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Maria Ressa at the Global Investigative Journalism Conference in Hamburg. Photo copyright: Nick Jaussi

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« Si rien ne change, ce qui nous est arrivé va aussi vous arriver »

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Maria Ressa lors de la Conférence internationale sur le journalisme d’investigation à Hambourg. Photo copyright: Nick Jaussi

Nous publions ci-dessous le discours complet que la fondatrice et directrice de Rappler, la journaliste d’investigation philippine Maria Ressa, avait préparé pour la 11ème Conférence internationale de journalisme d’investigation à Hambourg. Ce texte a été initialement publié sur le site de Rappler. Émue par les applaudissements à tout rompre du public, Maria Ressa s’est parfois éloignée du texte qu’elle avait préparé. Vous pouvez voir la vidéo du discours ici

Si l’un de nous est attaqué, nous sommes tous concernés.

La première fois que j’ai entendu cette phrase, c’était il y a vingt ans, quand j’observais la virulente idéologie qui a alimenté Al-Qaïda. C’est cette idéologie que les terroristes ont utilisé pour justifier leurs attaques. Ensuite, au moment crucial où je commençais juste à apprendre à faire face à une nouvelle arme utilisée contre les journalistes (les réseaux sociaux), Julie Posetti, actuellement dans le public, m’a convaincue que je devrais aborder publiquement ces attaques – et m’a même convaincue en 24 heures de lui accorder une interview pour un livre sur lequel elle travaillait pour l’Unesco. Son titre : Si l’un de nous est attaqué, nous sommes tous concernés. 

Nous vivons actuellement une époque charnière. Si nous ne prenons pas les bonnes mesures, la démocratie telle que nous la connaissons est morte.

Plus j’étudie cette époque – qui a commencé avec les bouleversements technologiques, ensuite les attaques contre les journalistes, puis contre la démocratie – plus je suis convaincue que les attaques perpétrées contre nous et nos valeurs sont si insidieuses qu’elles équivalent à l’explosion d’une bombe atomique, ayant le potentiel de réduire en miettes les mondes dans lesquels nous vivons. Et tout ce que nous faisons, c’est de nous raccrocher mollement à la partie visible de l’iceberg . Je vous en prie, gardez cela en tête alors que je vous parle : une attaque massive est survenue, a provoqué un nombre incalculable de victimes – et la plupart d’entre nous ne le savent pas.

J’aborderai trois éléments ce soir : la bataille pour la vérité, le rôle des plateformes de réseaux sociaux américains et ce que nous pouvons faire pour y faire face.

Quand les journalistes sont menacés, la démocratie est menacée. Les réseaux sociaux sont désormais le plus important distributeur d’informations au monde, mais, alors qu’ils ont subtilisé nos revenus, ils ont ignoré le rôle de chien de garde que les médias ont traditionnellement eu.

La bataille pour la vérité est la bataille de notre génération. Avec les nouvelles technologies, un mensonge raconté un million de fois devient un fait avéré.

Cela demande du courage de se battre contre les manipulations insidieuses que ces plateformes ont permises. Elles sont maintenant utilisées comme une arme contre les journalistes. Les mensonges mêlés à la colère et à la haine se partagent plus vite que les faits. (Les faits sont ennuyeux.)

Cela m’a vraiment frappé en décembre dernier quand le Time Magazine m’a rendu hommage comme l’un.e des gardien.nes de la vérité aux côtés des journalistes de Capital Gazette (assassinés), les journalistes de Reuters (toujours en prison en Birmanie à l’époque) et Jamal Khashoggi. J’ai réalisé que j’étais la seule encore en vie et libre. C’est à ce moment donné que je me suis rendue compte que notre métier – en protégeant nos démocraties – ne nous a jamais autant demandé de sacrifices.

La bataille pour la vérité est la bataille de notre génération. Avec les nouvelles technologies, un mensonge raconté un million de fois devient un fait avéré.

Sans les faits, il n’y a pas de vérité. Sans la vérité, il n’y a pas de confiance. Sans ces trois éléments, on ne peut pas vivre en démocratie. C’est pour cette raison que tout autour du monde, la démocratie est brisée.

Dans notre pays, la quantité exponentielle d’attaque sur les réseaux sociaux venant du bas vers le haut et l’astroturfing (le fait de donner l’impression d’un phénomène de masse émergeant sur internet à des fins de propagande NDLR) ont créé un effet de mouvement et préparé le terrain pour que les mêmes mensonges se propagent du haut vers le bas, provenant directement de nos responsables gouvernementaux.

Je sais ça de première main : en 14 mois, le gouvernement philippin a porté 11 fois plainte contre moi et Rappler. J’ai été arrêté deux fois en cinq semaines et j’ai dû payer huit fois une caution en trois mois. Je n’ai commis aucun crime à part celui d’être journaliste et de faire rendre des comptes au pouvoir.

Vous devez savoir pour quelles valeurs vous vous battez, et vous devez définir ces critères maintenant.

J’ai vu les réseaux sociaux et notre système légal utilisés comme arme contre ceux qui posent des questions, qui se battent pour défendre leurs valeurs, qui exigent que leurs droits soient garantis par notre constitution, qui est inspirée de celle des Etats-Unis.

Quand j’ai été arrêtée pour la première fois cette année, le policier m’a dit , “Ma’am, trabaho lang po.” (Ma’am, je fais juste mon travail). Ensuite il a baissé la voix, qui est presque devenue un murmure, quand il m’a lu mes droits. Il était clairement mal à l’aise, et je me suis presque sentie désolée pour lui. Sauf qu’il était en train de m’arrêter. C’était le dernier acte dans une chaîne d’actions visant à m’intimider et à me harceler parce que je suis journaliste.

Ce policier était un outil du pouvoir, un exemple de comment un brave homme peut devenir mauvais et de comment des atrocités peuvent être commises massivement. Hannah Arendt a écrit sur la banalité du mal en décrivant les hommes qui exécutaient les ordres d’Hitler en Allemagne nazi. Comment des bureaucrates concentrés sur leurs carrières peuvent agir sans conscience parce qu’ils se justifient en disant qu’ils ne font qu’exécuter des ordres.

C’est comme ça qu’une nation perd son âme. Donc vous devez savoir pour quelles valeurs vous vous battez, et vous devez définir ces critères maintenant : de ce côté, vous êtes bon, et de l’autre vous êtes mauvais. Aidez-nous à maintenir une position ferme. #HoldTheLine.

Donc que peut-on dire sur les plateformes de réseaux sociaux américaines ? Comme beaucoup d’entre vous le savent, je suis à la fois une partenaire et une critique de Facebook. Rappler est l’un des deux partenaires de fact-checking de Facebook, qui représente l’essentiel de l’usage d’internet aux Philippines.

Nous sommes comme un canari dans une mine de charbon (qui meurt et alerte ainsi les mineurs que l’air est toxique NDLR). Au niveau international, les Philippins sont la nationalité passant le plus de temps en ligne au monde (plus de 10 heures par jour) et sur les réseaux sociaux (nous sommes les premiers usagers au monde pour la quatrième année consécutive). Mais nous sommes aussi le futur dystopique de la démocratie.

Plus tôt ce mois ci, j’ai rencontré le lanceur d’alerte de Cambridge Analytica Christopher Wylie (il vient juste de fêter ses 30 ans), et il m’a dit que les Philippines “forment une boîte de Petri idéale (récipient utilisé en microbiologie NDLR) permettant d’expérimenter des tactiques et des techniques qui ne seraient pas autorisées en Occident. Si cela ne fonctionne pas, ce n’est pas grave, on ne risque pas de se faire attraper. Et si cela fonctionne, alors on peut réfléchir à la manière d’exporter ça en Occident.”

“Le colonialisme n’est jamais mort, il s’est juste déplacé en ligne.” – Christopher Wylie, lanceur d’alerte.

Je lui ai demandé si les Philippines ont ouvert la voie au Brexit et à Donald Trump. Vous savez ce qu’il m’a dit ? Il a fait une légère digression mais je vais vous lire sa réponse en entier, donc restez avec moi :

“Les hommes politiques philippins ressemblent beaucoup à ceux des États-Unis. Vous avez un président qui était Trump avant que Trump ne soit élu, et vous avez des liens avec des personnes proches de lui via SCL et Cambridge Analytica. Et une quantité considérable de données ont été collectées – les Philippines sont le second pays après les Etats-Unis où la plus grande quantité de données a été collectée.”

Ce jeune-homme, qui a travaillé sur les opérations psychologiques numériques de Steve Bannon soutenues par Robert and Rebekah Mercer a ajouté : “Le colonialisme n’est jamais mort, il s’est juste déplacé en ligne.”

Donc … ce cauchemar a commencé pour moi il y a plus de trois ans. Rappler a publié les premiers articles à ce sujet, au niveau international, en 2016. J’ai écrit deux des trois parties de nos premières séries et ai été récompensée par une moyenne de 90 messages de haine par jour.

Si rien ne change, ce qui nous est arrivé va aussi vous arriver. C’est déjà en train de se passer. Derrière tout cela : la cupidité, la peur et dans notre cas, la violence, et une guerre brutale contre la drogue qui a tué 27.000 personnes selon l’ONU, bien plus que les chiffres officiels de 5.500.

Le modèle de l’économie numérique, qui utilise la publicité micro-ciblée, sape la volonté humaine de manière structurelle.

Les gens ont peur de défendre ce qui est juste car cela a un coût : l’histoire de Rappler aux Philippines est exemplaire à ce titre – et l’un des policiers m’ayant arrêté l’a bien dit quand il essayait de réduire au silence l’un de nos jeunes journalistes, qui filmait en direct l’arrestation : “Tais toi ou tu seras le prochain.”

Le modèle de l’économie numérique, qui utilise la publicité micro-ciblée, sape la volonté humaine de manière structurelle. Nos expériences personnelles sont aspirées dans une base de données, classées par l’intelligence artificielle puis vendues au plus offrant.  C’est – comme cela a toujours été – une question de pouvoir et d’argent. Cela a aussi siphonné l’argent des médias et si rien n’est fait, cela représente une menace considérable pour les marchés, l’intégrité électorale et la démocratie elle-même.

Ces plateformes de réseaux sociaux sont des systèmes de modification de nos comportements auxquels nous adhérons volontairement. Nous sommes les chiens de Pavlov – et permettez moi de citer à nouveau Christopher Wylie ainsi que le cofondateur du Blackberry Jim Balsillie : selon eux, les données micro personnelles ne sont pas le nouveau pétrole. Elles sont en réalité du plutonium. Et nous devons les manipuler comme du plutonium –avec toute la prudence que cela nécessite. Rappelez-vous, je vous ai prévenu qu’une bombe atomique avait explosé – et qu’aucun de nous n’en avait conscience. Nous ne pourrons pas solutionner le problème tant que nous n’acceptons pas cela.

Donc qu’est ce qu’on peut faire ?

D’abord, les journalistes doivent collaborer. Jetez vos vieilles définitions. Nous vivons dans un nouveau monde. Collaborer n’est pas facile car nous sommes nés pour être en concurrence les uns avec les autres. Aux Philippines, les données nous montrent que les médias ont été écartés à la périphérie de notre écosystème d’information, alors que les réseaux de désinformation se trouvent au centre – certains liés à des réseaux russes de désinformation, d’autres chinois. Ils partagent mutuellement leurs contenus activement entre eux – alors que nous ne le faisons pas. C’est de cette manière que naissent les réalités alternatives.

Protégez les droits garantis par nos démocraties ou regardez les lentement s’éroder à la vue de tous. C’est un défi qui se présente devant nous tous aujourd’hui.

Nous devons arrêter de tomber dans le piège des émotions. Nous devons chercher ce que nous avons en commun plutôt que ce qui nous sépare parce que c’est de cette manière que les méchants fonctionnent : ils prennent une fissure et l’utilisent pour nous diviser et nous monter contre eux.

Et il ne s’agit pas seulement des journalistes… Il faut nous unir avec les chercheurs, les personnes travaillant dans les nouvelles technologies, la société civile – tous ceux qui disent la vérité. Nous devons unir nos forces pour protéger les faits.

Nous devons nous battre maintenant, alors que nous sommes forts. Parce que comme nous l’avons appris, nous ne faisons que nous affaiblir avec le temps. Le virus des mensonges sape l’engagement civique. Si nous n’avons plus de faits, la société civile devient apathique, et les voix ayant le plus fort mégaphone sont celles qui l’emportent.

En second lieu, nous devons exiger des entreprises technologiques un intérêt propre. Sur le long terme, la solution est l’éducation et à moyen terme l’éducation aux médias. Mais en attendant ? Seules les plateformes technologiques peuvent faire quelque chose de significatif.

En troisième lieu, nous devons créer une base de données globale des réseaux de désinformation, et une police internationale qui stoppe l’impunité avec laquelle les nations et les entreprises s’en tirent aujourd’hui. Rappelez-vous après l’Holocauste et la Seconde guerre mondiale, le monde s’est rassemblé pour essayer de stopper les pires des comportements humains.  C’est à ce moment là que nous avons créé Bretton Woods, l’OTAN, la déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies. Quelles sont les valeurs qui régissent internet ? Comment punissons-nous les agresseurs ?

Nous devons nous rassembler sérieusement et nous battre parce que si l’un de nous est attaqué, nous sommes tous concernés.

Les intimidations du pouvoir ne cesseront jamais si nous cédons. Nous le vivons tous les jours à Rappler.

Plus tôt ce mois ci, notre porte-parole présidentiel et principal conseiller juridique du président Duterte a menacé de poursuivre deux médias, dont Rappler, parce que nous avions dénoncé un évident conflit d’intérêt entre ses deux fonctions. Il a coupé les cheveux en quatre et essayé de redéfinir ses actions en les basant sur des compétences techniques. L’autre média a présenté ses excuses. Pas nous.

Le noeud du problème, c’est que les excuses n’étaient pas suffisantes pour le porte-parole présidentiel. Ces mots ont finalement justifié la décision de Rappler de rester ferme. #HoldTheLine.

Les intimidations politiques qui menacent les journalistes ne sont jamais satisfaites jusqu’à ce que ce qu’ils obtiennent de nous une capitulation complète.

Notre bataille est votre bataille.

Protégez les droits garantis par nos démocraties ou regardez-les lentement s’éroder à la vue de tous. C’est un défi qui se présente devant nous tous aujourd’hui – et pour les prochaines conférences de GIJN. Que pouvons nous mettre en place aujourd’hui pour protéger notre futur ?

Je voudrais remercier toutes les organisations qui nous ont aidé à porter la flamme. Je vous en prie, aidez nous à faire la même chose pour tous les journalistes menacés aux quatre coins du monde.

Rappelez-vous : si l’un de nous est attaqué, nous sommes tous concernés.

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