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Capture d’écran de l’enquête vidéo du New York Times intitulé « Killing Khashoggi » (comment Khashogi a été tué)

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Meurtre de Jamal Khashoggi : comment le New York Times a mené son enquête avec des données ouvertes

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Capture d’écran de l’enquête vidéo du New York Times intitulé « Killing Khashoggi » (comment Khashogi a été tué)

L’unité « Visual Investigations » du New York Times utilise les médias sociaux et les outils open-source pour créer et diffuser des vidéos d’investigations retentissantes. Voici comment elle a rassemblé des bribes de détails en ligne pour retracer les mouvements du commando de quinze Saoudiens qui a tué Jamal Khashoggi, en Turquie.

Avant l’apparition de l’écriture, l’être humain a manifesté son existence par des images fabriquées à partir du matériel à sa portée. Ainsi, pour créer les célèbres galeries rupestres de la grotte de Lascaux – objets de fascination et qui alimentant des rêves de conquête -, peintes dans le sud-ouest de la France il y a 17000 ans, les artistes ont utilisé des minéraux extraits de la terre pour créer une palette de tons ocres, graver la roche avec des outils en pierre et même inventer un pigment aérographique en se servant de roseaux ou d’os évidés.

À l’ère de la cybersurveillance et des réseaux sociaux, une nouvelle espèce de storytellers fait usage d’une gamme plus moderne, tirée de technologies novatrices, qui documente les actes répréhensibles et dissèque les stupéfiantes tragédies de notre temps, seconde par seconde, image par image, pixel par pixel. Certains se plaignent même que ces technologies empiètent sur notre vie privée quotidienne.

Au New York Times, un groupe pionnier de journalistes d’investigation enquête sur les évènements dramatiques en vue de révéler des vérités qui dérangent souvent pour les régimes oppressifs et les services de police de mauvaise réputation.

En janvier 2019 dans la revue New Yorker, l’historienne de Harvard et autrice Jill Lepore a fourni une réponse bien sombre à la question « Le journalisme a-t-il un avenir ? »  Elle décrit le reporter de terrain comme étant « aussi assommé qu’un toxicomane décharné, éparpillé et nerveux, aux poches d’autant plus vides que ses nuits sont sans sommeil. » Mais Lepore a réussi à détecter quelques lueurs d’espoir dans le marasme ambiant.  Parmi elles, a-t-elle écrit, « ne manquent pas les journalistes extraordinairement dévoués à leur travail, dotés de discernement et courageux, ouverts d’esprit et brillants, et infiniment adeptes d’innovations fascinantes en matière de forme, particulièrement lorsqu’il s’agit de la narration visuelle. »

Bien que Lepore n’ait pas cité d’exemples, elle aurait très bien pu faire référence au service « Investigations Visuelles » du New York Times. En effet, depuis 2017, le journal a produit une série d’impressionnants reportages basés sur un éventail de preuves visuelles, la plupart provenant de données ouvertes ou d’informations en libre accès. Qu’il s’agisse d’images de vidéosurveillance, de satellite ou de drone, de vidéos de Facebook, de YouTube, de caméras de police, ou encore de photos et de fragments vidéo des smartphones des témoins oculaires, il existe à présent une multitude de preuves visuelles et audios auxquelles les journalistes ont accès. Ils peuvent donc les sélectionner, les analyser puis les compiler en une enquête vidéo inédite, aussi explicative que documentée. Ces faits collectés – souvent des images granuleuses en noir et blanc – sont ensuite minutieusement étudiés et connectés à l’aide de techniques avancées d’analyse et de traitement vidéo, une forme relativement nouvelle de reportage d’enquête récemment développée par des groupes de défense des droits humains et civils, principalement en Europe.

Cette attention implacable à des détails microscopiques, renforcée par des reportages traditionnels, associée à des graphiques, à la cartographie et à la vidéo animée, mais aussi à une narration et des bandes sonores habiles, a permis à l’équipe d’investigation visuelles du New York Times de produire une époustouflante galerie de vidéos, suivant le crédo du média, ainsi énoncé : « Aujourd’hui, les actualités sont presque toujours filmées. Nous décomposons chaque décibel, pixel et image pour reconstituer les événements dont vous avez entendu parler et en révéler la vérité. »

Citons parmi leurs réalisations les plus marquantes :

Reconstitution par l’équipe d’Investigations visuelles du New York Times de la chronologie des coups de feu tirés par Stephen Paddock lors du massacre du concert de Las Vegas en 2017. Photo : New York Times Visual Investigations

Cette vidéo qui démontre comment Stephen Paddock a planifié et procédé à la pire tuerie de masse de l’histoire moderne américaine lors d’un concert à l’air libre  à Las Vegas, fusillant 58 personnes et en blessant plus de 700 autres avant de retourner l’arme contre lui-même. L’équipe d’investigations visuelles du New York Times a assemblé sept jours d’images de l’hôtel et du concert, des cartes et des plans des chambres d’hôtel du Paddock ainsi qu’une vidéo montrant la terreur et le carnage se déroulant juste en dessous.

Cette enquête vidéo qui déconstruit la séquence de 23 secondes où deux officiers de police de Sacramento ont tiré 20 balles sur Stephon Clark, un homme Noir soupçonné de vandalisme et non armé, le touchant six fois aux côtes et au dos et le tuant dans sa cour le 18 Mars 2018.

L’usage de la modélisation en 3D pour déterminer si la Syrie et la Russie ont dit la vérité quand ils ont dénié toute responsabilité dans l’attaque mortelle au gaz sarin d’un village syrien. (Selon le New York Times, ils ont menti)

Cette vidéo qui démontre comment une balle tirée par un soldat israélien a tué Rouzan al-Najjar, une jeune palestinienne de 20 ans intervenant comme volontaire médicale durant les manifestations de protestation à la frontière entre Israel et Gaza en 2018.

Malachy Browne

Selon le principal producteur des sujets de l’équipe, le journaliste multi-primé Malachy Browne, les équipes d’enquêtes visuelles sont motivées par le désir de dénoncer les actes répréhensibles et enquêter sur les  récits officiels grâce à un journalisme responsable, qui combat pour la vérité. « Dénoncer la désinformation. Résoudre les problèmes », c’est ainsi que Browne m’a décrit son rôle. « Vous savez, il faut trouver des coupables, si ces derniers existent, et les tenir responsables des faits qu’ils ont commis ». a-t-il ajouté.

« Il y a une énorme quantité de preuves documentaires cachées en face de nous », a déclaré Browne à un forum Reddit en Novembre 2018, avant de poursuivre :
« Lorsque vous rassemblez et analysez ces images, vous pouvez répondre à des questions journalistiques de base telles que : quand et où un événement s’est produit, qui était impliqué, qu’est ce qui s’est réellement passé, et comment. Dans une ère de récits contradictoires de, ‘parole contre parole’, ces preuves sont précieuses pour soutenir une version de l’histoire, ou pour expliquer à nos lecteurs de façon limpide comment un événement s’est produit. »
Browne, d’origine irlandaise, est un ancien programmateur informatique. Il a travaillé de nombreuses années pour Storyful ainsi que d’autres agences de presse en ligne où il menait des enquêtes  sur des questions internationales à partir des réseaux sociaux. Aujourd’hui, il utilise toujours des informations extraites des réseaux sociaux pour optimiser les reportages traditionnels.

En plus de l’application des stratégies traditionnelles de rédaction d’information, ses collègues et lui utilisent également des techniques de narration visuelle et intègrent des voix off complémentaires. Le résultat obtenu est probant : des sujets basés sur la collecte de preuves tangibles qui démontrent la responsabilité des puissants et, souvent, incitent au changement.

De façon totalement inédite pour ce type spécifique de journalisme d’investigation, ses créateurs s’appuient, m’a dit Browne, sur les traditions séculaires du journalisme papier pour élaborer leurs récits.  Celles-ci incluent des titres et des vignettes attractives pour les lecteurs, des chronologies et des chapeaux introductifs où, explique-t-il, « vous dites au lecteur à quoi s’attendre s’il reste avec vous et l’histoire que vous lui racontez ».  C’est l’application même de la fameuse technique anglosaxonne des « Kickers » qui consiste à présenter au début de l’histoire la solution au problème posé. Et comme les journalistes de presse écrite, les équipes d’enquêtes visuelles jonglent habilement avec les demandes concurrentes du chapeau introductif : que dire, que taire, comment susciter l’envie ? « Nous essayons de trouver un équilibre », a déclaré Browne.

Je me suis intéressée au travail du New York Times au travers d’un article publié en ligne en novembre 2018 :  Meurtre de Khashoggi: révélation sur une brutalité saoudienne.

Cet article reconstitue avec une effroyable précision les mouvements d’un commando saoudien accusé d’avoir tué puis démembré le journaliste et dissident saoudien Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat de son pays à Istanbul, en Turquie, en octobre 2018. Les éléments visuels (images, photos, et vidéos) où apparaissent un médecin légiste, un sosie de la victime et une camionnette noire sont les indices de base de l’enquête du Times. Pour une meilleure compréhension de ces indications disparates l’unité d’investigations visuelles a ajouté une chronologie indiquant les activités des meurtriers les jours précédents et suivants cet horrible assassinat, ainsi que les conséquences et mensonges induits par cet épouvantable crime de sang.

Dès les premières secondes, la vidéo instille le mystère à travers un montage montrant plusieurs visages et une voix off d’intonation macabre annonçant : « Ils étaient 15. La plupart sont arrivés au milieu de la nuit, ont tendu leur piège et ont attendu que leur cible se présente » . Elle dure seulement 8 minutes et 33 secondes, se raconte comme un polar au suspense haletant, et intègre trahison, meurtre et dissimulation macabre. Elle révèle un homicide aux implications mondiales car démontrant de manière convaincante que l’instigateur de ce crime pourrait bien être Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saud, prince héritier d’Arabie Saoudite, qui aurait cherché à se venger de l’éminent dissident. (Le gouvernement saoudien a soutenu que ni Mohammed ben Salmane ni son père, le roi Salmane, n’étaient au courant de l’opération visant à faire de Khashoggi une cible. Le président Trump a quant à lui soutenu la position saoudienne.)

David Botti

Pour élaborer « Killing Khashoggi » (le titre original de la vidéo en anglais) plus d’une douzaine de reporters, producteurs, chercheurs et investigateurs visuels du New York Times ont utilisé une batterie de données différentes pour démontrer la culpabilité des tueurs saoudiens et, incidemment l’implication du prince héritier. Cette équipe a extrait et croisé des images de vidéosurveillance, des chaines d’information en continu et des réseaux sociaux pour identifier les auteurs de ce crime. Browne et son collègue, David Botti ont juxtaposé à ce récit un staccato de plus de 1250 mots, des fragments vidéo, des graphiques et des cartes  qui font la chronique de deux voyages parallèles : l’effort prosaïque de Khashoggi pour obtenir du consulat saoudien d’Istanbul les documents nécessaires à son mariage, et les sinistres mouvements du commando saoudien dans ce que le New York Times démontre comme étant un effort vain de dissimulation du crime.

Ce qui fait de « Killing Khashoggi » et d’autres investigations visuelles un type de journalisme aussi captivant n’est pas tant la narration visuelle (dont certains pourrait dire qu’il existe des exemples bien plus artistiques que ça) que le fait qu’il s’agisse d’un reportage complet, innovant et méticuleux, utilisant des stratégies visuelles de pointe, rédigé d’une écriture resserrée et elliptique, qui distille des preuves complexes. Comme les meilleurs écrivains, Browne et ses collègues s’appuient sur des phrases et des scènes aussi courtes que percutantes. Ils recherchent et mettent en évidence des détails avérés, à charge et probants, qu’il s’agisse de gros plans sur l’insigne porté par une unité meurtrière de l’armée nigériane ou des baskets que le sosie de Khashoggi a oublié de changer lorsqu’il a échangé ses vêtements avec l’homme au destin tragique.

En tant qu’ancien reporter formé à l’investigation, je voulais appréhender cette nouvelle forme de journalisme en étudiant les enquêtes de cette unité et en me concentrant particulièrement sur « Killing Khashoggi ». Pour comprendre comment cette équipe exploite les images aujourd’hui omniprésentes de vidéosurveillance et des réseaux sociaux pour créer ses récits rédactionnels et vidéos, j’ai contacté Browne par courrier électronique. Il a mis en lumière le rôle joué par ses nombreux collègues du New York Times et les experts externes. J’ai par ailleurs pu discuter avec Botti du sujet spécifique de la narration de ces investigations. J’ai poursuivi par un appel téléphonique à Browne à qui j’ai posé mes questions complémentaires.

Browne et Botti m’ont expliqué dans les moindres détails comment l’équipe – aidée de témoins oculaires locaux, de passionnés de réseaux sociaux, de virtuoses de la modélisation 3D, d’universitaires et de scientifiques – a produit les histoires, stratégies et structures narratives employées dans ce reportage. Browne a également décrit le choc émotionnel que le visionnage de vidéos violentes peut entraîner et fourni pléthore de ressources à tous ceux qui souhaitent en savoir plus.

Les sujets de cette unité ont déjà suscité des réactions de la part de personnes impliquées et quelquefois incriminées par ces enquêtes. La première version de l’enquête « Killing Khashoggi » était une publication écrite qui s’est focalisée sur le prince héritier et ses agents, alors même que le président Trump semblait avaliser le faux récit saoudien selon lequel un agent voyou était responsable de la mort du journaliste dissident. Les conclusions de l’enquête sur l’attaque à l’arme chimique dans la ville syrienne de Douma ont été étayées par un rapport médico-légal publié plus tard par les enquêteurs des Nations Unies. L’enquête sur Gaza a incité les forces de défense israéliennes à accepter pleinement la responsabilité du meurtre de Rouzan al-Najjar, tandis que le gouvernement nigérian a lancé une enquête après que le Times ait démontré qu’un groupe de soldats d’élite avait tiré sans discernement sur une foule de manifestants, en  tuant des dizaines de personnes.

Browne a entre autres dirigé les enquêtes sur les tueries de masse de Douma et Las Vegas (qui a remporté une Emmy Awards). L’un de ses reportages a identifié des gardes de sécurité turcs qui ont agressé des manifestants à un kilomètre de la Maison Blanche. En avril 2019, « Killing Khashoggi » a été nommée vidéo de l’année et désigné meilleur reportage par la Society of Publication Designers. Browne et Botti font partie d’une équipe de 16 journalistes du Times qui a remporté le prix Robert F. Kennedy des droits de l’homme en journalisme international pour sa couverture de la guerre au Yémen.

« Pour moi », raconte Browne, « les investigations visuelles sont une évolution naturelle du travail consistant à parcourir le Web à la recherche d’indices, analyser le contenu visuel, utiliser des outils gratuits pour résoudre les problèmes et démontrer des vérités indiscutables. Et, naturellement, à combiner tout cela avec les méthodes traditionnelles d’investigation et le bon sens. »

Nos entretiens sont ici reproduits in extenso, pour plus de profondeur et de clarté. Les questions et réponses sont suivies d’une liste des sites et ressources recommandés par Browne lui-même.

Jamal Khashoggi

Pourriez-vous commencer par décrire le processus par lequel l’enquête « Killing Khashoggi » a été conçue et réalisée ? Combien de temps vous a-t-il fallu ?

MALACHY BROWNE : Nous avons commencé ce reportage un soir vers 19 heures à New York, quand les médias turcs ont publié les noms et les photographies floues des 15 suspects de ce meurtre. Nous avons publié nos enquêtes dans une grande variété de formats – des articles écrits, une reconstruction graphique, et enfin, la vidéo qui combinait tous les indices que nous avons dénichés. Les articles ont été publiés en un jour, l’enquête vidéo nous a pris environ un mois.

Nous avons commencé par préparer un document de synthèse établissant qui étaient ces hommes, leurs postes et affiliations aux agences gouvernementales saoudiennes, ainsi que leurs liens éventuels avec le prince héritier Mohammed ben Salmane. Nous avons également procédé à une cartographie précise des mouvements des suspects à l’aide des plans de vol internationaux, des images de sécurité, de la localisation du consulat et des hôtels où ils ont séjourné. Et bien plus encore.

Au fur et à mesure que le générique défile, 18 autres noms apparaissent. Que représentent ces personnes, quelles sont leurs spécialités et quels rôles ont-elles joué dans la révélation de cette histoire ?

BROWNE : Ce sujet a mobilisé une grande partie de la rédaction du New York Times. David Kirkpatrick, Ben Hubbard, Hwaida Saad et Carlotta Gall à Beyrouth et à Istanbul ont été partie intégrante de cette investigation. Ils ont épluché les médias arabes, travaillé avec des sources proches des enquêtes menées respectivement en Turquie et en Arabie Saoudite, recueilli les informations quotidiennes publiées par les médias turcs. Christiaan Triebert et moi avons collecté des renseignements sur les suspects sur les réseaux sociaux et le Web, ainsi que sur leurs mouvements et leurs activités au consulat. Nous avons également vérifié l’exactitude de nos informations avec des membres de la Twittosphère saoudienne qui procédaient à des croisements d’informations de leur côté.

Par exemple, nous avons trouvé une adresse électronique liée à des comptes de réseaux sociaux et utilisée par le médecin légiste, Salah al-Tubaigy. Partant de là, nous avons déniché des articles universitaires qu’il a écrit, des conférences auxquelles il a assisté, des comités d’État auxquels il a siégé, des articles de presse, une bourse de médecine légale dont il bénéficié pour aller étudier en Australie et d’autres informations biographiques confirmant qu’il occupait un poste haut placé au sein de l’élite saoudienne.

Anjali Singhvi, un éditeur graphique et ancien architecte, a retrouvé des images prises à l’intérieur du consulat et a interviewé les photographes pour modéliser l’intérieur du bâtiment afin d’inventorier ce que David Kirkpatrick avait glané sur l’endroit où Khashoggi avait été emmené. À Bruxelles, Steven Erlanger a fait confirmer par des sources diplomatiques que l’un des principaux suspects, Maher Mutreb, était autrefois un attaché diplomatique saoudien au Royaume-Uni. David Botti et Barbara Marcolini ont trouvé des photographies d’archives de Mutreb, l’identifiant comme l’un des principaux collaborateurs du prince héritier lors de plusieurs visites à l’étranger.

En France, Alissa Rubin a trouvé des sources qui avaient collaboré avec la famille royale et pouvaient identifier un autre suspect. À Washington, Adam Goldman a harcelé ses sources à la sécurité nationale, qui ont confirmé certaines des pistes que nous avions recueillies. Et les correspondants dans d’autres villes comme à Seattle, la Silicon Valley, Houston, Boston et New York ont tous actionné leurs sources pour découvrir le nécessaire sur les suspects ayant voyagé avec le prince héritier lors de sa tournée mondiale et américaine.

Quelles avancées technologiques rendent possible une enquête comme « Killing Khashoggi » ?

BROWNE : Il y a la possibilité de suivre les avions à l’aide de leur numéro de vol et de les géolocaliser sur une piste en comparant les images de sécurité de l’aéroport avec des images satellite. L’abondance d’images fixes et d’images prises à l’intérieur des terminaux d’aéroport nous a permis de confirmer le passage des suspects par le contrôle des passeports. Une application pour smartphone populaire en Arabie Saoudite nous a permis de corroborer les numéros de téléphone de certains des suspects ainsi que les postes qu’ils occupaient dans les agences gouvernementales saoudiennes. Par ailleurs nous avons testé un logiciel de reconnaissance faciale sur certains des suspects, mais les résultats n’ont pas été concluants, nos propres comparaisons des traits distinctifs du visage s’étant avérées plus fructueuses.

Comment les équipes d’enquêtes visuelles utilisent-elles des preuves telles que les coordonnées GPS, les images de caméra vidéo corporelle, la reconnaissance faciale et la cartographie avancée pour construire un récit cohérent ? Dans quelle mesure ce qu’elles font est-il différent de la façon dont les journalistes de presse écrite utilisent leurs documents, leur structure rédactionnelle et leur langage particulier? Que peuvent-elles faire que les fins limiers que sont les journalistes traditionnels ne peuvent pas faire, et vice versa ?

BROWNE : De nos jours, il existe une abondance de preuves audiovisuelles à notre disposition en tant que journaliste d’enquête : une vidéo sur un téléphone portable, une publication Instagram, une image satellite, des cartes, Google Street View, un scanner audio de la police, un profil LinkedIn. Les investigations visuelles reposent sur l’analyse et la synthèse de ces différentes informations pour relier les points et répondre aux questions du journalisme de base.

Ainsi, un journaliste de presse écrite peut citer sur les réseaux sociaux des témoins ou des rapports non vérifiés alléguant qu’une attaque chimique en Syrie s’est produite vers 20h00 un samedi. Le régime syrien peut contester avec force cette histoire, et la vérité devient disparate en raison de récits opposés, mais une analyse technologique avancée des preuves en vidéo peut prouver quand, où et comment cette attaque s’est produite et exposer la tromperie du gouvernement de façon limpide.

Un journaliste de presse écrite peut rédiger un article argumenté relevant des mêmes conclusions, mais il y a une différence essentielle entre lire et voir les preuves. Dans nos enquêtes, nous utilisons des graphiques, des annotations, des scripts et une structure narrative soignée pour distiller des preuves complexes et expliquer les évènements de manière convaincante et facilement compréhensible.

Sur quels modèles de narration les investigateurs visuels s’appuient-ils ? Vos enquêtes tentent-elles de suivre la structure narrative classique de l’exposition, de l’action croissante, de l’apogée, de l’action décroissante et de la résolution ?

DAVID BOTTI: Cela dépend vraiment du sujet. Nos vidéos ont tendance à être plus analytiques, de sorte que les structures narratives classiques de cinéma ou de littérature ne semblent pas toujours appropriées. Cela étant dit, nous commençons souvent par une question que nous espérons résoudre à la fin. La plupart du temps, nous racontons notre histoire de façon chronologique ou suivant une structure construisant nos révélations petit à petit, mais toujours à partir de preuves tangibles. Cela semble la meilleure méthode pour agencer une enquête complexe et en faciliter la compréhension.

Comment et pourquoi avez-vous utilisé la chronologie et le compte à rebours – 4 JOURS AVANT LA DISPARITION DE KHASHOGGI, 12 HEURES AVANT LA DISPARITION DE KHASHOGGI, 9 JOURS APRÈS LA DISPARITION DE KHASHOGGI – pour présenter des démarcations qui semblent constituer l’architecture même du récit ?

BOTTI : Il y a tellement de noms, de lieux et de périodes temporelles différentes dans ce sujet que nous ne voulions pas que le spectateur soit déconcerté par cette masse d’informations. L’évènement le plus crucial et le plus mémorable de cette histoire est la disparition de Khashoggi. Nous espérions donc qu’articuler nos révélations autour de ce moment clé aiderait le public à se repérer dans ce récit.

Capture d’écran du reportage vidéo “Killing Khashoggi” de l’équipe d’investigations visuelles du New York Times

Comment séparez-vous la narration de l’enquête visuelle ? Pensez-vous que ces deux entités sont radicalement différentes ?

BROWNE : L’enquête visuelle est constituée de plusieurs choses différentes, mais pour nous, il s’agit plutôt d’analyser des preuves visuelles pour révéler de nouvelles informations, exactes et vérifiées. Cela peut impliquer une analyse audio, la création ou la recomposition en 3D pour aider notre équipe à comprendre les détails ou les nuances d’une situation particulière. Il peut également être nécessaire d’utiliser des cartes et des données temporelles évolutives pour illustrer un phénomène particulier.

La narration visuelle utilise ces informations pour aider le public à comprendre une histoire complexe, à reconstituer un événement, à plonger les spectateurs dans une expérience particulière, à prouver ou réfuter un point de vue, le tout de manière totalement transparente et argumentée.

Selon mes décomptes, le texte de la narration fait 1 250 mots. Comment procédez-vous à la narration et qu’est-ce qui régit la façon dont vous juxtaposez les mots aux images ?

BROWNE : David et moi avons écrit des versions initiales du script Khashoggi et l’avons peaufiné au fur et à mesure que l’histoire évoluait avec notre rédacteur en chef, Mark Scheffler, pour en éliminer les éléments superflus et les maintenir étroitement focalisés sur les points les plus saillants de cette histoire. La plupart de nos vidéos d’investigations visuelles s’ouvrent sur un chapeau introductif récapitulant le sujet et expliquant ce à quoi vous, spectateur, pouvez vous attendre. Nous procédons à nombre de synthèses en usant beaucoup d’imagerie et de graphisme pour les rendre aussi explicatives que possible. Nous souhaitons constamment présenter nos révélations de manière totalement transparente, cohérente et compréhensible, afin que les téléspectateurs soient indéniablement au fait de la manière dont nous parvenons à nos conclusions. Pour certaines histoires nous incluons également des enquêtes de terrain, toujours dans le même but.

Un dicton populaire estime que les gens ne regardent pas une vidéo plus de 90 secondes. Pourtant, le Times dépasse allègrement ce seuil. Selon votre expérience pendant combien de temps le public regarde-t-il vos vidéos ?

BOTTI: Il est vrai que pendant un certain temps, nous (de la communauté vidéo numérique) avons cru que le plus court était le mieux. C’était l’ère des vidéos animées de Facebook. Toutefois, des durées de visionnage plus longues semblent moins préoccupantes maintenant, en partie grâce à YouTube, où les vidéos prolixes sont préférées par les internautes (et les algorithmes) du site. Sur le site Web du New York Times, nous avons constaté que notre audience est plus disposée à s’asseoir et à regarder entièrement nos vidéos. Le New York Times publie régulièrement des vidéos de 10 minutes quand le sujet le justifie et nous constatons des taux de rétention très élevés. Le rythme, la solidité des indices utilisés et la narration resserrée semblent en être les ingrédients clés.

Outre les innovations technologiques, qu’est-ce qui a provoqué le passage de l’imagerie traditionnelle – photos et graphiques – pour illustrer des récits écrits à des projets vidéo autonomes comme les investigations visuelles du Times ?

BOTTI : Les éditeurs de journaux ont commencé à investir la vidéo pour diverses raisons : l’accroissement des revenus publicitaires ou la nécessité de suivre les tendances des médias sociaux. Nous pensons également que le reportage vidéo est un moyen puissant de raconter des histoires et qu’il doit être exploité pour cette raison. Au niveau spécifique de la conduite des investigations visuelles, le changement est probablement venu avec la possibilité pour pratiquement n’importe qui, n’importe où, de filmer des vidéos et de prendre des photos. Il existe une énorme richesse d’images capturant des événements intéressants sous tous les angles possibles. C’est un terrain fertile à creuser. En outre, les améliorations dans l’industrie des satellites induisent que de plus en plus de personnes ont un accès facilité aux images satellite. En conséquence, ce type de données est plus important et particulièrement axé sur le partage d’informations.

Selon vous, qu’est-ce qui donne à « Killing Khashoggi » et à d’autres investigations visuelles un tel pouvoir narratif?

BOTTI : Les histoires que nous couvrons ont tendance à présenter des sujets importants aux enjeux élevés. Il y a donc déjà un pouvoir narratif inhérent à ces évènements, mais ce n’est qu’une infime partie de notre travail. Nous posons une question ou définissons une problématique au début de toutes nos vidéos, en disant au spectateur que nous allons le guider dans les méandres de notre investigation et plonger plus en profondeur dans le sujet. Nous leur présentons des images et leur montrons l’importance de détails qui sont souvent occultés (comme les chaussures portées par le sosie de Khashoggi, ou l’insigne du bataillon de l’armée nigériane commettant un massacre). Tout cela contribue à surprendre les téléspectateurs et, espérons-le, à les inciter à nous conserver leur attention.

Enfin, beaucoup de nos enquêtes s’évertuent à dévoiler la vérité au public, démythifiant les communications officielles et les dissimulations potentielles. Ce sont ces reportages qui font vraisemblablement écho aux désirs du public.

Quels conseils de narration peut-on tirer de ces nouvelles techniques ?

BOTTI: D’emblée, dîtes aux internautes précisément ce qu’ils vont retirer du visionnage de votre vidéo – et pourquoi ils devraient s’en soucier. Impliquez-les dans le décorticage des évènements, en laissant l’histoire se dérouler révélation après révélation. N’ayez pas peur d’annoncer et de reformuler les éléments probants au fur et à mesure que l’histoire défile. Il est important de vous assurer que votre public ne se perd pas dans les méandres de votre sujet.

L’étape la plus importante réside néanmoins dans ce qui se passe avant même de commencer à écrire : il s’agit de la sélection du sujet. Assurez-vous que l’histoire peut avoir un impact, intégrez de bons visuels et maintenez la possibilité d’apporter continuellement de nouvelles informations à la réflexion collective.

Au début du reportage consacré à l’affaire Stephon Clark, le narrateur annonce : « Attention: ce reportage peut être difficile à regarder. » C’est vrai pour de nombreuses investigations visuelles. Sont-elles si émotionnellement difficiles à réaliser ?

BROWNE: C’est parfois assez difficile. Lorsque nous avons reconstitué l’attaque contre un immeuble à Douma, qui est le site de l’attaque au gaz sarin, nous avions des clips de 5, 6 à 7 secondes. C’était éprouvant de revoir ces horribles vidéos à plusieurs reprises. Ce n’est pas comme si nous étions les premiers à vivre, mais le traumatisme indirect, qui a été parfaitement étudié, est une menace réelle.  C’est pourquoi en tant que membre de cette unité vous surveillez, chez vous et chez les autres membres de l’équipe, les signes avant-coureurs de trouble traumatiques..

Néanmoins voir des innocents tués ou des vies détruites par cette violence insensée vous motive également à révéler la vérité et à raconter les faits du point de vue le plus probant.

Votre collègue Adam Ellick a récemment prédit au site Nieman Lab que les enquêtes avec des outils technologiques avancées deviendront de plus en plus populaires à mesure que les outils seront de plus en plus accessible aux créateurs de vidéos bricoleurs, aux médias d’envergure locale ou internationales dans les pays où la liberté de la presse n’existe pas. Quels conseils donneriez-vous à cette nouvelle génération pour qu’elle utilise ces outils pour mener des investigations retentissantes avec une équipe minimale et un budget restreint ?

BROWNE : Ces compétences se développent par la pratique et la répétition. Apprenez de la communauté OSINT sur Twitter. Recherchez les dispositifs utilisables à partir de la boîte à outils de Bellingcat, et les astuces partagées par GIJC. Configurez une station de travail numérique à l’aide de start.me ou d’un profil Google Chrome. Imbibez-vous de la vérification des données en open source sur le site VerificationHandbook.com ou des études de cas sur FirstDraftNews.org. Exercez-vous quotidiennement. Apprenez et adaptez les techniques narratives des journalistes que vous admirez.

Les recommandations de Malachy Browne concernant les sites à consulter régulièrement, les outils à utiliser et les sources dont il faut tirer des enseignements :

« Nous suivons le travail de plusieurs groupes d’architecture, de droits de l’homme et de reportage d’investigation qui appliquent ces pratiques, et nous collaborons occasionnellement avec certains d’entre eux. L’agence londonienne Forensic Architecture et SITU Research basée à Brooklyn ont apporté des techniques de reconstitution du temps et de l’espace à un niveau supérieur.

À peu près au moment même où nous menions des enquêtes chez Storyful, le journaliste britannique Eliot Higgins constituait les premières étapes de ce qui deviendrait plus tard Bellingcat, un collectif qui pratique le journalisme d’investigation à partir de données ouvertes et qui applique presque exclusivement ces techniques. En 2018, Bellingcat a nommé les agents russes du GRU soupçonnés d’avoir empoisonné Sergei Skripal à Salisbury, au Royaume-Uni, et ils ont également produit des rapports qui ont aidé nos enquêtes sur la Syrie. Ils font un travail formidable et investissent maintenant les domaines de justice et de responsabilité politique.

Amnesty International et Human Right Watch appliquent également ces méthodes et ont particulièrement fait recours à l’utilisation avancée de l’imagerie satellitaire dans leurs enquêtes.

A titre d’exemple certains des travaux les plus aboutis qui ont démontré la responsabilité de personnes puissantes ont vu le jour parce que ces groupes collaborent. C’était le cas lorsque Bellingcat, Human Rights Watch et Forensic Architecture ont reconstitué le bombardement américain de la mosquée Al-Jinnah en 2017. Parfois Amnesty travaille avec un groupe d’enquêteurs dirigé par Alexa Koenig du Berkeley Human Rights Center pour documenter les violations des droits humains. BBC Africa Eye adapte également ces pratiques et travaille avec les données ouvertes.

ProPublica s’y est également engagé en lançant une unité d’investigation visuelle similaire.

Notre propre équipe comprend d’anciens membres de Storyful, d’Amnesty, de Bellingcat et, bientôt, du Centre des droits de l’homme de Berkeley.

En termes de narration visuelle, il est difficile de faire des comparaisons entre notre marque et celle utilisée par les autres entités. Comme je suis loin d’être un puriste de la vidéo, je me sens un peu disqualifié pour citer des influences d’importance. Cependant, la reconstitution vidéo du meurtre de Farkhunda en Afghanistan en 2015 par John Woo et Adam Ellick est un précurseur de ce genre de travail, j’ai donc absorbé et appris de cela. Du point de vue strictement journalistique, j’admire depuis longtemps les reportages de l’équipe de Channel 4 News au Royaume-Uni, y compris leurs documentaires sur la Syrie utilisant les images de témoins oculaires.

D’autres exemples patents de l’utilisation de ce matériel sous forme documentaire sont « Hell on Earth » de Sebastian Junger (2017), « The Square» » de Jehane Noujaim (2013) et « Karama Has No Walls » de Sara Ishaq (2012).

Nos reportages ont tendance à avoir une empreinte visuelle distincte, donc je compte beaucoup sur les talents créatifs qui travaillent avec moi : David Botti, Natalie Reneau, Drew Jordan, Anjali Singvi, Mark Scheffler et Nancy Gauss, entre autres. J’ai également appris de Jonah Kessel, l’un des storytellers vidéo les plus créatifs du New York Times.

Cet article a d’abord été publié sur le site Nieman Story board et est ici reproduit, avec leur permission, par GIJN, d’abord en anglais en juin 2019, et traduit en français en mars 2021.


Chip Scanlan  est un journaliste primé dont les œuvres ont été publiées par le New York Times, NPR, le Washington Post Magazine, et la revue The American Scholar ; deux de ses essais ont été mentionnés dans la liste des Meilleurs Essais Américains. Il a enseigné la narration journalistique à l’Institut Poynter de 1994 à 2009. Il vit et écrit à Saint Pétersbourg en Floride.

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