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Enquêter sur les géants du négoce des matières premières en Suisse

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Conseils de Pros a été créé par GIJN pour relayer des conseils méthodologiques spécifiquement pour les journalistes francophones. Si vous avez une idée d’article sur des techniques ou ressources pour enquêter, écrivez-moi à marthe.rubio@gijn.org.

Après avoir été le paradis du secret bancaire pendant des décennies, la Suisse est également devenue une terre d’accueil du négoce de matières premières. La plupart des géants privés du trading d’hydrocarbures ont installé leur sièges sociaux à Genève. Et à cela, il faut ajouter des milliers de petites et moyennes entreprises qui travaillent plus ou moins dans l’ombre, apparaissant et disparaissant au gré des circonstances. 

Chez Public Eye, une partie de notre travail est d’enquêter sur les activités de ces entreprises dans les pays en développement .

Contrairement aux banques qui ont dû se plier à des normes internationales en matière de blanchiment et de fraude fiscale – et dont les activités sont contrôlées par une autorité de surveillance, la FINMA en Suisse – ces sociétés de négoce n’ont de compte à rendre à (presque) personne. Ces dernières années, plusieurs retentissants scandales ont révélé les pratiques douteuses de la profession, qu’il s’agisse de corruption, de violations des droits de l’homme ou de ravages environnementaux. 

Les rapports émanant des traders

Il y a donc matière à enquêter. Mais comment s’y prendre alors que l’opacité et l’omerta dominent largement le secteur ? Outre la nécessité de disposer d’informateurs – oui, certains traders d’un naturel curieux ou revanchard aiment les contacts avec les journalistes – les sources ouvertes ne manquent pas. Elles peuvent vous permettre de découvrir quelques pépites. 

Si les négociants ne sont soumis à aucun devoir de diligence, ils produisent chaque année des rapports de gouvernance ou de responsabilité sociétale. Ne vous embarrassez surtout pas des discours lénifiants sur le « développement durable », ou encore sur le « zéro tolérance en matière de corruption ». Mais lisez attentivement ces brochures sur papier glacé. Vous y trouverez des informations sur les sites d’exploitation, le nombre d’accidents miniers, le bilan carbone ou les dépenses dans des projets communautaires. 

Lorsqu’une maison de négoce suisse est cotée en bourse (à Londres), elle a l’obligation de publier un certain nombre d’informations financières et sur ses activités. Attention toutefois: contrairement aux rapports financiers, les rapports de durabilité ne sont pas audités mais, au mieux, révisés par un cabinet du Big Four (les quatre plus grands groupes d’audit financier au niveau mondial). Ils sont parfois plus intéressants pour ce qu’ils occultent. Dans son dernier « Sustainability Report », cette multinationale a par exemple décidé de ne pas inclure un accident survenu en juin 2019 dans une mine de cobalt de Kolwezi (RDC) sous prétexte que les 39 mineurs tués n’étaient pas directement ses employés. 

La transparence sur une base volontaire et lacunaire

Depuis quelques années, certains traders soucieux de leur image dévoilent une partie des paiements qu’ils font aux gouvernements. On peut ainsi retrouver dans leurs  « Responsability Report » les versements faits à des sociétés pétrolières étatiques (NOC) et des entreprises étatiques. Cette transparence ne concerne que les pays membres de l’ITIE, l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives. Mais, vous journalistes, vous pourrez au moins comparer d’un côté les montants encaissés par les États (et déclarés dans les rapports ITIE), et de l’autre ceux payés par les traders. Tout différentiel doit attirer l’attention. 

Pour les pays non-membres de l’ITIE – des pays pourtant hautement problématiques en terme de corruption comme le Soudan du Sud, la Guinée Equatoriale, l’Azerbaïdjan et la Russie – une multinationale va par exemple pouvoir se contenter de rendre public des versements agrégés (sans aucuns détails) difficiles à utiliser. Pour ce trader, les montants agrégés de paiements faits aux États atteignent 113,6 milliards de dollars depuis 2014, alors que depuis 2013 ceux faits aux pays membres de l’ITIE atteignent 20,6 milliards de dollars. 

Registres officiels

Les registres du commerce cantonaux offrent également d’importantes informations quant à la raison sociale d’une société ou de ses filiales, leur évolution (changement d’adresse, faillite, radiation, etc.) ainsi que les membres de sa direction. Ils sont regroupés sur le site Zefix.ch qui propose une recherche par raison sociale. Pour identifier des individus, shabex.ch est recommandé.   

La Suisse, comme de nombreux autres pays, ne possède pas de registre recensant le véritable propriétaire des sociétés (Ultimate Beneficial Ownership) et, dans le négoce, les transactions les plus douteuses passent souvent par un intermédiaire apparemment déconnecté du secteur.

Il y a pourtant une parade, et elle est liée à l’essence même de ces multinationales. Disposant de filiales un peu partout dans le monde, elles laissent des traces dans différents registres. Ceux des Pays-Bas (uniquement en néerlandais), du Royaume-Uni, de Malte, du Luxembourg, ou de Singapour sont beaucoup moins avares en information (prêts, filiales, joint-ventures, segments de marché) que leur homologue helvétique.

La Rolls-Royce des bases de données commerciales reste la plus difficile à obtenir. Lorsque les négociants lèvent des fonds auprès des banques (prêts syndiqués) ou émettent des obligations, ils sont obligés de publier des prospectus de plusieurs centaines de pages contenant des informations essentielles sur la marche de leurs affaires. Ces données ne sont pas publiques mais elles peuvent être obtenues auprès de vos connaissances bancaires ou auprès d’un.e collègue spécialisé.e dans le secteur. 

Documents judiciaires avec ou sans caviardage

Le Tribunal pénal fédéral (TPF) situé à Bellinzone (Tessin) offre une base de données intéressante à suivre. Si dans les arrêts rendus, l’identité des personnes et des sociétés est caviardée, il est souvent possible de reconstituer l’histoire, la description des faits étant précise et le nom des avocats des parties donné. Les journalistes basés en Suisse peuvent s’accréditer auprès du TPF. Ils recevront ou pourront consulter des actes d’accusation, des jugements et des ordonnances pénales, cette fois-ci non caviardés. Sur ce scandale de corruption portant sur des marchés pétroliers au Congo-Brazzaville et en Côte d’Ivoire, des documents judiciaires essentiels décrivant en détail les mécanismes de la corruption dans le secteur du négoce ont ainsi pu être consultés sans filtre. 

Autre outil utile : PACER, le site qui donne accès à plus d’un milliard de documents archivés auprès des tribunaux fédéraux américains, qu’il s’agisse de procédures pénales, civiles ou en appel. L’accès est payant, mais les prix sont modiques. On peut y découvrir des documents concernant les géants du négoce de matières premières, le site Court Listener permettant de consulter gratuitement certains d’entre eux.    

Mentionnons également le média en ligne Gotham City qui, semaine après semaine, décortique les documents judiciaires et offre l’une des meilleures revues de la criminalité économique en Suisse. Les sociétés de négoce y tiennent le haut pavé.

Traquer les navires de commerce

Le site payant Panjiva fournit des données qui alimentent le commerce mondial, dont les « bill of lading » (bons de chargement). Il s’agit d’un document matérialisant l’exécution du contrat de transport établi entre le chargeur et le transporteur, contenant de précieuses d’informations comme par exemple la provenance du pétrole, sa quantité et sa qualité, ou son port de déchargement. 

Enfin, il peut être décisif pour certaines enquêtes, par exemple sur la contrebande de produits pétroliers en provenance de Libye – voir ici l’enquête de Public Eye et Trial International – de pouvoir pister certains navires en agrégeant les données fournies par l’AIS (Automatic Indentification System). Ce système d’échange automatisé de messages entre navires par radio à très haute fréquence permet de connaître l’identité, le statut, la position et la route des navires se situant dans la zone de navigation.

C’est un travail de spécialiste et certaines ONG, comme C4ADS aux Etats-Unis, se sont spécialisées dans l’analyse de ces données complexes. Il est également possible de s’appuyer sur des sites comme Marine traffic ou Vessel Tracker qui proposent certains services gratuits. 

Une expertise dans les ONG

Pour conclure, ajoutons aussi que certaines ONG d’investigation – dont Global Witness et votre humble serviteur Public Eye – ont acquis au fil des années une expertise particulière dans le secteur du négoce de matières premières, se constituant de solides archives sur leur Wiki interne. N’hésitez pas à nous contacter… 


Adrià Budry Carbó est journaliste-enquêteur pour l’ONG suisse Public Eye dans le département matières premières.  Il a travaillé à la Tribune de Genève, puis durant cinq ans au journal Le Temps. Il est co-Lauréat du prix Acanu 2019 pour son reportage « Piège en Haute-mer ».

Agathe Duparc est journaliste à Public Eye, spécialiste de la Russie et de la criminalité économique. Elle a travaillé au journal Le Monde et à Mediapart. Depuis 2018, elle enquête pour Public Eye sur les matières premières. Co-auteure de « Gunvor au Congo. Les aventures d’un négociant genevois à Brazzaville ».

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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