d’informations quand l’accès à celles-ci est restreint.
GIJN : Comment vérifiez-vous les informations dans un tel environnement ?
JvD : C’est horrible à dire, mais les données sur les morts et les assassinats sont les plus faciles à vérifier. Elles sont complétées par les informations fournies par les organisations de défense des droits humains, et Radio Zamaneh travaille avec elles, ce qui nous permet de brosser à grands traits un tableau de la situation.
Il est difficile de vérifier les informations, mais notre équipe procède étape par étape, qu’il s’agisse d’une vidéo postée sur les réseaux sociaux ou de témoignages de victimes.
Par exemple, nous avons pu disposer d’une source à l’intérieur de la Prison d’Evin. [Radio Zamaneh s’est entretenue avec un détenu de cette prison, connue pour ses prisonniers politiques, dans le cadre d’une enquête sur les causes véritables d’un incendie mortel de grande ampleur le 15 octobre dernier.] Il est extrêmement difficile de corroborer les témoignages provenant d’une telle prison, mais nous avons intégré son récit dans un reportage plus général, en vérifiant le contexte des dires du prisonnier. Nous utilisons aussi les témoignages de membres des familles concernées.
GIJN : Quels sont, selon vous, les sujets liés aux manifestations que les journalistes sentinelles devraient creuser davantage ?
JvD : Pour les auditeurs qui ne sont pas en Iran, il est important que les journalistes enquêtent sur le népotisme et la corruption, qui règnent en Iran, ainsi que sur son complexe militaro-industriel, parce que beaucoup de gens profitent de ce régime. Cela aide à le maintenir en place, ce qui est souvent passé sous silence.
Beaucoup de gens en Europe échappent aux sanctions, et les reporters pourraient enquêter sur ce sujet, mais il y a aussi des excès de zèle quand il s’agit d’appliquer les sanctions qui nuisent au citoyen iranien lambda. Les entreprises étrangères ne savent tout simplement pas si elles peuvent traiter avec telle ou telle société iranienne en toute sécurité. Leur service juridique leur dit de ‘s’abstenir’ et les entreprises n’exportent pas, par exemple, de matériel médical en Iran, alors que ce genre de produit n’est pas concerné par les sanctions.
Actuellement, je pense qu’il est important de réaliser des reportages plus fouillés sur les prisonniers politiques – de dire qui est en prison et pourquoi – et sur les grèves organisées en solidarité avec les manifestations.
Les journalistes qui se trouvent en dehors de l’Iran devraient collaborer davantage. Si, par exemple, ils veulent enquêter sur les unités en civil du Bassidj, ils devraient obligatoirement contacter des journalistes iraniens. De même, on pourrait enquêter sur le rôle des différentes communautés ethniques dans le mouvement de contestation actuel.
GIJN : Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans ce mouvement de contestation ? Et quelles issues envisagez-vous ?
JvD : Ce qui me surprend, c’est l’ampleur du mouvement — que je n’avais pas prévue — et le moment où il a lieu. Pour être franc, je pensais que la terreur et l’effet dissuasif inspirés par la mort de 1500 manifestants, tués par les forces de l’ordre en 2019, auraient servi les intérêts du régime plus longtemps, que les gens ne seraient pas redescendus aussi rapidement dans la rue.
L’Iran a déjà connu de telles vagues de manifestations dans son histoire récente : les manifestations estudiantines de 1999, le Mouvement vert en 2009 (d’une grande envergure), puis des flambées de moindre importance, et enfin un grand mouvement de contestation début 2019. Mais je crois que les gens étaient moins enthousiastes qu’ils ne le sont aujourd’hui. Il s’agit ici d’un mouvement de contestation à base élargie, avec des manifestants issus de différents milieux socio-économique, ethnique et idéologique. Bien sûr, le rôle central que jouent les femmes dans ce mouvement est sans précédent, et il apporte une touche positive à la dissidence.
Cependant, il est important de garder à l’esprit le fait que le régime iranien gère le mécontentement de la population depuis 40 ans et qu’il est très bien équipé pour le réprimer. Les gens sont très unis dès qu’il s’agit de protester contre ce qu’ils ne veulent pas. Mais le régime a été très malin : il a veillé à ce qu’aucun projet alternatif au système actuel ne puisse émerger et faire l’unanimité. Nous avons pu constater que, pendant les premiers jours d’émeutes, pratiquement tous les leaders d’opinion en Iran ont à nouveau été arrêtés, que ce soit dans les mouvements syndicaux, environnementaux ou de défense des droits humains. En résumé : toutes les personnes qui participent à l’élaboration d’un projet d’avenir. Ont été visés en particulier les leaders qui représentent les intérêts de plusieurs groupes parce que le gouvernement les considère comme encore plus dangereux.
Il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas. Les manifestations sont-elles coordonnées entre différentes villes ? Nous ne le savons pas encore.
Il ne s’agit pas d’un mouvement de contestation contre le foulard islamique — une allégation réductrice que j’entends dans certains médias néerlandais, par exemple. Non. Les gens manifestent contre tout ce qui est imposé aux femmes. C’est une question de liberté.
Ressources supplémentaires
‘Reporting from the Outside’: Lessons from Investigative Journalists in Exile
How Exiled Journalists Are Investigating in the Arab Gulf States
Security Manual for Covering Street Protests
Rowan Philp est grand reporter à GIJN. Auparavant, Rowan a été reporter en chef pour le Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant à l’étranger, il a réalisé des reportages sur l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus de vingt pays dans différentes régions du monde.