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L’enquête data qui a changé le regard de la société britannique sur les sans-abris

Image : Andrew Garthwaite / Bureau Local

Interpellée durant l’hiver 2017 par l’annonce, sur Twitter, de la mort d’un SDF dans la ville où elle vit, la journaliste britannique Maeve McClenaghan réalise que les décès de sans-abris ne sont pas recensés en Grande-Bretagne. Avec l’appui de journalistes locaux, elle va mettre au point une base de données et révéler l’ampleur du phénomène.

Fin 2017, la journaliste britannique Maeve McClenaghan consulte son fil twitter et apprend ainsi via le post d’un habitant de sa ville la mort d’un sans-abri.

Frappée par cette tragédie, Maeve McClenaghan a l’impression de voir l’histoire se répéter. Quelques recherches en ligne lui confirment que des annonces de ce type – une voix locale pleurant la mort d’un sans-abri – sont publiées régulièrement dans tout le pays. Pourtant, les données officielles font défaut. La journaliste pense alors avoir affaire à un phénomène dont l’envergure n’était pas reconnue.

Avec Bureau Local, son équipe au sein du Bureau of Investigative Journalism (TBIJ) de Londres, elle se fixe comme objectif de répondre à une question simple : si les données indiquent une hausse du nombre de sans-abris, est-ce qu’ils sont de plus en plus nombreux à mourir dans la rue ?

Maeve McClenaghan

La question a beau être simple, y répondre ne l’est pas. Maeve McClenaghan commence par consulter des responsables, passant des semaines à joindre tous ceux qui seraient susceptibles de recueillir des données sur les décès de sans-abris. Elle s’adresse aux médecins légistes, aux hôpitaux, aux forces de l’ordre et aux autorités gouvernementales. Tous lui disent ne disposer d’aucune information, avant de lui indiquer une autre source qui serait à même de répondre à ses questions.

Suite à d’innombrables interviews téléphoniques, elle se rend compte que personne n’a de réponse. « J’en ai informé mes rédacteurs en chef, nous étions tous vraiment choqués et avons décidé d’en faire notre mission : nous allions tenter de combler ce vide en recueillant ces données par nous-mêmes », se souvient Maeve McClenaghan lors d’un entretien accordé à GIJN. Leur objectif : dénombrer les décès de sans-abris, raconter leur vécu, et créer une base de données sur une période de 18 mois afin de mettre en lumière l’ampleur du problème et ainsi pousser à l’action. C’est ainsi qu’est né le projet « Dying Homeless » (« Mourir dans la rue »), une enquête qui aura duré un an et demi, mobilisé plus de 1 000 journalistes et documenté 800 décès de sans-abris dans tout le pays.

Le soutien de Bureau Local a été essentiel à la réalisation du projet, puisque ce réseau d’enquête collaboratif réunit 1 426 journalistes, citoyens engagés et experts. Maeve McClenaghan a partagé un document Google avec le réseau et leur a demandé d’y répertorier les décès de sans-abris. TBIJ a fait la promotion de ce document sur Twitter ainsi que sur son site web afin de faire connaître ce projet au plus grand nombre.

« J’ai travaillé sur chaque nom, en recoupant et en vérifiant les informations recueillies avant de les inclure dans notre base de données publique », explique Maeve McClenaghan. « Cela représentait une charge de travail importante, mais nécessaire, puisque nous ne voulions aucun doublon, et il fallait s’assurer que nous traitions ces décès avec humanité, en rendant anonymes certains individus si besoin. »

Maeve McClenaghan, son collègue Charles Boutaud et le reste de l’équipe ont également parcouru le Royaume-Uni, se rendant dans des soupes populaires et des refuges pour sans-abris afin de rencontrer des sources et recueillir leurs témoignages. Pour compléter la liste de décès, ils ont également parcouru la presse locale et interrogé les organisations caritatives et ceux qui travaillent avec des sans-abris, notamment des médecins. Les enquêtes de police et de médecins légistes ont été utilisées. L’enquête était à la fois  « participative et sous forme de puzzle », raconte Maeve McClenaghan.

Si les données statistiques étaient au cœur de l’enquête, le projet est également allé au-delà des chiffres pour raconter les histoire individuelles des défunts.

Une fois toutes ces données recueillies, l’équipe a dû les analyser et leur donner du sens. « En cours de route, nous nous sommes rendus compte que le côté puzzle de notre collecte de données ne nous permettrait pas de faire des comparaisons directes d’un hiver sur l’autre », explique Maeve McClenaghan. « Nous avons plutôt cherché à savoir si ces décès avaient fait l’objet d’un examen officiel et nous sommes intéressés aux causes possibles. »

Si les données statistiques étaient au cœur de l’enquête, le projet est également allé au-delà des chiffres pour raconter les histoire individuelles des défunts. Ces récits ont mis en évidence l’échec de tout un système, qui n’a pas su protéger les sans-abris. Au Royaume-Uni, les autorités locales ont l’obligation légale d’empêcher que l’on se retrouve à la rue, et le cas échéant de soulager le quotidien des sans-abris. L’enquête a pourtant révélé que certains glissent entre les mailles du filet. Après 18 mois et 800 décès comptabilisés, le Bureau a transmis ses conclusions au Musée des sans-abris de Londres, qui continue de publier des articles sur le sujet.

Image: Macmillan

Mais Maeve McClenaghan n’a pas voulu passer tout de suite à autre chose. Elle a prolongé son enquête dans un livre, « No Fixed Abode: Life and Death Among the UK’s Forgotten Homeless » (« Sans domicile fixe : vie et mort des sans-abris au Royaume-Uni »), qui souligne les défaillances systémiques qui alimentent la crise du logement dans le pays. Elle a également consacré un épisode du podcast « The Tip Off » au même sujet.

Tous ces mois d’enquête permis à Maeve McClenaghan de révéler que les protections dont devraient bénéficier les sans-abris ont fait l’objet de coupes budgétaires : « Les réductions des budgets réservés aux services de santé mentale, de drogues et d’alcool, d’une part, couplées au plafonnement des allocations, à la hausse des loyers et au déficit de logements, d’autre part, ont produit la situation délétère actuelle. »

« On ne pense pas à ces services jusqu’au jour où on en a besoin, on espère alors qu’ils seront à notre disposition », ajoute-t-elle. « Mes travaux démontrent que ce n’est plus le cas. »

L’enquête a été présélectionnée pour un Amnesty Media Award dans la catégorie meilleure enquête et pour un British Journalism Award dans la catégorie meilleure campagne. Maeve McClenaghan a pour sa part été nommée pour un prix Orwell. L’enquête a été récompensée du prix de la Royal Statistical Society, dans la catégorie meilleur journalisme d’investigation de 2019. Les juges l’ont qualifiée de « vraiment exceptionnelle ».

Le point de départ de l’enquête a été une question toute simple et la découverte d’un manque de données. Mais le fait de vivre dans la rue est un problème à l’échelle mondiale, pas seulement au Royaume-Uni : aux journalistes d’investigation désireux de creuser ce sujet, ou des thèmes similaires, où qu’ils se trouvent, Maeve McClenaghan prodigue les conseils suivants.

1. Ne vous découragez pas face à un manque de données disponibles

Selon Maeve McClenaghan, l’absence de données ne doit pas forcément faire capoter votre enquête. Au contraire, cela peut être une chance. Le succès du projet « Dying Homeless » montre qu’il ne faut pas baisser les bras quand on est confronté à ce genre d’obstacles. Maeve McClenaghan décrit sa méthode d’enquête comme une « science imprécise », son équipe ayant collecté les données concernant les décès de sans-abris en partageant un document Google avec des journalistes locaux, des experts et d’autres personnes travaillant sur ce sujet.

Le document était assez facile d’emploi. Y figuraient les champs suivants : nom du défunt, âge et lieu où la personne dormait. Les informations ainsi collectées ont permis de brosser un tableau plus complet du vécu des sans-abris.

« Nous ne sommes pas des experts en la matière, nous avons donc utilisé la définition [de l’itinérance] de l’organisation caritative Crisis, qui inclut ceux qui dorment [dehors], dans les hébergements d’urgence, les auberges de jeunesse, ou encore sur les canapés de connaissances », explique Maeve McClenaghan.

Le manque de données disponibles peut être une chance pour une enquête journalistique

Le choix d’une période de 18 mois visait à couvrir deux hivers. Bien que la base de données ne soit pas sans défaut – ce qui complique les comparaisons d’une année sur l’autre – Maeve McClenaghan a pu prouver que le nombre de décès de sans-abris avait augmenté. La méthode employée a également de base au Bureau des statistiques nationales (ONS) pour mettre au point son propre décompte des décès de sans-abris.

Un sans-abri dormant dehors près d’Old Street, au cœur de Londres. Photo : Shutterstock

2. Travaillez en équipe

Cette enquête n’aurait pas été possible sans le réseau du Bureau Local et les contributions du public. Comme le souligne Maeve McClenaghan : « Ce travail collaboratif nous a permis d’avoir une présence sur le terrain partout dans le pays. »

Au cours des 18 mois, des journalistes locaux ont publié 95 articles mettant en évidence les décès de sans-abris. Selon Maeve McClenaghan, « cela a permis de garder ce sujet dans l’actualité, et de raconter le vécu des sans-abris de manière approfondie et détaillée ». Sur Twitter, TBIJ a utilisé le hashtag « #MakeThemCount » pour sensibiliser le public à cette question.

L’enquête a fait les gros titres de la presse nationale. Maeve McClenaghan estime que la double démarche a eu un impact majeur. « En publiant à l’échelle nationale et locale sur des cas précis, nous avons pu pointer les responsabilités des uns et des autres à tous les niveaux », se félicite-t-elle. « Les journalistes locaux ont pu demander à leur conseil municipal : Comment ces décès ont-ils pu avoir lieu ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’enquête officielle sur ce sujet ? Qu’allez-vous faire pour changer la situation ? Et au niveau national, nous avons pu dénoncer le fait qu’un des pays les plus riches du monde laisse mourir 800 personnes dans la rue en l’espace de 18 mois. » Le travail en équipe a donné de la force à l’enquête.

3. Vérifiez les les informations recueillies

Maeve McClenaghan a beau dire que la collecte de données a été une science imprécise, elle a vérifié les informations recueillies avec assiduité pour s’assurer que le décompte était aussi précis que possible. Ces vérifications ont été primordiales. L’équipe a d’abord vérifié les données en se rendant sur le terrain. « J’ai moi-même parcouru le pays afin d’échanger avec ceux qui côtoient les sans-abris dans les soupes populaires, les auberges de jeunesse et les cabinets médicaux », raconte-t-elle.

Maeve McClenaghan ne pouvait évidemment pas authentifier chaque récit individuel, donc l’équipe a conçu des critères pour évaluer les informations au fur et à mesure qu’elles leur parvenaient via le document Google. Elle explique: « Les informations provenant de sources fiables, nous les avons admises d’office : nous avions confiance en l’enquête des journalistes locaux. Quand l’information venait du public, nous l’avons vérifiée auprès d’organisations locales qui travaillaient avec des sans-abris.  »

Maeve McClenaghan ajoute que ce travail a non seulement permis de vérifier les données, mais également de s’assurer que d’autres vies ne seraient pas mises en danger par la parution de ces informations. « Établir un lien de confiance avec ces organisations s’est avérée très important », dit-elle.

 4. Gardez toujours à l’esprit ceux dont vous racontez l’histoire

Certains des SDF dont le décès a été constaté par TBIJ. Image : TBIJ

Dès le début du projet, Maeve McClenaghan était consciente du fait qu’il ne s’agirait pas seulement d’une enquête data. « Chacun des 800 décès répertoriés dans notre base de données correspondait à une personne qui avait des êtres chers, des espoirs, des rêves, une histoire riche », dit-elle. « J’ai passé une année à assister à des funérailles, à suivre des enquêtes judiciaires, à parler aux proches des défunts. »

Le Bureau a créé une page sur son site web dédiée à ces récits individuels. Maeve McClenaghan dit que cette page a servi d’inspiration pour l’écriture de son livre : « Les témoignages que nous avons recueillis étaient à la fois déchirants et révélateurs des mille et une façons dont la sécurité sociale a failli à sa mission. »

Les récits individuels ont donné de l’épaisseur aux chiffres. Il était essentiel selon Maeve McClenaghan de comprendre les nuances de chaque situation afin de saisir au mieux les causes et les conséquences de la crise du logement au Royaume-Uni et ainsi mettre en évidence ce qui devait changer.

« Dès que les premières statistiques officielles ont été publiées, il n’était plus envisageable d’ignorer le problème » Maeve McClenaghan

« Je pense que c’est en creusant ces récits que l’on peut identifier des moments clés où une intervention extérieure aurait pu améliorer le sort de ces personnes », dit-elle. « C’est ainsi qu’on tire les leçons de ces échecs, pour éviter qu’ils ne se reproduisent. »

Outre l’émotion qu’il a suscité, le projet « Dying Homeless » a également mené à certains changements. En 2018, l’ONS et le Bureau national des archives écossaises ont commencé à produire des données officielles sur le nombre de décès de sans-abris en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles. TBIJ a partagé sa base de données avec ces institutions très tôt afin de les aider à développer des méthodes efficaces de collecte de données. L’ONS a d’ailleurs remercié TBIJ pour « ses conseils et son aide ».

Ben Humberstone, le directeur adjoint chargé de l’analyse des questions de santé au sein de l’ONS, a déclaré à l’époque : « Pour résoudre un problème, il faut d’abord le comprendre. Produire ces statistiques aidera la société à prendre de meilleures décisions pour lutter contre ce phénomène et ainsi prévenir les décès de sans-abris dans nos communautés. »

Maeve McClenaghan a également reconnu l’importance d’officialiser ces décomptes. « Dès que les premières statistiques officielles ont été publiées, il n’était plus envisageable d’ignorer le problème », résume-t-elle. « Ces données ont provoqué un débat national ; les politiques ont qualifié la situation de catastrophe humanitaire sur le sol britannique, et affirmé qu’il fallait s’emparer de cette question. »

Selon Francesca Albanese, responsable de la recherche chez Crisis, ce projet a eu deux impacts majeurs. D’abord, la création d’un décompte officiel par l’ONS. « C’est devenu une statistique publiée chaque année, ce qui permet de suivre l’évolution du nombre de décès de sans-abris année après année », explique Francesca Albanese.

Tout aussi importants, selon elle : les récits individuels que TBIJ a publié dans le cadre de ce projet. « Cela a vraiment souligné le fait qu’il s’agissait de personnes qui méritent qu’on s’intéresse à elles », résume-t-elle. « Chaque année, des centaines de gens meurent dans la rue, ce sont des décès que l’on pourrait prévenir. »

Lectures complémentaires 

Comment développer l’enquête à l’échelle locale

Une enquête sur les sans-abris aux Etats-Unis menée conjointement par des journalistes primés et des étudiants

Ressource GIJN : Base de données sur la pauvreté

Hannah Coogans est une journaliste indépendante et assistante éditoriale au sein de GIJN. Elle est titulaire d’une maîtrise en journalisme d’investigation de la City University de Londres et a précédemment travaillé comme chercheuse sur le trafic d’espèces sauvages à Hong Kong. Elle a par ailleurs effectué des recherches pour plusieurs épisodes de l’émission Dispatches sur la chaîne de télévision britannique Channel 4.

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