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Santé: comment enquêter sur les conflits d’intérêts ? 

Conseils de Pros a été créé par GIJN pour relayer des conseils méthodologiques spécifiquement pour les journalistes francophones. Si vous avez une idée d’article sur des techniques ou ressources pour enquêter, écrivez-moi à marthe.rubio@gijn.org.

Du simple stylo bille au voyage aux Seychelles tous frais payés, les cadeaux et les conflits d’intérêts sont omniprésents dans le secteur de la santé. Journaliste d’investigation et co-fondatrice de l’organisation à but non lucratif Re-Check spécialisée dans l’enquête sur le domaine de la santé, Catherine Riva reprend son intervention lors de notre webinaire “Comment couvrir et enquêter sur la science” et explique pourquoi les conflits d’intérêts posent problème et comment les repérer. 

Commençons par définir le conflit d’intérêts: « Un conflit d’intérêts est une situation dans laquelle le jugement professionnel concernant l’intérêt primaire (bien du patient, intégrité de la recherche…) est susceptible d’être influencé de manière excessive par un intérêt secondaire. » (Dennis. F. Thompson, NEJM, 1993)

Fait essentiel, le conflit d’intérêts est une situation, et non pas un résultat. Il s’agit d’une situation à risque, car le conflit d’intérêts augmente avant tout la probabilité de juger les faits de manière biaisée, unilatérale, et partiale. Le cœur de la définition du conflit d’intérêts, c’est donc la possibilité du biais et non le biais lui-même.

Le conflit d’intérêt concerne tous les aspects de la formation des médecins: formation initiale, formation postgraduée et formation continue.

Le conflit d’intérêts est un phénomène omniprésent quand on traite les sujets de santé. Il concerne par exemple tous les aspects de la formation des médecins: formation initiale, formation postgraduée et formation continue. Dans leur cas, le conflit d’intérêts est problématique parce qu’il existe une divergence entre:

l’intérêt primaire: ne pas nuire et résoudre un problème de santé aussi bien que possible. l’intérêt secondaire: outre des avantages financiers, des honoraires et des cadeaux, ou encore de promesses de revenus liés à des brevets, il peut s’agir du besoin de reconnaissance, d’un désir de gloire, de la possibilité d’élever son statut social et d’augmenter sa notoriété, de mener une brillante carrière, de publier dans une revue prestigieuse, etc.

Outre le fait qu’il place le médecin, le chercheur ou l’expert dans une situation où il risque de ne plus donner la priorité à l’intérêt primaire qu’il est censé défendre, le conflit d’intérêts est problématique parce qu’il favorise les biais cognitifs.

Les biais cognitifs sont ces raccourcis qui affectent le traitement logique et rationnel de l’information, tout en nous permettant de satisfaire notre besoin de cohérence. Ils nous font notamment favoriser les éléments qui confirment notre point de vue et minimiser les éléments qui l’infirment. Cela veut dire que face à des données, un médecin ou un chercheur aura tendance à accorder plus d’importance à celles qui vont dans son sens, indépendamment de leur valeur intrinsèque. Plus l’attente ou la menace de perdre quelque chose est importante, plus ce mécanisme est puissant.

Du stylo bille au voyage tous frais payés

Le conflit d’intérêts pose un problème, car il active des mécanismes inconscients qui gouvernent nos relations à autrui et notre rapport aux faits, et dont nous avons tendance à sous-estimer l’impact. Le plus profond est sans doute la réciprocité, c’est-à-dire le fait de se sentir obligé de rendre la pareille, sous une forme ou une autre, lorsqu’on a reçu un soutien, une invitation ou un cadeau. La réciprocité est un principe de socialisation universel et il fonctionne de manière inconsciente. Autrement dit, il échappe à notre contrôle. Nous pensons que nous ne sommes pas dupes et que les cadeaux ne nous influencent pas, alors que c’est le contraire qui se produit dans la plupart des cas. De nombreux travaux de recherche ont notamment montré que dès qu’il y avait cadeau, il y avait risque d’influence.

La réciprocité est un principe de socialisation universel et il fonctionne de manière inconsciente.

Un autre point est important: hormis le fait qu’elle va très probablement se sentir redevable à la personne ou à l’instance qui lui a offert un avantage, une personne en situation de conflit d’intérêts n’est pas en mesure de déterminer par elle-même si elle est influencée et le cas échéant, dans quelle mesure elle l’est. Il faut souligner aussi qu’un haut niveau d’intelligence et de formation ne protège pas contre ces mécanismes. Que nous soyons un éminent professeur ou un simple quidam, nous avons donc tous tendance à porter un regard trop indulgent sur nous-mêmes et à surestimer notre capacité de discernement et notre indépendance de jugement.

Bref, même si la personne en situation de conflit d’intérêts a le sentiment sincère d’analyser les choses de manière objective, très probablement, ce n’est pas ce qu’elle fait.

Nous avons tendance également à penser que se faire offrir un séjour tous frais payés aux Seychelles, ce n’est pas la même chose que de recevoir un stylo bille, et que comme le second n’est pas « aussi gros » que le premier, il n’est pas aussi « grave ». Là aussi, c’est une vision trompeuse, mais le fait qu’elle soit si répandue est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’industrie pharmaceutique fait offrir régulièrement des stylos aux médecins par ses visiteurs médicaux. Il n’existe en effet pas de valeur seuil en-deçà de laquelle on puisse affirmer que le cadeau est vraiment « trop insignifiant » pour influencer celui qui le reçoit, car il n’y a pas de relation directe entre l’importance de l’avantage et l’influence qu’il générera. Autrement dit, un stylo bille avec un logo est a priori tout aussi problématique que le fait de séjourner tous frais payés dans un hôtel de luxe dans le cadre d’un congrès.

ONG et éminents professeurs : ils ont tous un intérêt

Lorsqu’on enquête dans le domaine de la santé, il est impératif de toujours vérifier le bagage de l’ensemble des acteurs qui s’expriment indépendamment de leur réputation, même s’il s’agit d’une personne ou d’une institution éminente ou extrêmement connue. Au sein de Re-Check, notre devise est que tout le monde mérite une vérification. Il est donc crucial de ne pas craindre de se montrer irrévérencieux et surtout ne pas se mettre à plat devant certaines figures, simplement parce que ces personnes ont des titres de professeurs ou sont considérés comme des leaders d’opinion dans leur domaine.

Un stylo bille avec un logo est tout aussi problématique que le fait de séjourner tous frais payés dans un hôtel de luxe dans le cadre d’un congrès.

Il faut en effet garder à l’esprit que les fabricants mettent toujours en place un dispositif marketing pour stimuler la demande avant même que le produit en question ne soit commercialisé, autrement dit parallèlement à la procédure d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Un fabricant ne lance jamais un produit dans le vide. Il va systématiquement essayer de créer une hype autour de ce produit. Parmi les auxiliaires les plus importants dans ce dispositif, on trouve ce que l’on appelle les Key Opinion Leaders (KOL) ou leaders d’opinion, qui ont été beaucoup sollicités depuis le début de la pandémie.

Les KOL sont des experts, qui font souvent figure d’autorité dans leur domaine et qui travaillent aussi pour l’industrie. Ce sont des personnes très influentes, qui sont très respectés par leurs pairs et régulièrement sollicitées par les médias. Leur notoriété est un facteur-clé. Mais il faut savoir que ce n’est pas forcément parce qu’une personne est très compétente qu’elle devient un KOL. Un KOL se construit, se fabrique, se commande, et il existe même des entreprises spécialisées dans ce domaine (Truven Health Analytics ou Onyx Health Ltd., par exemple), qui proposent des KOLs et vantent les avantages que ceux-ci peuvent apporter tout au long du cycle de vie d’un produit.

Lorsque vous enquêtez sur les conflits d’intérêts, il est indispensable également de ne pas vous concentrer uniquement sur les acteurs que l’on identifie facilement comme des « bad guys ». Les journalistes identifient par exemple facilement les acteurs commerciaux (industrie pharmaceutique et compagnies d’assurances) comme les « bad guys ». Mais c’est une vision trop courte : en réalité, tout le monde a un agenda et des intérêts, même les acteurs qui se posent comme au service de l’intérêt général comme les organisations à but non lucratif. Autrement dit, tous les acteurs du système de santé cherchent à vous influencer et il est essentiel d’enquêter sur chacun d’eux. Car les centres hospitalo-universitaires, les médecins et les sociétés savantes, les organisations de patients, les ONG, les fondations et les autorités de santé cherchent eux aussi à influencer la manière dont les journalistes traitent les sujets de santé. Il faut donc se montrer très vigilant à leur égard également.

L’exemple du tocilizumab

Prenons l’exemple de l’annonce controversée faite fin avril 2020 par l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) sur le tocilizumab, « qui améliorerait significativement le pronostic des patients avec pneumonie COVID », et qui a finalement provoqué la démission du comité de surveillance de l’AP-HP une semaine plus tard.

Le 27 avril, date de l’annonce, on disposait uniquement d’un communiqué, mais d’aucune publication et même pas d’une prépublication. Autrement dit, il fallait croire ces chercheurs sur parole. Cette situation, typiquement, doit éveiller notre méfiance.

Tout le monde a un agenda et des intérêts, même les acteurs qui se posent comme au service de l’intérêt général comme les organisations à but non lucratif.

Le cas du tocilizumab est un exemple qui illustre à la fois qu’on ne peut pas se contenter d’un communiqué de presse vantant des résultats non publiés (et même pas prépubliés) pour juger de la validité de travaux scientifiques, mais aussi la nécessité de toujours enquêter sur les auteurs d’articles scientifiques et les experts.

A priori, on pourrait penser que l’AP-HP n’a rien à voir avec l’industrie pharmaceutique et que l’étude est complètement indépendante. Mais il suffit d’une recherche rapide sur cette institution pour réaliser que le doute est permis. Idem pour les auteurs de la publication. On découvre en effet très vite que l’AP-HP a conclu des partenariats avec l’industrie, notamment avec l’Institut Roche. Quant aux auteurs, nombre d’entre eux ont des liens avec Roche Chugai, l’alliance des deux laboratoires pharmaceutiques qui développent et commercialisent le tocilizumab. Enfin, le tocilizumab n’en est pas à son premier essai: par le passé, ce médicament a déjà été impliqué dans des études douteuses.

Pourtant, l’annonce des prétendus résultats du tocilizumab sur le COVID-19 a été faite en France, où il existe une loi qui oblige en principe les experts à déclarer leur conflits d’intérêts s’ils s’expriment dans les médias. Les auteurs de ces travaux ont donc violé la loi parce qu’ils n’ont pas déclaré proactivement leurs liens d’intérêts. Mais ils sont très loin d’être les seuls. En France, pratiquement personne ne respecte cette loi, sauf les personnes qui n’ont pas de conflits d’intérêts et qui veulent le souligner.

Quelles pistes pour enquêter ? 

Pour mettre en évidence les conflits d’intérêts, les journalistes peuvent se reporter aux déclarations d’intérêts que les chercheurs doivent faire quand ils publient dans une revue médicale ou dans les guidelines que les sociétés savantes publient pour encadrer la prescription. Ils peuvent également se pencher sur les programmes des congrès et les programmes de formation continue des médecins où les sponsors sont systématiquement indiqués.

Ils peuvent consulter les déclarations officielles de liens d’intérêts que les experts doivent fournir dans certains pays ou lorsqu’ils siègent dans certains comités qui conseillent les autorités. Ils peuvent aussi consulter les registres de brevets sur le site patents.justicia.com, solliciter la loi sur la transparence de leurs pays et consulter les bases de données: Eurosfordocs, Dollarsfordocs, ainsi que les rapports annuels des instituts de recherche.

Catherine Riva est spécialisée dans les sujets de santé publique et les produits pharmaceutiques, avec un accent particulier sur les autorisations de mise sur le marché, les conflits d’intérêts, le design et la méthodologie des essais cliniques. Elle est co-fondatrice de Re-Check, une organisation indépendante spécialisée dans l’investigation et le mappage des affaires de santé. Elle a co-signé avec le Dr Jean-Pierre Spinosa La piqûre de trop? (Xenia 2010), un ouvrage d’enquête sur les controverses liées à la vaccination anti-HPV. Elle est lauréate du Prix Médias de l’Académie suisse des sciences (médecine) et du Prix Nicolas Bouvier (Prix spécial du jury remporté par Sept.info) et a publié plusieurs contributions dans des revues scientifiques (BMJ-EBM, The Lancet, Cancer, Cancer Letters).

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