

Illustration: Smaranda Tolosano for GIJN
Introduction au journalisme d’investigation : techniques d’interview pour les débutants
Lire cet article en
Le journalisme repose en grande partie sur les interviews, et c’est aussi le cas du journalisme d’investigation. Les enquêtes les plus percutantes comportent souvent plusieurs interviews approfondies. Depuis les premières étapes, qui consistent à confirmer une fuite ou une idée de reportage, jusqu’aux interviews conflictuelles de sources, les journalistes d’investigation doivent souvent explorer plusieurs pistes avant de pouvoir réaliser un reportage.
L’exercice peut sembler simple et répétitif, à première vue, mais réaliser une interview n’est pas si facile. Il faut avoir du talent, faire preuve de ténacité et maîtriser les techniques adéquates. Les meilleurs enquêteurs sont vigilants, perspicaces et attentifs aux indices importants. Généralement, ils ont des connaissances solides, de grandes compétences, et se préparent sérieusement.
Dans ce volet, nous examinerons les différents types d’interviews, d’approches et de techniques qui feront que vous aurez le sentiment d’être sur la bonne voie. Il porte aussi sur la recherche d’éléments, la documentation et, enfin, le plus important, le reportage.
L’interview : la routine, ou un must ?
Il y a différents types d’interviews. Pour un animateur de télévision, une interview peut se dérouler dans une atmosphère décontractée ou légère. Pour un journaliste d’investigation, il en va tout autrement : chaque interview est, potentiellement, une heure de vérité. C’est un moment critique, car on peut facilement passer à côté de quelque chose, mais, si tout se déroule sans encombre, on sera récompensé par une révélation inattendue et importante.
Pour les journalistes d’investigation, réaliser des interviews revient à suivre des pistes : une réponse à une question spécifique donne très souvent lieu à une autre question. Gardez ceci en tête : en journalisme d’investigation, on nous apprend à ne pas tenir pour acquis les faits, les déclarations et les réponses aux questions tant que des preuves n’ont pas été apportées. Ce qui peut rendre particulièrement ardue la tâche des journalistes d’investigation, qui ont parfois l’impression de réaliser une interview dans un contexte judiciaire ou médico-légal. Bien que le journaliste d’investigation et l’officier de police aient des mandats, des pouvoirs, des approches et des rôles qui sont différents, ils ont quelque chose en commun : par le biais d’un exercice de questions-réponses, ils cherchent à faire toute la vérité ou à établir des faits.
Dans le cadre d’une enquête, les journalistes d’investigation ont besoin de réaliser des interviews pour obtenir davantage d’informations, que ce soit pour confirmer ou rejeter leurs hypothèses, vérifier des déclarations ou des accusations faites par des sources initiales, ou pour confronter des sources.
Par conséquent, il est impératif de pouvoir contrôler les interactions qu’implique une interview, et d’être capable de s’adapter à différents scénarios et à différents genres de personnes. Il est très rare que l’on puisse faire dire aux sources tout ce qu’elles savent sans avoir au préalable vaincu leur réticence à parler. C’est tout l’art de l’interview et, pour les journalistes d’investigation, il est indispensable de posséder de telles compétences.
Certaines interviews doivent être très bien planifiées : les demandes d’interview sont envoyées longtemps à l’avance, par mail ou par téléphone. Dans certains pays, notamment en Afrique, une lettre officielle peut être nécessaire si l’on veut interviewer un fonctionnaire ou un représentant des autorités publiques.
Il arrive que des interviews aient lieu de manière impromptue, quand un journaliste rencontre presque « par hasard » la personne qu’il souhaitait interviewer mais qui n’était pas facile à joindre. Il arrive aussi que le journaliste choisisse, pour des raisons valables, de « surprendre » la personne qu’il veut interviewer en se présentant sans avoir pris rendez-vous. Le succès n’est pas garanti, mais dans certains cas, cela vaut la peine d’essayer.
Un guide édité par l’organisation à but non lucratif Investigative Reporters and Editors (IRE)
décrit les trois principaux types de questions/interviews, élaborés à partir des conseils donnés par Julian Sher, producteur de l’émission The Fifth Estate (« Le Cinquième pouvoir »), diffusée par la Canadian Broadcasting Corporation (CBC), dans le cadre d’une conférence qui s’est tenue à la Nouvelle-Orléans en 2016 :
- Obtenir des informations
- Obtenir des émotions
- Faire en sorte que les gens rendent compte de leurs actes
Plusieurs facteurs peuvent déterminer le type de questions à poser et, parfois, les trois peuvent être combinés.
Préparation
Une bonne interview repose avant tout sur une préparation sérieuse, et c’est d’autant plus vrai en journalisme d’investigation. Les questions abordées par les journalistes d’investigation sont sensibles, controversées et complexes. Le but est de découvrir la vérité qui, le plus souvent, a été dissimulée ou, à tout le moins, n’a pas été révélée. La préparation implique de faire des recherches approfondies sur le passé et l’environnement de la personne que vous vous proposez d’interviewer pour l’interroger de manière plus efficace.
Recherches
Les bons journalistes d’investigation doivent aussi être très compétents pour mener des recherches. Avant de faire une interview, il est crucial que vous connaissiez tous les faits (ou autant de faits que possible) sur le sujet en question.
Cela implique de rechercher tout ce que la personne que vous allez interviewer a déclaré, ainsi que ses prises de position, mais aussi toute accusation qui aurait été formulée à son encontre. Il vous faudra également avoir une bonne connaissance du sujet qui est au cœur de l’enquête. Il peut aussi être utile de s’informer sur la vie et les centres d’intérêt de cette personne : une conversation à bâtons rompus sur le football, la musique, la littérature ou les voyages peut briser la glace de façon très efficace.
Faire une interview sans disposer de ces éléments fragilise le journaliste et peut permettre à la personne interviewée de prendre le dessus. Or ce doit être le contraire. Le journaliste doit maîtriser la situation en permanence. Cette phase de recherche est encore plus fondamentale dans le cas d’une interview conflictuelle, quand le journaliste cherche à établir la vérité ou à faire admettre quelque chose pour la première fois à la personne qu’il interviewe, notamment des informations que cette personne a tenté de nier ou de dissimuler au grand public.
Préparez-vous à enregistrer et à prendre des notes
Aucun journaliste d’investigation ne devrait faire d’interview sans l’enregistrer ou prendre des notes, sauf circonstances exceptionnelles. Certains font l’un ou l’autre, mais pour pouvoir tout saisir lors d’une interview, il faut faire les deux, même avec les sources qui vous parleront volontiers. En enregistrant, vous captez ce qui est dit, tandis qu’en prenant des notes, vous consignez tout ce qui est de nature non verbale, pour garder les aspects importants bien présents à l’esprit, pour vous assurer de ne pas passer à côté de questions complémentaires qui pourraient découler de l’entretien, et pour vous prémunir contre tout problème technique lié à l’enregistrement.
Dans certains pays, il est nécessaire d’obtenir une autorisation officielle avant de pouvoir enregistrer une interview. Une fois que l’autorisation aura été donnée, plus l’appareil que vous utiliserez pour enregistrer sera discret, mieux ce sera. En effet, la personne que vous interviewerez sera moins sur la défensive.
Certaines interviews qui permettent au journaliste d’obtenir des informations supplémentaires sur le contexte de l’affaire en question, peuvent être réalisées « off the record ». On choisit ce format par exemple si la source risque d’être en danger, si elle est susceptible de disposer d’informations importantes. Si un journaliste a donné son accord pour s’entretenir avec une source « off the record », il ne sera pas possible de la citer ou de la mentionner dans le reportage, à moins que la source ne donne son accord ultérieurement.
Qui interviewer, quand, et pourquoi
Il y a beaucoup de types de sources dans un reportage d’investigation. Toutefois, on peut essayer de les classer par catégorie. Dans chacune d’entre elles, les compétences et les approches adéquates peuvent varier ou, parfois, coïncider.
Recherche :
Qui |
Quand |
Pourquoi |
Commentaires |
---|---|---|---|
Témoin ou lanceur d’alerte |
Pendant la phase initiale. |
Pour confirmer des fuites et pour établir des faits ou des informations de départ dans le but de confirmer le bien-fondé d’une enquête. |
Les témoins et les lanceurs d’alerte seront abordés différemment. Un lanceur d’alerte a peut-être un intérêt caché, alors qu’un témoin est quelqu’un qui se trouvait sur les lieux par hasard. |
Sources impliquées |
Une fois que les faits sont établis, les noms de personnes impliquées apparaissent. |
Etablir leur implication ou leur responsabilité, le cas échéant ; clarifier les accusations qu’ils pourraient faire ; et leur donner un droit de réponse si d’autres sources les accusent de faits graves. |
C’est le coeur du travail d’investigation. Il sera peut-être nécessaire d’interviewer ces sources une deuxième fois, voire davantage, dans le cadre d’enquêtes complexes ou particulièrement sensibles. |
Experts |
Un reporter a souvent besoin d’experts pour comprendre ou clarifier un point particulier. |
Pour clarifier les déclarations d’autres sources, ou d’autres questions qui pourraient être pertinentes dans le cadre de votre enquête. |
Dans certains cas, il se peut que les experts interprètent les faits différemment. Le reporter pourra alors solliciter plusieurs experts sur la même question. |
Chefs d’entreprise, représentants des autorités publiques et autres détenteurs de pouvoir |
A la fin du processus. (Quand ce ne sont pas eux qui font l’objet de votre enquête, il est aussi conseillé de les contacter dès le début.) |
Généralement, on interviewe principalement ces sources pour apprendre ce qu’elles savent de l’affaire et pour déterminer leur responsabilité ou celle de l’institution qu’ils dirigent ou qu’ils représentent. |
Les journalistes d’investigation expérimentés évitent de s’entretenir avec ces sources, jusqu’à ce qu’ils disposent de suffisamment d’informations pour les confronter. Si elles sont informées trop tôt, elles peuvent user de leur influence ou de leurs pouvoirs pour tuer le sujet dans l’œuf. |
Entrées 1 à 4 sur 4
Les premières personnes à interviewer
En général, une fois que l’on a terminé les recherches et la préparation d’une enquête qui résulte d’une fuite, on commence les interviews proprement dites avec les lanceurs d’alerte (s’ils sont disposés à parler), les témoins ou toute source à même de donner des détails sur les faits initiaux. La plupart du temps, ces sources sont disposées à s’exprimer, mais il est possible qu’elles aient des intérêts personnels qui influencent leur point de vue (c’est particulièrement vrai chez des soi-disant lanceurs d’alerte). On les interviewe généralement lors des premières phases de l’enquête, mais il peut s’avérer nécessaire de les interviewer à nouveau par la suite pour clarifier ou confirmer leurs déclarations ou accusations initiales.
En enquêtant sur une fuite ou sur une piste, un journaliste peut mettre au jour un grand nombre d’informations qui contredisent des déclarations antérieures. L’interview initiale aide à définir les contours de l’enquête. Les interviews ultérieures sont menées pour confirmer les faits ou confronter les sources.
Quand il n’y a pas de fuites préalables et que l’enquête repose sur une idée de reportage, le journaliste pourra décider de commencer par les sources les plus enclines à lui parler ou par les personnes qui peuvent être interviewées facilement, notamment celles qui connaissent bien le sujet mais qui ne sont pas impliquées personnellement.
Les sources impliquées
Etant donné que l’objectif, quand on réalise une enquête, est de révéler des faits, la liste des personnes impliquées est rarement finale, définitive. Lors d’une enquête, le scénario le plus probable est qu’une source mène à une autre qui, à son tour, mène à une troisième. Chacune de ces sources doit être interviewée. Le journaliste doit identifier autant de sources que possible à interviewer. Une fois qu’un nom associé de près ou de loin au sujet a été mentionné dans un reportage, il est probable que le journaliste doive interviewer cette personne.
Les experts
Quand le sujet de l’enquête est complexe ou qu’il requiert un niveau de connaissances techniques élevé, des experts seront interviewés pour aider à expliciter certains aspects qui peuvent être difficiles à appréhender, tant par le journaliste que par le grand public. Des experts juridiques, scientifiques, médicaux ou autres peuvent potentiellement être utiles. Ils ne sont pas impliqués dans l’affaire elle-même, mais leur expertise est indispensable. Les experts qui pourraient être impliqués ne seront pas interviewés à titre d’« experts » en raison d’éventuels conflits d’intérêt.
Les personnes haut placées
Les autorités, les chefs d’entreprise et autres personnes de pouvoir peuvent figurer à la fin de la liste des personnes à interviewer. En général, on les interviewe en raison de leur niveau de responsabilité ou de leur connaissance du sujet relatif à l’investigation. Il arrive que ces personnes soient au centre de l’enquête. Il est toujours recommandé de disposer de suffisamment d’informations avant de solliciter une interview.
Le fond du problème : les interviews d’investigation
Une fois que toutes les tâches évoquées plus haut ont été réalisées, le vrai travail commence : rencontrer les sources et faire les interviews. Parce que les êtres humains se comportent différemment et que tout le monde ne réagit pas de la même façon, en fonction des circonstances, certaines interviews peuvent se révéler difficiles à gérer. On l’a vu, le fait d’être bien préparé peut aider, mais il faut aussi avoir de l’assurance et des notions de psychologie, et posséder des compétences en matière de communication interpersonnelle.
Réaliser une interview est une tâche complexe pour les journalistes, et particulièrement pour les journalistes d’investigation. Pour la mener à bien, il faut avoir de l’assurance et se préparer sérieusement.
Les interviews de témoins ou de lanceurs d’alerte peuvent être relativement aisées s’ils font confiance au journaliste, à son sens de l’éthique et au média qu’il représente. Toutefois, « facile » ne veut pas dire simple ou tranquille. Le journaliste doit être préparé pour réussir à convaincre ses interlocuteurs de lui fournir des informations exactes, reposant sur des faits, qui l’aideront à passer à l’étape suivante.
Quand il réalise une interview, le journaliste doit commencer par poser des questions très simples pour permettre à la personne de se décontracter puis, peu à peu, passer à des questions plus délicates.
Les questions doivent être préparées et notées à l’avance pour être sûr de ne pas en oublier. Mais le journaliste ne doit pas les considérer comme paroles d’Evangile. Il peut être plus profitable de s’adapter en fonction de la manière dont la “conversation” évolue.
Les interviews de témoins ou de lanceurs d’alerte peuvent être relativement aisées s’ils font confiance au journaliste, à son sens de l’éthique et au média qu’il représente. Toutefois, « facile » ne veut pas dire simple ou tranquille. Le journaliste doit être préparé pour réussir à convaincre ses interlocuteurs de lui fournir des informations exactes, reposant sur des faits, qui l’aideront à passer à l’étape suivante.
Quand il réalise une interview, le journaliste doit commencer par poser des questions très simples pour permettre à la personne de se décontracter puis, peu à peu, passer à des questions plus délicates.
Les questions doivent être préparées et notées à l’avance pour être sûr de ne pas en oublier. Mais le journaliste ne doit pas les considérer comme paroles d’Evangile. Il peut être plus profitable de s’adapter en fonction de la manière dont la “conversation” évolue.
Pour maîtriser les techniques d’interview, il faut aussi avoir une “bonne oreille”, un sens aigu de l’écoute. Le célèbre auteur et journaliste colombien Gabriel García Márquez l’a très bien dit :
On sait combien les magnétophones sont utiles à la mémoire, mais il ne faut jamais détourner son regard du visage de la personne interviewée, qui peut exprimer beaucoup plus de choses que sa voix, et parfois même le contraire.
Et García Márquez d’ajouter :
La majorité des journalistes laisse le magnétophone faire le travail, et pense ainsi respecter la volonté de la personne qu’ils interviewent en en retranscrivant mot pour mot les propos. Ils ne réalisent pas que cette façon de travailler est peu respectueuse: lorsqu’une personne parle, elle hésite, s’engage dans des tangentes, ne finit pas ses phrases et fait des remarques insignifiantes. Pour moi, le magnétophone doit être utilisé dans le seul but d’enregistrer un matériel que le journaliste décidera d’utiliser par la suite, de la manière dont il décidera et choisira selon sa façon de raconter.
Pour une interview réalisée dans le cadre d’une enquête d’investigation, en particulier quand il s’agit d’une interview conflictuelle, cette leçon est cruciale.
Une fois que l’approche est intégrée, l’étape suivante consiste à poser les questions et à savoir comment les poser. Les questions ouvertes sont, bien sûr, préférables la plupart du temps. Néanmoins, dans certains cas exceptionnels, les questions directes et spécifiques peuvent se révéler plus efficaces. Mais il est déconseillé de les utiliser au début de l’entretien parce qu’elles risquent d’y mettre fin prématurément, s’il s’agit par exemple de questions à propos d’une situation embarrassante ou compromettante pour la personne que vous interviewez.
Conclusion
Conclusion
Réaliser une interview est une tâche complexe pour les journalistes, en particulier pour les journalistes d’investigation. Enseigner (ou apprendre) les techniques d’interview ne peut pas rester un exercice théorique, étant donné que ces techniques sont tirées de connaissances et d’expériences diverses. Pour réussir, la confiance en soi et une préparation sérieuse sont des conditions préalables indispensables. Le reste viendra avec l’expérience. On apprend en faisant, et on apprend auprès de ses pairs. Ainsi, quand c’est possible, demandez conseil aux collègues en qui vous avez confiance, surtout si vous débutez dans le journalisme d’investigation.
Hamadou Tidiane Syest un journaliste sénégalais chevronné et un formateur en journalisme passionné. Il est le fondateur de la plateforme d’information en ligne primée Ouestaf News, spécialisée dans les enquêtes et les reportages approfondis. Il vit à Dakar, où il forme la nouvelle génération de journalistes africains. Il est le fondateur et le directeur d’E-jicom, une école de journalisme, de communication et de médias numériques réputée. Hamadou Tidiane Sy est membre des conseils d’administration de grands médias africains, la radio West Africa Democracy, à Dakar, et Africa Check. Reconnu comme innovateur social dans le domaine de “l’information et du savoir” par les fondations Ashoka et Knight, il a aussi été désigné pendant la pandémie de Covid comme l’un des 16 Africains qui ont apporté les réponses les plus pertinentes aux questions soulevées par la pandémie par le biais de l’initiative “Information fiable contre la désinformation” qu’il a prise pour lutter contre le Covid-19. En 2021 il a été lauréat du prix Media Leadership lors du Rebranding Africa Forum qui s’est tenu à Bruxelles.