Guide pour enquêter sur les entreprises chinoises en open source
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Pour les journalistes qui couvrent la Chine, exploiter les bases de données en open source pour comprendre le pays est désormais essentiel, et de plus en plus compliqué. A mesure que la Chine devient une super puissance mondiale, avec une population de 1,4 milliards d’habitants et avec la deuxième économie de la planète, d’une valeur de plus de 17 000 milliards de dollars, les activités des entreprises, les politiques publiques et les investissements internationaux ont un impact direct sur les informations rapportées dans toutes les rubriques journalistiques, depuis le monde des affaires jusqu’aux nouvelles technologies, en passant par les droits humains et la sécurité nationale. Vu l’influence dont jouit le pays dans le monde entier grâce à des infrastructures valant des milliers de milliards de dollars, comme la Nouvelle route de la soie (NRS), et à sa présence militaire en pleine expansion, les rédactions du monde entier doivent réaliser des enquêtes approfondies sur les entreprises chinoises, si elles veulent informer leur audience sur les événements qui affectent leur vie au quotidien.
Malgré la demande d’informations fiables sur la Chine, les conditions de travail des journalistes internationaux se sont beaucoup dégradées depuis quelques années. Le contrôle exercé sur les médias chinois spécialisés dans le journalisme d’investigation s’est intensifié à partir de la fin des années 2000, sans parler des pressions commerciales. Quand Xi Jinping est arrivé au pouvoir fin 2012, les dirigeants ont pris des mesures pour asseoir leur contrôle sur les enquêtes plus indépendantes. Ce contrôle exercé sur les médias chinois a été suivi de plus grandes restrictions concernant le travail des médias internationaux, qui s’étaient montrés efficaces pour utiliser des documents officiels, des posts sur les réseaux sociaux ou des archives d’entreprises pour dévoiler, par exemple, la situation patrimoniale de hauts responsables du Parti communiste chinois, ou pour mettre au jour des violations des droits humains dans des régions comme le Xinjiang, où vit la minorité ouïgoure.
La Chine a mis en place deux types d’obstacles pour limiter les enquêtes. D’un côté, les autorités ont pris des mesures pour réprimer l’information à la source, en restreignant l’accès aux bases de données et en réduisant les communications, ainsi qu’en pratiquant une censure d’internet et une surveillance à grande échelle. Des recherches universitaires ont montré que les autorités chinoises s’abstiennent de plus en plus de rendre publics des documents d’orientation officiels — 54,5 % des documents de très grande importance du Conseil des affaires de l’Etat ont été rendus publics en 2022, contre 88 % en 2018. D’un autre côté, on assiste à une campagne concertée pour entraver le travail des journalistes étrangers de manière directe — en les intimidant, ou en les menaçant de retirer leur visa ou de les expulser — ou indirecte, en mettant la population en garde contre tout contact avec des journalistes, et en allant même, dans certains cas, jusqu’à faire pression sur des sources pour qu’elles poursuivent en justice les journalistes qui les ont interviewées avec leur accord. Le harcèlement de journalistes, étrangers notamment, a, dans une certaine mesure, été normalisé, en tenant un discours pétri de nationalisme et de sécurité nationale.
Avec ces restrictions, la Chine renonce de manière systématique aux promesses d’ouverture faites par le gouvernement, et leur mise en oeuvre méthodique a modifié en profondeur les conditions de travail des journalistes étrangers qui enquêtent sur la Chine. En conséquence, ils ont besoin de nouveaux moyens pour réaliser des enquêtes sur le pays, même s’ils ne s’y trouvent pas physiquement.
Dans ce guide, nous présentons aux journalistes des sources d’information précieuses pour enquêter sur la Chine. Nous leur proposons des méthodes pratiques pour accéder à des documents et pour les utiliser, afin de réaliser des enquêtes percutantes et bien sourcées.
Réaliser des enquêtes de l’extérieur du pays
Pour les journalistes qui ne sont pas présents en Chine et qui essaient d’enquêter, l’infrastructure particulière d’internet dans le pays s’ajoute aux difficultés. La batterie de moyens de contrôle en cybersécurité appelée “la grande muraille pare-feu”, associée à des mesures strictes se référant à une vague définition de la souveraineté, fait que beaucoup de techniques de recherche habituelles et de méthodologies conventionnelles de renseignement de source ouverte (RSO) s’avèrent globalement inefficaces pour les journalistes. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres contextes autoritaires, où les VPN et autres outils de contournement permettent un accès satisfaisant, le système de censure sophistiqué de la Chine, l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom en vertu de la Loi sur la cybersécurité, les mécanismes de blocage géographique et les contrôles d’accès selon les plateformes, sont autant d’entraves aux enquêtes, qui nécessitent dès lors des approches particulières.
Par ailleurs, l’écosystème de réseaux sociaux autonome de la Chine, qui comprend des plateformes comme Weibo, WeChat, Xiaohongshu et Douyin, applique des règles strictes, par exemple l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom, ou encore des limites imposées à la production d’informations, décrites dans les Dispositions relatives à l’administration des services d’information sur internet. Toutes ces tactiques font qu’il est extrêmement difficile pour les journalistes étrangers, d’investigation ou autres, d’effectuer une veille sur les réseaux sociaux traditionnels et d’identifier de nouvelles sources.
Mais c’est la barrière linguistique qui pose peut-être le plus grand problème aux journalistes étrangers qui enquêtent sur la Chine. Les reporters doivent accorder la priorité aux sources en chinois, dans la mesure du possible, étant donné que les versions en anglais des sites officiels, des annonces faites par les entreprises et des informations en général, omettent fréquemment des détails d’importance qui figurent dans la version en chinois, et il s’agit souvent d’éléments cruciaux pour l’intérêt journalistique de l’enquête.
Pour les journalistes qui ne maîtrisent pas le chinois, l’extension Google Translate est un point de départ pratique. Elle propose des traductions suffisamment exactes pour développer une idée initiale de reportage et identifier des sources. Quand des citations précises et des détails spécifiques sont nécessaires pour pouvoir publier, DeepL, un service de traduction automatique neuronale (TAN) mis au point par DeepL SE, qui a son siège à Cologne, produit des traductions dont la qualité supérieure est reconnue par beaucoup de traducteurs et de documentalistes professionnels, tandis que des modèles d’IA comme ChatGPT, Claude et Gemini fournissent des traductions souvent plus nuancées, adaptées au contexte, en particulier pour les contenus politiques et techniques complexes. Cependant, les journalistes doivent être conscients du fait que les modèles d’IA peuvent être soumis à des limites d’utilisation et à des considérations relatives à la confidentialité des données, et que certains de ces modèles ne sont pas à une contradiction près, ce qui fait que les services de traduction dédiés sont plus indiqués. Une fois que les journalistes ont identifié les personnes, les entreprises ou les fonctionnaires les plus importants grâce à des sources chinoises, ils peuvent élargir le champ de leur enquête en utilisant des moteurs de recherche et des bases de données internationales (comme Factiva, Nexis Uni, Access World News et Bloomberg Terminal) pour trouver des déclarations réglementaires et des sujets en anglais, ainsi que des experts anglophones qui remettront les choses dans leur contexte et permettront de procéder à une vérification.
Un nombre incalculable d’enquêtes journalistiques sur certaines entreprises chinoises restent à mener, en utilisant les outils décrits dans ce guide. Si les journalistes maîtrisent les techniques adéquates et ont une approche créative de leur travail — et, c’est fondamental, si les médias encouragent de telles enquêtes – ils disposeront de suffisamment de données et de sources. En dépit des immenses défis à relever, le journalisme d’investigation sur les entreprises chinoises reste à la fois possible et fondamental, pour informer le monde entier sur l’une des puissances les plus influentes et les moins transparentes de la planète.
Première partie : Documents officiels | L’infrastructure de base de l’information
Malgré l’augmentation des restrictions, les sites officiels restent l’un des moyens les plus fiables pour trouver des renseignements sur les entreprises chinoises et leurs activités, même dans des domaines sensibles. Par exemple, les informations sur les activités des entreprises dans le Xinjiang sont souvent faciles d’accès. Elles figurent dans les communications des autorités ou dans des reportages réalisés par les médias d’État, et ne sont donc pas complètement inaccessibles.
L’enquête du New York Times sur les programmes de transfert de main d’oeuvre au Xinjiang, qui ont permis à des entreprises d’échapper à des sanctions tout en continuant à alimenter les chaînes d’approvisionnement mondiales, en est l’illustration. En plus du reportage effectué sur le terrain, l’enquête a reposé sur un élément fondamental : les informations communiquées par les autorités et par les entreprises, ainsi que la couverture par les médias officiels.

Capture d’écran d’un post sur le site de la Radio nationale chinoise (CNR), annonçant que du personnel originaire du Xinjiang s’est rendu en avion dans la province du Guangxi pour reprendre le travail dans des entreprises de technologie. Image : capture d’écran, CNR
Voici quelques sources parmi les plus importantes pour accéder aux informations publiques sur les entreprises chinoises.
Archives de l’enregistrement et de la réglementation des entreprises
En Chine, toutes les informations des entreprises sont conservées dans des dossiers exhaustifs qui font office de documentation juridique auprès des agences de réglementation gouvernementales, connues en Chine continentale sous le nom d’archives économiques et commerciales. Les agences de réglementation publient sur des sites spécialisés un certain nombre d’informations élémentaires sur les entreprises, notamment les noms des actionnaires, les noms des dirigeants et les changements concernant les fonds propres. Le Système national d’information des crédits aux entreprises (National Enterprise Credit Information Publicity System) est le premier point d’accès public pour obtenir ce genre d’information. Il propose des données officielles concernant l’enregistrement des entreprises, notamment la date de création, le capital social, les représentants légaux, le champ d’activité et les sanctions administratives, et ce, dans toutes les provinces et toutes les municipalités de la Chine (vous trouverez dans la deuxième partie de ce guide des conseils sur l’utilisation des outils qui permettent de trouver des renseignements sur les entreprises).
Systèmes d’information de l’agence de réglementation
En vertu du cadre juridique chinois, les entreprises sont réparties entre entreprises publiques et non publiques. Pour les entreprises publiques, les informations sont diffusées sur des canaux dédiés, selon des règles bien précises, par le biais de plateformes désignées par la Commission de réglementation des valeurs mobilière en Chine (China Securities Regulatory Commission). Les entreprises non publiques sont quant à elles extrêmement tributaires de la publication réglementaire faite par les autorités, étant donné que la plupart des activités des entreprises doivent être déclarées et passées en revue par différentes agences gouvernementales pour veiller au respect des lois en vigueur.
On trouve parmi ces principales catégories d’informations :
Base de données/Autorité |
URL |
Objectif/Contenu |
PROPRIETE INTELLECTUELLE & ACTIFS NUMERIQUES |
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Enregistrement de la marque |
Demandes et enregistrements de marque |
|
Base de données relatives aux brevets |
Dépôts de brevet et d’archives liées à la propriété intellectuelle |
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Enregistrement du nom de domaine |
Enregistrement du site internet et données relatives au propriétaire du nom de domaine |
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RESSOURCES NATURELLES & ENVIRONNEMENT |
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Plateforme des opérations immobilières |
Transferts de propriété et droits relatifs à l’utilisation des terres |
|
Agréments environnementaux |
Evaluations de l’impact environnemental
et de la conformité |
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Permis de rejets polluants |
Autorisations de rejets polluants |
|
LICENCES & PERMIS D’EXPLOITATION |
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Permis de télécommunications |
Licences et permis d’exploitation dans les télécommunications |
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Franchise commerciale |
Autorisations de franchises commerciales |
|
Licences de ventes directes |
Permis de ventes directes pour les entreprises |
|
Génie civil |
Qualifications en génie civil |
|
SOINS & SECURITE |
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Base de données des produits médicaux |
Autorisations des produits pharmaceutiques, du matériel médical et des cosmétiques |
|
Autorisation de sécurité alimentaire |
Permis de sécurité et de production alimentaire |
|
Registre des organismes médicaux |
Licences et qualifications des établissements de santé |
|
Homologation de qualité des produits |
Homologations relative à la qualité, et normes |
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INDUSTRIES FINANCIERES & SPECIALISEES |
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Licences d’organismes financiers |
Permis de banques et de services financiers |
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Registre de l’aviation civile |
Homologations pour l’aéronautique |
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MARCHES PUBLICS |
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Plateforme d’informations sur les marchés publics |
Données relatives aux appels d’offre et à l’attribution des contrats publics |
Données sur les investissements à l’étranger
La Plateforme des services publics ‘Going Out’ mise en place par le Ministère du Commerce propose des conseils exhaustifs aux journalistes qui souhaitent avoir accès non seulement aux statistiques concernant le commerce bilatéral, mais aussi aux informations détaillées sur la sous-traitance de contrats, qui révèlent quelles entreprises chinoises obtiennent d’importants contrats à l’international.

Capture d’écran : document du gouvernement chinois détaillant les contrats de génie civil passés avec l’étranger, ainsi que les zones de coopération économique dans les pays de l’ASEAN.
Sur cette plateforme, les journalistes peuvent aussi trouver des liens directs vers les sites de l’Office économique et commercial des ambassades de Chine dans le monde entier.
Par le biais de cette base de données, les journalistes peuvent identifier des activités commerciales en temps réel dans différents pays ; savoir quelles entreprises chinoises sont en contact avec des responsables locaux ; connaître l’ampleur et la portée des investissements qu’elles se proposent de faire ; et apprécier les avancées réalisées en termes de signature de contrats ou de partenariats.
Cette base de données sur les investissements chinois à l’étranger sert de socle aux activités de rétro-ingénierie des entreprises chinoises à travers les réglementations étrangères, une méthodologie que nous détaillons dans la quatrième partie de ce guide. Les journalistes peuvent exploiter l’obligation de rendre publiques certaines informations relatives aux activités à l’étranger, dans un souci de transparence, pour enquêter sur les entreprises chinoises qui restent opaques dans le paysage de l’information chinois.
Archives judiciaires et juridiques
Le système judiciaire chinois propose différents moyens pour trouver des informations juridiques potentiellement utiles pour les journalistes d’investigation. Les appareils judiciaires à tous les niveaux, dans chaque province et chaque région de la Chine, livrent des informations de nature juridique importantes sur leurs propres sites, notamment les annonces concernant les audiences des tribunaux, les affaires emblématiques et autres procédures judiciaires. Ce qui crée un réseau de sources d’information qui peut apporter des éléments contextuels supplémentaires et fournir des détails absents des principales bases de données nationales.
Au niveau central, deux plateformes principales constituent les piliers de la communication judiciaire en Chine : China Judgments Online (CJO) et China Enforcement Information Online. Ce sont des sources que les journalistes chinois utilisent fréquemment. Elles comprennent des fonctions de recherche faciles d’utilisation. Ces plateformes proposent l’intégralité des contenus des documents judiciaires, mais aussi les documents y afférents, des annuaires et les synthèses de certains dossiers.
China Judgments Online (CJO) est une plateforme incontournable, mais qui fait face à un nombre croissant de restrictions, pour enquêter sur les entreprises chinoises à partir de leurs litiges ou de violations des réglementations. Inaugurée en 2013, CJO a été pendant un temps la plus grande base de données au monde sur les décisions de justice, avec plus de 100 millions d’affaires répertoriées en 2020. Cependant, depuis 2021, les autorités chinoises ont fait en sorte que le public ne puisse plus avoir accès à plusieurs millions d’affaires, ce qui limite sérieusement l’intérêt journalistique de la plateforme. La Cour populaire suprême a en effet purgé les affaires qui comportaient des termes “sensibles” comme “Twitter”, “liberté d’expression” ou “dirigeants nationaux” ; éliminé toutes les affaires concernant les personnes “qui cherchent la polémique et qui créent des problèmes” (des termes généralement employés pour désigner des dissidents) ; et supprimé les affaires de corruption célèbres qui embarrassent le Parti.
La plateforme fait maintenant face à d’importantes restrictions qui limitent les recherches des journalistes. Les utilisateurs doivent s’inscrire en indiquant un numéro de téléphone chinois pour accéder à la base de données, ce qui permet aux autorités de suivre leurs recherches. Par ailleurs, les résultats sont limités aux 600 premières affaires identifiées. Le nombre des publications annuelles a chuté de 19,2 millions en 2020 à 5,11 millions en 2023, bien que des responsables chinois aient évoqué une remontée en 2024 avec 9,69 millions d’affaires. Malgré ces contraintes, CJO reste utile pour enquêter sur les litiges commerciaux et les violations des réglementations, pour effectuer des recherches sur l’obligation de vigilance des entreprises, pour documenter les affaires de poursuites liées à la liberté d’expression, et pour connaître les précédents juridiques dans des domaines non sensibles. Les journalistes doivent archiver immédiatement les affaires importantes, étant donné qu’elles peuvent être supprimées du site à tout moment.
China Enforcement Information Online suit les actions entreprises pour faire appliquer les décisions de justice, et reste accessible de manière plus systématique que CJO. Cette plateforme propose des informations précieuses sur les entreprises qui tombent sous le coup d’une procédure d’exécution, de saisie ou de gel des avoirs, de défaut de paiement et de non-conformité, ainsi que de restrictions de déplacement et de consommation imposées à des cadres. La plateforme est une ressource complémentaire importante pour enquêter sur les difficultés financières des entreprises et la question du respect des obligations.
Plateformes de données ouvertes des autorités locales
Les provinces et les grandes villes, en Chine, ont créé leurs propres plateformes de données accessibles dans le cadre d’initiatives numériques de plus grande envergure prises par les autorités, et d’un effort de transparence administrative. Ces plateformes sont apparues parallèlement à une politique de développement de la « smart city » et d’une modernisation en termes de gouvernance électronique, en adéquation avec les efforts déployés par les autorités locales pour améliorer les services publics, attirer les investissements, et faire preuve d’efficacité administrative.
On citera par exemple Shanghai Open Data, Beijing Open Data et Zhejiang Open Data. Ces plateformes proposent généralement des fichiers de données sur différents domaines d’activités des autorités, comme des statistiques économiques, une veille environnementale, des informations sur les services publics, et les autorisations administratives. La portée et la qualité des données varient énormément selon les systèmes juridiques : les régions plus développées économiquement proposent généralement des fichiers de données plus exhaustifs et mis à jour de manière plus régulière.
Pour les journalistes, ces plateformes peuvent documenter avantageusement un contexte local pour les enquêtes sur la Chine, et leur procurer des données de base pour qu’ils puissent enquêter sur les disparités régionales. Elles peuvent aussi leur permettre de mieux comprendre les priorités des autorités locales et leurs résultats. Toutefois, les données sont souvent expurgées avant d’être rendues publiques, et ne comprennent pas forcément d’informations sensibles sur les défis que rencontrent les autorités ou sur les résultats de politiques controversées. Les plateformes reflètent aussi l’approche sélective du gouvernement chinois en matière de transparence : il partage l’information à des fins d’efficacité administrative, et non pas dans le but de rendre des comptes. Les journalistes doivent recouper ces données officielles avec d’autres sources, et être conscients en permanence que ces informations ne représentent que ce que les autorités locales veulent bien communiquer, et qu’il n’y a pas de transparence administrative totale.
Médias d’Etat et communications officielles
Les médias d’Etat sont souvent considérés comme des organes de propagande, mais ce sont eux qui proposent la documentation la plus fiable pour savoir quelles entreprises ont le soutien des autorités, et dans quelle mesure elles s’efforcent de contribuer aux grands objectifs de l’Etat. Parmi les sources qui font autorité, on compte l’agence de presse Xinhua, le People’s Daily, China Central Television (CCTV) et China Daily, mais les journalistes doivent accorder la priorité aux journaux papier plutôt qu’aux sites. En effet, les sites des médias d’Etat opèrent en vertu de règles éditoriales relativement souples, et publient fréquemment des contenus sponsorisés pour générer des revenus. Par conséquent, ils font moins autorité.
The People’s Daily (Le Quotidien du peuple) est considéré comme le baromètre le plus fiable concernant les orientations officielles, le journal papier étant soumis à un contrôle éditorial des plus stricts et, partant, étant un reflet fidèle des priorités des responsables du Parti. Ses archives numériques permettent d’avoir un accès exhaustif à toutes les éditions imprimées depuis 1946.
Le China Media Project, une initiative de recherche basée à Taïwan, est connu pour exploiter les reportages des médias d’Etat afin de réaliser d’autres reportages dans lesquels il demande des comptes. Son enquête sur China-Arab TV (CATV) a montré comment un réseau de télévision de Dubaï, indépendant en apparence, aurait été contrôlé par des intérêts chinois, et cela, en examinant de manière systématique les reportages des médias d’Etat, les déclarations d’entreprises et la couverture des rencontres officielles.
Deuxième partie : Bases de données commerciales et renseignement d’entreprise
En 2019, GIJN avait déjà publié un guide pour enquêter sur les entreprises chinoises. Mais la situation a beaucoup évolué depuis, même si les méthodologies de base restent pertinentes. Les plateformes commerciales sont devenues incontournables si l’on veut enquêter sur la structure des entreprises chinoises. En effet, elles permettent de se renseigner sur les entreprises de manière générale, d’avoir accès à des analyses financières sophistiquées, ou de comprendre les relations qu’entretiennent certaines entreprises. Cependant, ces plateformes font face à des restrictions d’accès croissantes, à mesure que les autorités chinoises appliquent un système de blocage géographique et des obstacles à l’enregistrement, forçant les journalistes à trouver des alternatives techniques et d’autres stratégies d’accès.
Canaux de communication pour les entreprises
Sites officiels et communiqués de presse des entreprises
Les canaux officiels des entreprises fournissent des informations facilement accessibles par le biais de leur site et de leurs plateformes médias, mais il est nécessaire de maîtriser des techniques d’analyse sophistiquées pour réussir à faire la distinction entre renseignements utiles et contenus promotionnels. Les entreprises créent en effet des contenus promotionnels de manière stratégique, en utilisant un langage choisi qui met l’accent sur le positif et minimise le négatif, parlant ainsi de “restructuration pour une plus grande efficacité” au lieu de “licenciements dus aux pressions financières”, par exemple. Elles livrent des informations de manière sélective, en insistant sur la croissance des revenus tout en faisant l’impasse sur les marges bénéficiaires en baisse, ou en mettant l’accent sur de nouveaux partenariats sans mentionner la perte de clients majeurs.
Communications d’informations sur les entreprises cotées en bourse
La Commission de réglementation des valeurs mobilières en Chine (China Securities Regulatory Commission) sert d’autorité de réglementation pour les entreprises publiques. Elle supervise environ 5 422 entreprises publiques cotées en bourse, et elle dispose de plusieurs journaux officiels désignés et de son site officiel CNINFO, que les entreprises publiques sont tenues d’utiliser pour communiquer. Toutefois, ces plateformes sont employées avant tout comme canaux pour que les entreprises puissent remplir leur devoir d’information, plutôt que pour proposer des contenus analytiques ou des informations utiles pour des enquêtes.
Autres sources d’informations sur les entreprises
Marché obligataire
Beaucoup d’entreprises se financent en émettant des obligations d’entreprises, ce qui implique des devoirs en termes de communications auprès des agences de notation — notamment des prospectus, des bilans financiers, ainsi que l’annonce d’événements importants comme les changements à la tête des entreprises — et la publication de rapports d’évaluation réguliers. Le marché des obligations d’entreprises en Chine opère par le biais de plateformes multiples, notamment ChinaBond, Shanghai Clearing House, National Association of Financial Market Institutional Investors, ChinaMoney, Shanghai Stock Exchange et Shenzhen Stock Exchange.
Par ailleurs, le Ministère des finances a créé la plateforme China’s Electronic Local Government Bond Market Access (CELMA), qui assure la transparence des émissions d’obligations d’Etat et de la participation d’entreprises à des projets de financement municipaux et provinciaux.
Ces sources proposent une couverture exhaustive de l’actualité des entreprises, notamment leur structure interne, leur analyse financière, leur situation de gestion et leur historique, qui fournissent des informations détaillées souvent impossibles à obtenir par d’autres moyens. Les rapports des agences de notation constituent des évaluations par des tiers particulièrement utiles pour statuer sur les opérations des entreprises et leur santé financière.
Centres d’échange des droits de propriété
Les entreprises d’Etat doivent procéder à des transactions publiques et donner des informations quand elles transfèrent des droits de propriété, notamment des fonds propres, des créances et des immobilisations. Les transferts de droits de propriété permettent souvent de pouvoir avoir accès pour la première fois à des informations concernant des entreprises non publiques. La plupart des provinces et des municipalités chinoises disposent d’un centre d’échange des droits de propriété, qui publie les détails des transactions sur des sites officiels. Beijing Equity Exchange et Shanghai United Assets and Equity Exchange traitent le plus grand nombre d’échanges, en particulier les transactions liées aux grandes entreprises d’Etat. Les informations fournies portent sur les structures de fonds propres, les données financières et les détails des transferts, ce qui offre une occasion unique d’en apprendre davantage sur des entreprises généralement peu transparentes.
Informations sur les partenariats
La communication sur les partenariats repose encore davantage sur les agences de réglementation. Les informations sur les partenariats de fonds privés peuvent être obtenues sur le site de la China Securities Investment Fund Industry Association, qui assure des fonctions de réglementation et de supervision.
Outils d’analyse professionnelle
Systèmes de terminaux financiers
Un grand nombre de bases de données commerciales ont réuni des informations sur les entreprises publiques, pour que le grand public puisse y accéder. En effet, ces informations représentent autant d’opportunités commerciales que les institutions ont beaucoup développées. De telles bases de données commerciales sont devenues extrêmement utiles pour trouver des informations.
Les terminaux financiers fonctionnent par le biais d’interfaces client (sur ordinateur ou smartphone). Wind Information, Choice et Tonghuashun iFinD sont les équivalents, en Chine, des terminaux Bloomberg. Ces plateformes proposent les mêmes fonctionnalités de base, ce qui permet de bien comprendre rapidement les informations clés sur les entreprises publiques, grâce à des données structurées et des rapports financiers visuels. Ces terminaux financiers couvrent les centres d’échanges de Shanghaï et de Shenzhen, en Chine, celui de Hong Kong, et les grandes bourses des Etats-Unis et de Londres, ainsi que des données macroéconomiques et sectorielles et des informations sur les fonds, la gestion de fortunes, les obligations et les contrats à terme. Des menus structurés de façon claire permettent aux utilisateurs d’identifier facilement les changements à la tête des entreprises, leur historique, l’évolution de leur modèle commercial, les variations des revenus et des profits, les structures de la dette et les flux de trésorerie, ainsi que les reportages dans les médias à propos des entreprises et les rapports de chercheurs. Tout cela sans avoir à télécharger de nombreux documents financiers.
Le terminal financier Wind Information domine actuellement le marché institutionnel et représente désormais la source la plus fréquemment citée par les journalistes financiers chinois en raison de la fiabilité de ses données et de son statut de référence dans le secteur. Le coût d’accès à ces plateformes varie énormément. Les comptes Wind Information (terminal unique) coûtent près de 40 000 yuans (environ 5 500 dollars) par an, et les prix affichés par Tonghuashun iFinD sont comparables. Choice Terminal est plus accessible (5 800 yuans, soit environ 800 dollars par an).
Les terminaux financiers proposent un traitement complet et structuré des données, mais récupérer des informations reste difficile, en raison notamment du format complexe des annonces faites par les entreprises publiques. Par exemple, en utilisant les terminaux financiers, il serait difficile d’effectuer une recherche rapide sur toutes les entreprises publiques chinoises qui sont en relation d’affaires avec Tesla.
Des plateformes comme Jianwei Data se distinguent en la matière, en convertissant en format texte toutes les informations sur les annonces faites par les entreprises, notamment les rapports d’évaluation en format image. Il suffit de taper “Tesla” dans le champ de recherche et l’on obtient toutes les annonces faites par les entreprises publiques qui comportent ce mot clé. Si l’on consulte les annonces faites par Shanghaï, Shenzhen et le National Equities Exchange and Quotations, les recherches sur “Tesla” donnent 14 136 résultats, avec des options de filtrage supplémentaires pour un ciblage plus précis.
Cette capacité de recherche se révèle inestimable pour les journalistes d’investigation, et ce, à plusieurs titres. En effet, en cas de manifestations sociales ou de changements de politique, les journalistes sont en mesure d’identifier rapidement les entreprises qui sont affectées. Quand des entreprises pharmaceutiques sont accusées de fraude liée à la production, les recherches peuvent révéler l’identité des contrôleurs, le volume de ventes des produits qui posent problème, et les réseaux de clients. La plateforme permet d’effectuer une recherche exhaustive sur un secteur donné en cherchant par exemple “véhicules électriques” pour analyser les tendances du secteur. Par ailleurs, les journalistes peuvent suivre l’évolution du narratif d’une entreprise en cherchant à quelle fréquence l’entreprise mentionne des secteurs d’activité particuliers ou des produits phares, ce qui est révélateur de changements en termes de positionnement stratégique, qui ne figurent pas nécessairement dans les données financières structurées.
Etant donné que Jianwei Data utilise l’extraction et le traitement de texte par l’IA, les journalistes doivent vérifier les résultats les plus importants auprès de leurs principales sources. La plateforme excelle dans l’art d’identifier des connexions et des documents pertinents, mais il arrive que le traitement automatisé interprète de façon erronée le jargon financier complexe ou qu’une subtilité lui échappe, quand un humain l’aurait saisie.
Jianwei Data propose différentes options, gratuites ou payantes, ce qui rend ce service accessible pour les journalistes indépendants et les médias de petite taille. La fonctionnalité de recherche de base est disponible pour tous les utilisateurs, tandis qu’un abonnement premium coûte environ 368 yuans (une cinquantaine de dollars) par an. La version payante offre les mêmes capacités de recherche principales, mais comprend des options détaillées de filtrage qui améliorent grandement la précision de la recherche et son efficacité, comme le montre le tableau comparatif ci-dessus. Les utilisateurs premium peuvent accéder à un nombre élevé de résultats de recherche – jusqu’à 10 000, contre 20 pour le niveau gratuit – ainsi qu’à un filtrage avancé, à des téléchargements en bloc, et à la création d’un portefeuille personnalisé d’un maximum de 5 000 entreprises.
Agrégateurs d’information commerciale
Les plateformes commerciales comme Qichacha, Tianyancha et Qixin proposent des informations exhaustives sur les structures d’actionnariat, les données financières et les relations d’affaires, en effectuant des recherches dans les communications officielles faites par les autorités.
Par exemple, si l’on enquête sur l’entreprise de média chinoise en Afrique, StarTimes, on découvre qu’elle a le soutien de StarTimes Communication Network Technology Co., Ltd. La plateforme Qichacha affiche sans peine l’intégralité de la structure de la chaîne de profits. Ces plateformes sont très performantes quand il s’agit de déterminer qui détient quelles parts, pour identifier la composition de la chaîne de profits, une démarche essentielle si l’on veut enquêter sur des opérations commerciales complexes. Les tableaux de structure des parts et les diagrammes de pénétration, qui sont générés automatiquement, permettent de gagner beaucoup de temps, plutôt que de réaliser des recherches sur de multiples entreprises, les unes après les autres, à partir des systèmes officiels.
Ces plateformes permettent d’enquêter sur des personnes physiques ou morales comme sur des entreprises, ce qui n’est pas chose aisée dans le cadre du journalisme d’investigation. Si l’on effectue une recherche directe sur le nom du représentant légal Pang Xinxing, on trouve toutes les informations ayant trait à l’entreprise associée à son nom. Cette technique comporte cependant un risque élevé d’erreur, vu la forte probabilité que plusieurs personnes aient le même nom. Les institutions commerciales ont recours à l’analyse de données pour faire la distinction entre les personnes de même nom, mais on ne peut pas être certain à cent pour cent de l’exactitude du résultat, ce qui implique des vérifications supplémentaires pour s’assurer qu’on est bien en présence d’une piste d’enquête.
Solutions d’accès et alternatives
De nombreuses bases de données commerciales utilisent des technologies de blocage géographique qui identifient et bloquent les utilisateurs internationaux, tandis que l’accès interne nécessite une vérification par le biais de numéros de téléphone chinois associés à des noms réels et certifiés, ce qui, de fait, exclut les journalistes étrangers.
Les services de VPN comme Transocks proposent des adresses IP chinoises dont la seule raison d’être est de donner accès aux plateformes du pays — une distinction cruciale, étant donné que les services de VPN ne donnent pas nécessairement l’impression que l’on se trouve en Chine afin de pouvoir consulter les bases de données commerciales chinoises. Le site marchand Taobao propose des alternatives pratiques en vendant un accès provisoire aux bases de données, notamment des inscriptions d’une semaine à Qichacha pour des projets de recherche ciblés. Des services comme eSender fonctionnent avec le système WeChat et fournissent des numéros de téléphone chinois virtuels pour permettre les vérifications de connexion.
Toutefois, aucune plateforme ne propose de service stable dans le temps. Elles mettent continuellement à jour leurs mécanismes de détection et de blocage, ce qui fait que les journalistes doivent s’informer en permanence sur les méthodes d’accès alternatives et prévoir différentes approches pour pouvoir continuer à effectuer leurs recherches.
Troisième partie : Recherches sur internet
Le système d’information de la Chine présente des défis uniques, en raison de sa Grande muraille pare-feu et de son appareil de censure sophistiqué, mais on peut trouver sur les réseaux sociaux des renseignements précieux pour enquêter malgré tout sur les entreprises chinoises et leurs activités.
Réseaux sociaux
On trouve sur les réseaux sociaux comme Weibo et Douyin des renseignements utiles pour enquêter sur les entreprises chinoises et leurs activités. Les entreprises chinoises utilisent en effet habituellement Weibo pour faire des annonces officielles et des déclarations, ou pour communiquer en temps de crise, de la même manière que les célébrités utilisent ces réseaux pour présenter des excuses publiques ou apporter des précisions suite à une couverture médiatique négative. Ces posts des entreprises sont souvent révélateurs des réactions en temps réel des entreprises à des controverses, à des partenariats d’affaires, aux déclarations de la direction et aux changements opérationnels qui n’apparaissent pas forcément dans des canaux officiels ou les bases de données commerciales.
L’intérêt que présentent les réseaux sociaux chinois pour les journalistes d’investigation devient évident quand il s’agit de faire de grands reportages internationaux. On citera à nouveau l’enquête du New York Times sur les programmes de transfert de main d’oeuvre originaire du Xinjiang. Les preuves décisives ont été apportées par des posts émis sur les réseaux sociaux par le personnel lui-même, pour documenter le processus de transfert, le travail sur la chaîne de montage à l’usine et les photos de groupes devant les dortoirs. Les journalistes ont ensuite utilisé des techniques de vérification de géolocalisation, en comparant les caractéristiques architecturales et celles des rues visibles sur ces posts avec des images satellite, des cartographies, et les photos de l’usine accessibles au public, pour confirmer les lieux où les images avaient été tournées.
Pour les journalistes qui n’ont pas de connaissances en chinois, plusieurs ressources spécialisées proposent des reportages et une veille médiatique des événements majeurs concernant les réseaux sociaux chinois. What’s on Weibo assure un suivi des contenus viraux et des tendances des réseaux sociaux, et propose une couverture détaillée de la façon dont les entreprises chinoises et les personnalités publiques sont présentes sur les réseaux sociaux et dont elles gèrent les crises. China Digital Times archive les contenus censurés et propose la traduction des discussions les plus importantes sur les réseaux sociaux, qui disparaissent ultérieurement des plateformes chinoises.
Enquête sur les plateformes
Les outils d’attribution de sites Web restent efficaces pour enquêter sur les entreprises chinoises dans l’espace des plateformes numériques, malgré les restrictions mises en place. Il est ainsi possible d’identifier les lieux d’hébergement, les propriétaires et l’infrastructure technique. Les données concernant l’enregistrement des domaines, les adresses IP inversées et l’analyse des certificats SSL sont accessibles malgré les barrières numériques en Chine, ce qui permet aux journalistes d’utiliser des méthodes fiables pour recenser les réseaux d’affaires et identifier d’éventuelles relations d’affaires passées sous silence. Le Citizen Lab de l’Université de Toronto a finalisé son Paperwall project en 2024, mettant au jour un réseau d’au moins 123 sites qui se faisaient passer pour des médias locaux basés hors de Chine tout en faisant la promotion de contenus pro-Pékin.
Il existe de nombreux guides sur les moyens d’enquêter sur les propriétaires de sites en faisant des recherches open source. Des outils de base WHOIS comme Who.is et le service de consultation GoDaddy révèlent les détails des enregistrements de domaines, les dates de création et aussi des coordonnées qui sont autant d’informations sur les structures commerciales et les tendances générales liées aux propriétaires. Quand les journalistes enquêtent sur les entreprises chinoises, ils doivent travailler sur les domaines .cn et les domaines internationaux (.com, .org) pour appréhender la présence numérique mondiale d’une cible donnée. La Wayback Machine se révèle particulièrement utile pour comprendre comment les sites des entreprises chinoises ont évolué, en mettant en évidence les changements dans leur manière de communiquer, leurs partenariats, et le domaine qui concentre leurs activités. Informations difficiles à trouver si l’on se contente de se rendre sur leur site officiel.
Certains outils comme ViewDNSinfo permettent de consulter des adresses IP inversées. Ils identifient tous les domaines relatifs à une seule adresse IP, ce qui peut indiquer des pépinières d’entreprises ou des accords de partage d’hébergement entre entreprises chinoises.
Quatrième partie : Rétro-ingénierie à travers les investissements étrangers
Les entreprises chinoises, dans leur pays, opèrent dans des conditions très réglementées en termes d’informations, mais leurs activités à l’extérieur laissent souvent beaucoup de traces écrites dans les systèmes juridiques étrangers qui mettent davantage l’accent sur la transparence. Quand des entreprises chinoises investissent dans des projets d’infrastructures en Afrique, qu’elles acquièrent des entreprises de technologie européennes ou encore établissent des filiales aux USA, elles doivent se conformer aux législations locales, qui exigent beaucoup plus de transparence que celles de la Chine.
C’est une approche particulièrement efficace pour enquêter sur les projets liés à la Nouvelle route de la soie (NRS), sur les acquisitions qui ont le soutien de l’Etat, et sur les stratégies d’expansion à l’étranger des principaux conglomérats chinois. Les autorisations d’investissements étrangers, les évaluations de l’impact environnemental, les déclarations d’entreprise et les demandes soumises aux pays concernés peuvent révéler des structures d’entreprises, des accords de financement ou des objectifs stratégiques, qui ne figurent que dans les archives chinoises.
Cette méthodologie exige d’effectuer une veille systématique de différentes bases de données internationales et des systèmes de régulation, les investissements chinois couvrant presque tous les secteurs et tous les pays. Les journalistes doivent se familiariser avec les processus de sélection des investissements dans les grandes économies mondiales, comprendre comment les entreprises chinoises structurent leurs opérations à l’étranger pour se frayer un chemin à travers les restrictions liées aux acquisitions par des étrangers, et suivre l’évolution des tendances en matière d’investissements chinois, au fur et à mesure que les tensions géopolitiques redéfinissent les flux de capitaux dans le monde.
Nous vous présentons des bases de données et des ressources clés qui permettent aux journalistes de se faire une idée globale du comportement des entreprises chinoises, de leurs priorités stratégiques, et des réseaux internationaux impliqués, ce qui serait impossible en utilisant uniquement les sources chinoises.
Plateformes de suivi des investissements
Parmi les ressources les plus exhaustives, on compte le China Global Investment Tracker de l’Institut de l’entreprise américaine, qui répertorie de manière systématique depuis 2005 les investissements chinois à l’étranger et les projets de construction pour un montant d’au moins un milliard de dollars. Il propose ainsi des données détaillées par secteur et par zone géographique, qui sont révélatrices des priorités stratégiques et des tendances en matière d’investissements. Le Belt and Road Tracker (système de suivi de la Nouvelle route de la soie) du Conseil des relations étrangères propose une veille systématique de projets liés à la NRS, notamment les informations financières, un état de mise en œuvre et une analyse stratégique qui aident les journalistes à comprendre la portée et l’évolution du programme international de développement emblématique de la Chine. La China Overseas Finance Inventory Database, une base de données de l’Institut des ressources mondiales, se concentre spécifiquement sur le financement du développement chinois pour les projets des secteurs énergétique et de l’industrie extractive dans le monde, et livre des informations cruciales sur la manière dont le capital chinois façonne l’extraction de ressources et les infrastructures énergétiques dans le monde.
La Global China Initiative, de l’Université de Boston, propose un suivi systématique par le biais de la China’s Overseas Development Finance (CODF) Database, une base de données qui a comptabilisé 6,1 milliards de dollars sur 20 nouveaux prêts souverains en 2024, dans la moyenne des trois années précédentes (6,2 milliards sur 24 prêts annuels). Ce sont des données de base cruciales si l’on veut comprendre les flux financiers soutenus par l’Etat en Chine, et dont la rigueur académique complète les systèmes de suivi axés sur la politique générale.
The People’s Map of Global China est une autre plateforme en libre accès qui agrège les profils des pays, les données sur les projets, les informations sur les entreprises et les évaluations de l’impact des activités internationales de la Chine, données produites par des chercheurs du monde entier. Cette archive exhaustive sur l’empreinte de la Chine dans le monde est mise à jour en permanence pour refléter l’évolution des tendances.
Bases de données réglementaires et d’entreprises
La base de données EDGAR de la Commission américaine des titres et de la Bourse (Securities and Exchange Commission, SEC) est une ressource essentielle pour comprendre les opérations des entreprises chinoises, par le biais de dépôt de valeurs mobilières américaines, qui révèlent ainsi les filiales, les relations financières et les détails que les entreprises chinoises doivent transmettre pour accéder aux marchés américains. Les entreprises chinoises utilisent généralement des structures d’entreprise à détenteurs de droits variables (EDDV) ou des accords de sociétés d’acquisition à vocation spécifique (SAVS) pour échapper aux restrictions relatives aux acquisitions par des étrangers quand les entreprises sont cotées aux USA, et toutes ces informations de nature structurelle doivent être communiquées lorsque les entreprises déposent leur demande.
En consultant le site britannique Companies House, les journalistes peuvent trouver des structures de propriété détaillées et les déclarations financières des entreprises chinoises opérant en Grande-Bretagne, qui contiennent souvent des informations sur leurs opérations européennes et leurs réseaux d’entreprises. L’Autorité européenne des marchés financiers offre un accès aux prospectus et aux déclarations réglementaires des entreprises chinoises qui accèdent aux marchés financiers européens, ce qui permet de mieux comprendre comment ces entreprises structurent leur expansion à l’international.
Ressources pour les secteurs spécialisés
Global Energy Monitor, une ONG qui a son siège à San Francisco, répertorie les projets de combustibles fossiles et d’énergie renouvelable dans le monde par le biais de multiples bases de données spécialisées qui peuvent être utilisées pour suivre le rôle que joue la Chine dans le développement mondial d’infrastructures énergétiques.
La China Africa Research Initiative, de l’Université Johns Hopkins, propose des données exhaustives sur les investissements directs étrangers (IDE) Chine-Afrique, leurs échanges commerciaux, leurs contrats, les investissements dans l’agriculture, l’aide extérieure et la main d’oeuvre chinoise dans les pays africains, ce qui permet d’en savoir plus sur la portée et les modalités de la présence chinoise sur le continent africain.
Bases de données sur les sanctions et la conformité
La liste de sanctions du Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Office of Foreign Assets Control, OFAC) du Trésor américain comprend les justifications détaillées et les informations sur les réseaux d’entreprises qui concernent les entreprises chinoises. On y trouve souvent des historiques complets sur les relations d’affaires et les manquements présumés. Le EU sanctions tracker propose un point de vue européen sur les entreprises chinoises soumises à des restrictions. Il offre souvent des historiques ainsi que des arguments qui viennent en complément de la documentation américaine.
Les bases de données sur les contrôles des exportations du Ministère du commerce américain et autres agences répertorient les restrictions qui touchent les entreprises chinoises. Elles sont révélatrices des craintes relatives au transfert de technologies et des relations d’affaires qui mettent en lumière la dynamique de concurrence en matière de stratégie. La Entity List du Bureau américain de l’industrie et de la sécurité (Bureau of Industry and Security, BIS), la principale base de données, contenait quelque 600 entreprises chinoises en 2022, notamment des entreprises et des organismes de recherche actifs dans les domaines de la technologie militaire, de la 5G, de l’IA et autres technologies de pointe. La Consolidated Screening List (CSL), également gérée par le Ministère du commerce américain, propose un outil de recherche exhaustive qui vient en renfort des onze listes de sélection des exportations des Ministères du commerce, du Département d’Etat State et du Trésor, ce qui permet aux journalistes de contrôler efficacement les entreprises chinoises dans de nombreuses situations restrictives.
Ces ressources permettent aux journalistes de se faire une idée précise du comportement des entreprises chinoises, des priorités stratégiques, et des réseaux internationaux, ce qui serait impossible en utilisant uniquement les sources chinoises.
Cinquième partie : Pratiques optimales méthodologiques
Avoir recours à de multiples sources
Enquêter sur les entreprises chinoises nécessite d’avoir recours à de multiples sources d’information pour avoir une bonne vue d’ensemble. En effet, il n’existe pas de base de données ou de plateforme qui propose une couverture exhaustive. En raison de la nature fragmentée et de plus en plus restreinte des sources d’information chinoises, les journalistes doivent adopter des approches systématiques qui intègrent des documents officiels, des archives commerciales, des contenus de réseaux sociaux et des reportages internationaux, pour compenser l’intérêt trop limité des sources uniques. Cette méthodologie dite de triangulation se révèle cruciale dans le cadre d’enquêtes sur des entreprises qui opèrent dans les sphères chinoise et internationale, où des réglementations différentes impliquent des niveaux de transparence variables.
Quand on utilise la méthodologie de triangulation, il est fondamental de bien comprendre que certains types d’informations sont plus fiables ou plus biaisés que d’autres. Les déclarations officielles des autorités chinoises et les déclarations réglementaires doivent être considérées comme faisant autorité pour les structures légales et les relations formelles, mais elles peuvent omettre de mentionner les véritables propriétaires et les réalités opérationnelles. Les bases de données commerciales comme Qichacha ou Tianyancha proposent quant à elles des réseaux d’entreprises détaillés, mais peuvent ne laisser apparaître que les relations d’entreprises enregistrées, plutôt qu’un contrôle fonctionnel. Les bases de données sur le commerce international comme Orbis permettent de faire des recoupements, ce qui est très utile, mais elles contiennent souvent des informations incomplètes sur les filiales et les entreprises associées chinoises.
Quand leurs sources leur donnent des informations contradictoires, les journalistes doivent accorder la priorité aux témoignages qui peuvent être vérifiés de plusieurs manières. Par exemple, si un dépôt auprès de la Bourse de Shanghaï indique des pourcentages de participation différents de ceux qui figurent sur un plan comptable de Qichacha, recouper les informations avec les déclarations réglementaires de Hong Kong, avec les archives des entreprises de Singapour ou avec les documents de la SEC peut vous aider à éliminer les incohérences et à déterminer la structure de propriété.
En 2024, le groupe de journalistes d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a mené une enquête nommée Dubai Unlocked. Soixante-quinze médias ont collaboré pour analyser les registres de biens qui avaient fait l’objet de fuites au Département foncier de Dubaï. A partir de ces informations à caractère personnel, un reportage a mis au jour un réseau de plusieurs systèmes juridiques — ceux de la Chine, de Singapour et des Emirats arabes unis— par le biais desquels des entreprises chinoises passaient par des structures offshore pour déplacer des actifs. Cette méthodologie utilisant plusieurs systèmes juridiques illustre comment la triangulation peut fonctionner en pratique, quand on enquête sur des entreprises qui dissimulent délibérément leurs opérations au sein de multiples cadres réglementaires.
Stratégies d’archivage et de sauvegarde
Etant donné qu’il est fréquent que les contenus en ligne chinois disparaissent, les journalistes doivent aussi acquérir, en plus de leurs méthodologies d’enquête, des pratiques d’archivage systématique. En raison de la nature éphémère des contenus numériques chinois — liée à la censure, à la volonté d’une entreprise de s’amender, ou aux modifications d’une plateforme — les techniques de sauvegarde sont souvent déterminantes pour que des preuves capitales restent disponibles pour vérification et publication.
The Wayback Machine est un outil particulièrement utile pour accéder à différentes versions historiques des sites et pour suivre l’évolution des communications d’une entreprise ou celle des documents officiels publiés par les autorités. En effet, la couverture par Internet Archive des sites chinois est toujours inconséquente, en particulier pour les contenus qui nécessitent une identification ou sur les plateformes qui bloquent les personnes qui effectuent des recherches. En plus de Wayback Machine, les journalistes peuvent faire des recherches avec Archive.today, qui capte souvent des contenus qui échappent à Internet Archive et permet d’archiver plus rapidement des documents soumis à des contraintes de temps.
En plus des services d’archivage automatisés, les journalistes doivent utiliser des techniques de sauvegarde instantanées quand ils trouvent des informations pertinentes. En faisant des captures d’écran de pages entières qui comprennent un horodatage et des URL, ils détiennent des preuves visuelles qui perdureront, même si les contenus sont supprimés ultérieurement. Pour ce qui est des contenus des réseaux sociaux, les journalistes doivent conserver non seulement les posts eux-mêmes, mais aussi les indices de popularité, les profils des utilisateurs et les commentaires, qui donnent une idée de leur portée et de la manière dont ils sont perçus. Les contenus vidéo nécessitent une sauvegarde particulièrement vigilante. En effet, des plateformes comme Weibo et WeChat suppriment fréquemment les images probantes d’une enquête dans les heures qui suivent leur diffusion. Le 404 Archive project du China Digital Times, par exemple, contribue de manière systématique, davantage que la plupart des autres médias, à conserver les contenus chinois censurés. Cette archive contient des milliers d’articles, de posts sur les réseaux sociaux et de documents officiels qui ont été supprimés des plateformes chinoises. Ce projet est inestimable pour suivre l’évolution du discours officiel que la censure aurait voulu supprimer à tout jamais.
Travail en collaboration avec les partenaires locaux
Il est essentiel de collaborer avec des journalistes locaux pour avoir accès au savoir local et aux subtilités linguistiques. Les journalistes sinophones sont en mesure de comprendre certaines nuances dans les déclarations d’entreprises, les posts sur les réseaux sociaux et les documents officiels qui échappent souvent aux outils de traduction automatisée. Les journalistes locaux connaissent aussi les contextes culturels qui influencent le comportement des entreprises, les tendances en termes d’application de la réglementation, et la signification des remaniements de personnel ou des orientations politiques auxquels des journalistes étrangers pourraient ne pas accorder d’importance.
Pour travailler avec des sources et des journalistes chinois, il faut comprendre les niveaux de risque variables et les conditions sécuritaires qui façonnent la manière dont l’information peut être recueillie et partagée. Les journalistes chinois, qu’ils soient en Chine continentale ou à Hong Kong, ou encore membres de la diaspora, courent des degrés différents de risques judiciaires et professionnels quand ils enquêtent sur des sujets sensibles qui concernent le monde des affaires ou les autorités. Les journalistes qui se trouvent en Chine continentale travaillent dans un environnement des plus contraignants, où le fait d’enquêter sur certaines entreprises ou certains responsables politiques peut conduire à la détention, à la perte d’emploi ou à des pressions sur des proches. Les journalistes à Hong Kong font face à des restrictions croissantes depuis l’application de la loi de 2020 sur la sécurité nationale, tandis que certains journalistes de la diaspora voient leurs proches subir des pressions ou ont ensuite des difficultés pour obtenir un visa.
Pour collaborer de façon efficace, il faut tout d’abord mettre en place des canaux de communication sûrs, avant de commencer à faire un travail de fond. Signal, ProtonMail et autres plateformes cryptées offrent un certain degré de protection, mais les journalistes peuvent aussi utiliser le navigateur Tor et des VPN quand ils consultent des sites chinois ou lorsqu’ils communiquent avec des sources en Chine continentale.
Traduction de l’anglais : Béatrice Murail
Chu Yang est journaliste et documentaliste, spécialiste des médias numériques chinois et de la diaspora chinoise. En sa qualité de Coordinatrice de projet au China Media Project et d’Analyste Chine à l’Association for International Affairs (AMO), elle dirige une initiative de développement des compétences pour les journalistes sinophones dans le monde et analyse la manipulation de l’information qui a pour cible les membres de la diaspora dans le cadre du projet Horizon Europe RESONANT financé par l’Union européenne. Elle a travaillé avec de grands médias chinois comme Caixin, et elle a été à l’origine de plusieurs initiatives originales, notamment The Newcomers, une plateforme numérique en chinois qui sert la diaspora européenne. Chu Yang est aussi la co-fondatrice du Cenci Journalism Project, que l’hebdomadaire britannique The Economist a décrit comme l’initiative de médias citoyens la plus probante en Chine.




















