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8 conseils pour faire de l’investigation à la télévision

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À gauche, la présentatrice de Cash Investigation Élise Lucet. À droite, le rédacteur en chef de l’émission Emmanuel Gagnier. Photo: Schousboe Charlotte – FTV

Créé en France il y a six ans, le magazine de télévision française Cash Investigation est devenu un acteur incontournable de l’investigation à la télévision française. Son principe? Enquêter sur des sujets complexes et les rendre compréhensibles pour le plus grand nombre. Depuis le lancement de l’émission en 2012, les journalistes de “Cash” ont ainsi enquêté sur des sujets allant de l’évasion fiscale dans l’industrie du luxe, la crise dans l’industrie du lait en France, la souffrance au travail ou l’impact des pesticides dans le développement des enfants.

Vue en moyenne par 3 millions de téléspectateurs à chaque diffusion (14% des parts d’audience), l’émission, qui dure environ deux heures, est toujours aussi populaire. Cash Investigation est diffusé en prime time sur la chaîne France 2, la seconde chaîne la plus vue en France. Le magazine doit également son succès à sa présentatrice, Elise Lucet, l’une des journalistes françaises les plus populaires, qui a travaillé auparavant comme présentatrice des journaux à la télévision publique pendant plus de vingt ans.

L’émission, produite par la société de production Premières Lignes, a connu le succès au même moment que d’autres médias français ayant popularisé le journalisme d’investigation ces dernières années tels que Mediacités ou MarsActu, qui se concentrent sur l’investigation locale, et surtout le média indépendant Mediapart, à l’origine de révélations majeures telles que l’évasion fiscale de l’ex-ministre du budget Jérôme Cahuzac ou, plus récemment, les pratiques douteuses du responsable de la sécurité d’Emmanuel Macron Alexandre Benalla.

“Quand on travaille sur un sujet difficile, il ne faut pas se dire que le téléspectateur ne va rien comprendre”, explique le rédacteur en chef de Cash Investigation Emmanuel Gagnier. “Au contraire, il faut plutôt postuler sur son intelligence et se dire : “Comment peut-on faire en sorte qu’il le comprenne ?”.

La rédactrice francophone de GIJN Marthe Rubio a rencontré Emmanuel Gagnier, qui partage ses conseils pour produire du journalisme d’enquête à la télévision :

Alterner les modes de narration

Souvent, les interviews de sources internes peuvent aider à expliquer un sujet difficile à comprendre. Parfois, il est indispensable de les accompagner d’une animation graphique. Par exemple, dans le cadre de l’enquête que nous avons mené sur l’industrie du luxe en partenariat avec le site d’investigation Mediapart et le Consortium Européen d’Investigation [NDLR: le réseau à l’origine des Football Leaks] nous devions expliquer le mécanisme d’optimisation fiscale opéré par le géant de la mode Kering. Nous avons donc mis en scène ce mécanisme en nous appuyant sur les témoignages de personnes qui souhaitaient rester anonymes et qui venaient raconter ce qui se passait de l’intérieur en les couplant avec des animations graphiques pour bien faire comprendre le montage. Pour coller avec le sujet, la journaliste qui a réalisé l’enquête et son monteur ont aussi eu l’idée de faire une animation qui partait d’une table de couturier. [NDLR: Si vous vivez en France, vous pouvez voir l’animation ici à 50:48]. Tout le travail a été de mêler 3 modes de narration: les témoignages de sources internes qui étaient parfois un peu techniques, les animations graphiques et le travail sur le terrain. L’objectif était de démontrer en prenant notre temps, étape par étape, comment Kering a procédé pour ne pas payer d’impôts en France et en Italie.

Comparer avec des objets du quotidien

Dans le cadre de notre enquête sur les Implant Files menée en partenariat avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) nous devions expliquer comment fonctionnaient les organismes notifiés et comment les implants rentraient sur le marché européen.

« Nous essayons d’éviter le ton dramatisant souvent utilisé à la télévision. Nous insérons souvent des notes d’humour et de dérision dans nos enquêtes. »

Nous nous sommes rendus compte que nous arriverions mieux à le faire comprendre via une comparaison. Nous sommes parti d’un objet que tout le monde connaît (un casque de vélo) et on nous avons fait une explication graphique montrant que si cet objet veut rentrer sur le marché européen il doit avoir le label Conformité Européenne (CE) et que pour les implants il faut passer par des organismes notifiés qui donnent ce label. [NDLR: vous pouvez voir l’animation ici à 15:21]. Cette explication était la condition indispensable pour faire comprendre aux téléspectateurs qu’un implant pouvait se retrouver sur le marché avec un dossier technique très faible.

Jouer avec les rythmes de narration

L’animation que nous avons faite pour l’enquête sur les implants dure 1 minute 30 au total. Pour la télévision, c’est très long. C’est le temps d’un sujet au journal télévisé. Aujourd’hui les gens sont habitués à des modes de narration très serrés et c’est plus compliqué de prendre du temps donc il faut jouer avec les rythmes et alterner les rythmes serrés pour pouvoir se permettre de prendre du temps ensuite.

Faire respirer le téléspectateur

Nous essayons d’éviter le ton dramatisant souvent utilisé à la télévision. Nous insérons souvent des notes d’humour et de dérision dans nos enquêtes. Certains détestent ça mais nous assumons. L’utilisation de l’humour, c’est une manière de soulager les gens et de prendre un peu de recul sur notre travail. Les sujets que nous traitons sont très lourds et angoissants et nous devons donner des moments de respiration au téléspectateur. Cela introduit une rupture narrative par le rire qui permet d’évacuer la tension et relance l’attention du téléspectateur.

Bien cibler les sujets

Parfois nous travaillons deux ou trois mois sur une enquête mais nous finissons par la laisser tomber car nous nous rendons compte que le sujet n’est pas à la hauteur de l’impact de notre émission. Nous faisons très attention à ne pas déployer toute la mécanique de Cash Investigation sur des sujets qui n’ont pas une vrai puissance d’interpellation parce que sinon, c’est comme si nous écrasions une punaise avec un bulldozer. Ce que nous pointons du doigt doit légitimement indigner et doit être à la hauteur de la mécanique que nous mettons en place sans quoi cela peut se retourner contre l’enquête.

Se mettre en scène, mais avec modération

Les séquences à la Michael Moore [NDLR: le réalisateur américain est connu pour vivement interpeller les sujets de ses enquêtes] où Elise Lucet interpelle des dirigeants ou des politiques pour leur demander de rendre des comptes sont un peu la marque de fabrique de notre émission. Nous pensons que cette mise en scène du refus des responsables de communiquer est importante car nous ne pouvons pas nous contenter d’avoir systématiquement des réponses des services de presse qui nous disent qu’ils ne peuvent pas nous répondre. Si les entreprises sur lesquelles nous enquêtons ne nous donnent pas de réponses, nous allons les chercher. Nous ne faisons pas du spectaculaire, nous cherchons des réponses sur le fond. Nous avons des questions à poser qui sont le fruit de mois de travail d’enquête. Nous ne sommes pas là pour servir la soupe et passer les plats.

« Nous avions peut-être eu 1 million de vues sur cet extrait mais les gens oubliaient le coeur de notre enquête »

Cependant, depuis trois ans nous faisons beaucoup plus attention à la manière dont nous communiquons sur cette mise en scène. En 2015, dans le cadre d’une enquête sur la manière dont la France fait des affaires avec des États totalitaires, nous avions interpellé l’ancienne ministre de la justice française Rachida Dati et celle-ci avait tenu des propos très violents envers Elise Lucet, en la traitant notamment de « pauvre fille ». Cet extrait est devenu viral mais a complètement cannibalisé l’enquête. Nous avions peut-être eu 1 million de vues sur cet extrait mais les gens oubliaient le coeur du sujet et il n’y avait plus que ça qui tournait sur les réseaux sociaux. Maintenant nous faisons beaucoup plus attention.

Protéger les sources

Nous sommes en contact avec différent types de sources. Certaines acceptent de témoigner à visage découvert mais d’autres souhaitent conserver l’anonymat. Dans ce cas, on utilise différentes techniques pour les protéger. En général on les floute légèrement et on modifie leur voix. Dans certains cas extrêmes, comme dans le cadre de l’enquête sur le financement présumé de la campagne électorale de l’ex-président français Nicolas Sarkozy par la Libye, nous reconstituons l’entretien avec un acteur que nous filmons en clair obscur pour que cela soit avant tout sa parole qui soit mise en avant.

Trouver un responsable

Nous ne nous disons jamais que nous ne pouvons pas traiter un sujet parce qu’il est trop complexe. En revanche, c’est vrai que c’est important d’avoir un responsable identifié. Nous devons traiter des sujets pour lesquels un responsable a pris des décisions qui ont mené à une situation problématique. Il faut une personne comptable des décisions et il faut que ceux qui ont pris des décisions soient en capacité de répondre.

Marthe Rubió est l’éditrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart. Elle donne également des cours de data journalisme aux étudiants en journalisme et aux journalistes professionnels.  

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