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Illustration : Smaranda Tolosano pour GIJN

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Introduction au journalisme d’investigation : comment éditer une enquête

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Tout bon article a besoin d’un rédacteur en chef, surtout quand il s’agit d’une grande enquête. Pourquoi ? Parce qu’il est souvent aisé pour les journalistes d’être tellement emporté par le sujet au point de manquer de recul, ce qui fait que certains détails peuvent leur échapper. Le rôle du responsable éditorial est de compenser ce gap, s’assurer de l’objectivité du papier, veiller à ce qu’il tienne la route, afin que le lecteur puisse le comprendre aisément et que ce reportage puisse résister à un examen approfondi.

Ceci étant dit, les journalistes qui se lancent dans une enquête ne bénéficient pas forcément d’un accompagnement éditorial qui va consacrer du temps à ce projet. Certains travaillent au sein de petites rédactions dont les journalistes se comptent sur les doigts de la main. Dans ce cas, les journalistes peuvent, à tour de rôle, éditer le travail de leurs collègues. Sinon, le journaliste peut contacter une personne étrangère à la rédaction pour lui demander d’éditer son article. Faites preuve de créativité et d’ingéniosité. Trouvez un rédacteur en chef. En effet, au final, l’article n’en sera que meilleur.

Planifiez, planifiez, et planifiez encore

Éditer un article d’investigation ne revient pas seulement à corriger d’éventuelles fautes de grammaire, loin s’en faut. Vous devez aussi vous assurer que le texte est clair et procéder à une ultime vérification des informations données, la dernière étape avant publication. Le travail d’édition, pour les responsables éditoriaux, consiste à sublimer le reportage, de sorte qu’il reste attractif sans sacrifier l’exactitude, ni enfreindre les limites légales et éthiques. Non seulement les lecteurs ont besoin de comprendre le fond du reportage, mais il faut aussi qu’il leur parle. En tant que rédacteur en chef , nous devons veiller à ce que notre public reconnaisse et, espérons-le, apprécie la valeur de l’enquête et ce qu’il lui apporte.

Comment procéder ? Pour que le travail d’édition soit efficace, il faut que la collecte et le papier brute soient de bonne facture. Il est donc impératif de tout planifier. Si le sujet n’est pas bien cerné et que le journaliste n’a pas d’axe clair, les informations de son papier seront incomplètes, sa structure sera incohérente, et il présentera des lacunes.

Or, il est fondamental de bien planifier l’enquête. En effet, si tout est méticuleusement planifié à chaque étape du reportage et du processus d’écriture, les journalistes pourront éviter certains pièges qui risquent de nuire à la qualité finale. C’est particulièrement vrai pour les papiers d’investigation complexes qui nécessitent plusieurs mois d’enquête. Le fait de tout planifier permet aussi de gagner beaucoup de temps et de s’épargner bien des soucis, en particulier à la phase d’édition.

Par conséquent, il est important de garder à  l’esprit que votre travail, en tant que responsable éditorial, ne concerne pas que le stade final du reportage. Il commence dès le début de la phase de planification, tout d’abord en se demandant si on ne fait pas fausse route. L’une des tâches du rédacteur en chef est d’interroger le journaliste pour s’assurer qu’il ne se trompe pas de sujet et que son travail peut déboucher sur un papier d’investigation percutant et convaincant.

Etape 1 : définissez le sujet

Un bon pitch ne doit pas dépasser une page et devrait pouvoir être expliqué oralement en moins de cinq minutes, en fonction de la rédaction et de sa culture. Il se concentre sur le postulat principal, sur le contexte — et les premières informations recueillies — ainsi que sur la question centrale à laquelle le reportage se propose de répondre.

La première fois qu’un journaliste vous parle d’une idée de reportage, vous devez pouvoir vous représenter le reportage mentalement. Il arrive que les journalistes se concentrent trop sur les faits et les chiffres, et qu’ils oublient ainsi de dire sur quoi porte leur reportage. Il vous revient alors de le lui faire remarquer.

Etape 2 : décidez de l’angle

Un papier d’investigation comporte de nombreux aspects, et un journaliste peut facilement se perdre dans le dédale d’informations. Votre rôle consiste, entre autres, à soulever la question la plus importante à laquelle il doit répondre. C’est cette question qui sera au centre des autres axes qui seront énoncés dans les grandes lignes du reportage. Une fois que vous donnez votre feu vert, le journaliste peut commencer à chercher des informations.

Etape 3 : organisez les informations recueillies

Ne laissez pas les journalistes aller sur le terrain sans être bien préparés. Veillez à ce qu’ils effectuent des recherches approfondies, surtout sur les antécédents de leurs sources avant de rencontrer quiconque. Décidez ensemble de la personne à interviewer en premier, et de celles qui suivront.

La première source fournit généralement des éléments contextuels pour le reportage. Elle explique par exemple comment une organisation fonctionne, et donne des détails sur ses règlements et sa structure. Ces experts ne sont généralement pas concernés directement par l’affaire qui vous intéresse. Les sources suivantes sont les témoins, qui savent ce qui s’est passé, mais pas les personnes mises en cause. Enfin, les dernières sources sont celles qui peuvent apporter des éléments clés au reportage, des preuves, ainsi que les noms de contrevenants éventuels.

Dans le cadre de ce processus, l’un des plus grands services qu’un responsable éditorial puisse rendre à un journaliste, c’est de se mettre d’accord avec lui sur la manière de consigner les données recueillies pendant le processus de récolte d’informations. Il existe différents outils pour ce faire, mais l’objectif principal est de définir comment les faits et les données seront organisés, et quelles personnes y auront accès. Par exemple, l’équipe peut décider d’utiliser des documents évolutifs Google ou MS doc et ajouter en permanence des données, des liens et des fichiers aux différentes parties de l’enquête au fur et à mesure qu’elle progresse.

En tant que responsable éditorial, il vous incombe aussi de veiller à ce que tous les documents de preuve soient bien organisés.

Etape 4 : Faites le point régulièrement

Certaines grandes enquêtes d’investigation peuvent prendre des mois, et les journalistes risquent de relâcher leur attention au cours des recherches, ou même de ne plus être assez motivés pour le terminer. En tant que responsable éditorial, vous devez garder un œil sur les progrès réalisés et vous assurer que le journaliste garde constamment à l’esprit la raison pour laquelle le projet a été décidé, ce qu’il y a à la clé, et ce qui pourrait découler de l’enquête — l’impact. Motivez vos journalistes et encouragez-les toujours à faire le maximum. Une confirmation ou une source supplémentaires peuvent faire toute la différence pour la crédibilité de votre reportage.

Parallèlement, si trop de pistes ne mènent nulle part, il vous revient d’arrêter les frais. En tant que rédacteur en chef, vous devez jongler entre les contraintes budgétaires de votre rédaction et la nécessité de produire de bonnes enquêtes de manière régulière. C’est pourquoi il importe de faire fréquemment le point avec le journaliste, afin que vous sachiez si tous les efforts consentis ont été vains ou s’il n’y a pas assez d’éléments pour que le l’enquête aboutisse. Parfois, il s’agit uniquement d’une question de timing et vous pourrez reprendre l’enquête plus tard.

Etape 5 : donnez forme à l’article puis affinez-le

Quand un rédacteur en chef commence à éditer une enquête, cela veut dire que l’équipe a terminé la plus grande partie de son travail. Cela signifie aussi, normalement, que le plan de reportage a globalement fonctionné : le journaliste a rencontré et a interviewé toutes les sources pertinentes et a obtenu ce qu’il cherchait. A ce stade, le journaliste doit connaître le sujet à fond, mais il est aussi en mesure de fournir des preuves à l’appui de l’hypothese de départ.

De son côté, ce responsable éditorial dispose de tous les éléments de l’enquête : les enregistrements des interviews et leurs transcriptions, les courriers numérisés, les comptes rendus des réunions, les courriels et tout autre documentation pertinente. Il a examiné les grands axes élaborés par l’équipe au début du processus d’investigation et validé les hypothèses préliminaires. A ce stade, ll devrait aussi disposer de déclarations percutantes des parties concernées qui illustres les faits et assertions. Plus important encore, l’équipe s’est entretenue avec la ou les personnes au cœur du sujet et a obtenu leurs versions des faits. La première ébauche du papier est prête et le moment est venu de passer à la phase de l’édition.

Bien entendu, quand on a affaire à une investigation qui a duré plusieurs mois, il ne s’agit pas d’un simple texte mais d’un document qui traite de questions complexes, qui contient des faits et des informations provenant de différentes sources. En tant que responsable éditorial, votre tâche principale est de vous assurer que vos lecteurs comprennent les informations données, le contexte et le cheminement de votre journaliste qui permet de tirer les conclusions de l’enquête. Si vous n’êtes pas à la hauteur sur ce point, le sujet n’aura pas tout l’impact qu’il mérite.

Une fois que tout est prêt et que votre journaliste vous a soumis sa première ébauche, le moment est venu pour vous de donner forme à l’article, puis de l’affiner. Comme vous êtes associé à l’enquête depuis le début, vous n’aurez aucun mal à saisir toutes les complexités du sujet.

Tout d’abord, l’introduction et les premiers paragraphes doivent être suffisamment efficaces pour attirer l’attention des lecteurs et les inciter à poursuivre la lecture, tout en simplifiant les informations complexes pour que les lecteurs puissent les comprendre aisément.

Pour cela, insistez sur la pertinence ou la portée du reportage pour votre public.

Deuxièmement, efforcez-vous de créer un récit qui comporte des personnages intéressants et riches en couleurs. Il vous faut construire un arc narratif et décrire de façon convaincante les personnes impliquées.

Enfin, vous devez faire en sorte que le texte soit équilibré et éthique, pour protéger le journaliste, la publication et, surtout, le récit. Assurez-vous que l’article ne souffre d’aucune faiblesse, que tout ce qui est avancé est étayé et confirmé. Pour cela, je demande généralement à mon journaliste d’insérer un lien hypertexte dans chaque phrase qui nécessite des preuves supplémentaires. Ce lien peut renvoyer à un autre document, un reportage déjà publié, ou un article de presse.

Certains rédacteurs en chef divisent les articles en phrases, en ajoutant un espace entre deux phrases, puis ils examinent chaque phrase de près et l’annotent.

Conseils et outils

Fact-checking 

Si l’équipe ne comprend pas de journaliste spécialisé dans le fact-checking, c’est le rédacteur en chef qui doit se charger de cette fonction et vérifier chaque fait, chaque statistique et chaque déclaration. Recoupez toutes les données avec différentes sources, comme des documents, des interviews et des archives publiques. Utilisez des bases de données et des outils de vérification comme LexisNexis, Pipl et Factiva. (Reportez-vous aussi au chapitre sur le fact-checking de ce guide.)

LexisNexis : Base de données très complète d’archives publiques, d’informations juridiques et de reportages.

Pipl : Outil de recherche du web profond pour trouver des renseignements sur des personnes.

Factiva : Base de données mondiale d’informations pour effectuer des recherches approfondies.

Le récit doit être fluide

Veillez à ce que le début, le milieu et la fin de votre récit soient facilement identifiables. Utilisez des techniques de narration qui captiveront les lecteurs, par exemple en créant un suspense, en plantant le décor et en développant les personnages des protagonistes concernés.

Scrivener : Logiciel d’écriture conçu pour les longs formats, qui permet d’organiser et de structurer les reportages complexes.

Evernote : Application de prise de notes qui permet de conserver une trace des recherches effectuées, des interviews réalisées et de vos idées.

Replacez les informations dans leur contexte

Précisez dans quel contexte le reportage s’inscrit pour aider les lecteurs à comprendre en quoi les informations fournies sont importantes. Il peut s’agir d’éléments déjà connus, de contexte historique et d’explications pour certains concepts ou termes techniques.

Google Scholar : Comprend des articles universitaires et des travaux de recherche qui proposent des éléments déjà connus et du contexte.

MuckRock : Plateforme qui permet de classer les demandes d’archives publiques et d’assurer leur suivi.

Veillez à ce que le reportage soit équitable et équilibré

Présentez la version de toutes les parties en présence et évitez les biais. Efforcez-vous d’être aussi impartial que possible. Donnez aux personnes concernées par l’enquête l’occasion de répondre aux éventuelles accusations faites dans le reportage. Une fois que vous avez rassemblé les preuves nécessaires pour étayer les accusations portées contre quelqu’un, envoyez-lui un courrier pour lui demander de confirmer et de réagir.

Les opinions diffèrent selon les canaux d’information quant au délai à accorder à ces personnes pour qu’elles répondent, mais on s’accorde généralement pour leur donner entre quatre jours et une semaine. Ne leur envoyez pas l’article à relire, seulement une liste de questions auxquelles vous demandez des réponses, ainsi que les allégations que vous avez faites dans votre papier et que vous souhaitez qu’elles abordent.

Considérations d’ordre juridique et déontologique

Soyez bien conscient des conséquences juridiques que peut impliquer la diffusion de certaines informations. Pour protéger le journaliste et votre publication, consultez des experts en droit pour éviter la diffamation, la calomnie et les violations du droit à la vie privée. Respectez les directives déontologiques comme par exemple celles de la Société américaine des journalistes professionnels (Society of Professional Journalists).

Guide pour éviter les poursuites judiciaires, un guide de GIJN et de Media Defence.

Dart Center for Journalism and Trauma : Propose du matériel didactique, des ressources juridiques et un soutien aux journalistes.

Comité pour la protection des journalistes : Propose des subventions en vue d’entreprendre des activités de plaidoyer, ainsi qu’une protection juridique aux journalistes du monde entier.   

Etude de cas

Les Pangolin Reports

Cette enquête qui s’est déroulée sur près d’une année a porté sur une organisation criminelle qui se livrait à un trafic de pangolins à travers l’Afrique et l’Asie, notamment en Chine continentale. Plus de 40 journalistes d’une quinzaine de pays ont participé à cette enquête collaborative. Ils ont réalisé un nombre incalculable d’interviews avec des chasseurs, des vendeurs et des acheteurs. Certains sont même allés jusqu’à participer à des opérations d’infiltration pour recueillir des preuves et documenter ce crime environnemental.

Map of the pangolin trafficiking

Capture d’écran. The Pangolin Reports

Les rédacteurs en chef ont été partie prenante du projet dès le début. Ils ont défini un plan d’enquête, se sont mis d’accord sur les grandes lignes et ont délivré conseils et suggestions quand les journalistes ne parvenaient pas à obtenir certaines informations. Pour collaborer de manière efficace dans le cadre d’un projet de cette envergure, il est fondamental de tout planifier de manière méticuleuse. Les responsables éditoriaux et les principaux journalistes se sont réunis à Hongkong au début du projet pour évoquer les grandes lignes du sujet, l’angle et le plan d’enquête. Une fois qu’ils se sont entendus, ils ont tenu une réunion hebdomadaire pour suivre les progrès réalisés et élaborer un nouveau plan le cas échéant.

Quand la phase de recherche de terrain a été terminée et que tous les journalistes ont soumis leurs articles, le groupe de rédacteurs en chef a évalué les informations obtenues et commencé le travail d’édition. Etant donné que l’enquête avait été réalisée dans différents endroits, ils ont décidé que la rédaction se ferait par chapitres. Chacun de ces chapitres expliquait en quoi consistaient les différentes parties de la chaîne d’approvisionnement du réseau de trafiquants, et comment les pangolins étaient capturés dans la forêt, stockés de manière illégale et transportés jusqu’en Chine par les contrebandiers, à l’abri des regards des autorités. Une seule rédactrice en chef avait la responsabilité de passer revu la totalité des chapitres à la fin de ce processus. Elle a dû arbitrer quand les avis des autres responsables divergeaient.

Conclusion

Le travail d’édition d’une enquête qui a duré plusieurs mois est une étape cruciale qui fera que l’article atteigne ou non ses objectifs. Editer une investigation complexe nécessite de procéder à un fact-checking méticuleux, d’avoir une narration fluide, de replacer les informations dans leur contexte, de faire preuve d’équité et d’équilibre, et de tenir compte des implications juridiques et déontologiques du travail en question. Mais il faut aussi tout planifier et se préparer de manière adéquate. En d’autres termes, les rédacteurs en chef doivent être associés au projet dès le départ.

Les rédacteurs en chef doivent affiner des sujets souvent complexes pour qu’ils soient convaincants, exacts et percutants. C’est ainsi que nous sommes à même de respecter les normes les plus strictes en terme de journalisme et, espérons-le, de contribuer à avoir un impact positif sur notre société.


Article traduit par Béatrice Murail

Wahyu Dhyatmika est le PDG de Tempo digital. Il est responsable de la planification et de la mise en oeuvre de la transformation numérique de Tempo, et dirige PT Info Media Digital, une succursale de Tempo Media Group. Il a été le rédacteur en chef de Tempo Magazine Indonésie de 2019 à 2021. En 2015, il a dirigé l’enquête des Panama Papers en Indonésie. Ce projet d’investigation collaborative transfrontalière avait été initié par le Consortium international des journalistes d’investigation. Wahyu est membre du Conseil d’administration de Greenpeace Southeast Asia, du Conseil consultatif du Environmental Reporting Collective (ERC) et membre du Comité consultatif du Southeast Asia Rainforest Journalism Fund au Centre Pulitzer.

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