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Comment assurer sa sécurité quand on enquête sur la traite des êtres humains

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Enquêter sur la traite des êtres humains en assurant sa sécurité

Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, des hommes, des femmes et des enfants de tous âges et de tous horizons peuvent être victimes de la traite des êtres humains. Image : Shutterstock

Des journalistes d’investigation, ayant enquêté au Qatar sur le travail forcés de migrants sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 et sur le parcours des migrants subsahariens se rendant en Libye puis en Italie, donnent leurs conseils pour enquêter sur la traite des êtres humains sans négliger sa sécurité ou celle de ses sources.

« Enquêter sur la traite des êtres humains, c’est enquêter sur des faits de nature criminelle », rappelle Annie Kelly du Guardian, qui a coordonné une série de reportages sur l’esclavage, la traite et l’exploitation du travail à l’époque moderne, notamment au Qatar, en vue de la Coupe du monde 2022. « Vous avez affaire à une industrie criminelle, cela présente donc des risques pour vous-même et pour vos sources sur place, ainsi que pour toute personne avec qui vous collaborez. »

S’exprimant dans le cadre d’un webinaire organisé par JournalismFund.eu, Annie Kelly et Ian Urbina, fondateur de l’organisation à but non lucratif Outlaw Ocean Project, qui rend compte de l’exploitation des travailleurs et de la pollution de l’environnement en haute mer, ont évoqué leurs enquêtes respectives sur la traite des êtres humains. Ils ont également abordé les problèmes de sécurité auxquels ils ont dû se confronter.

Les deux journalistes ont réalisé et coordonné des reportages sur l’exploitation du travail dans les chaînes d’approvisionnement, l’esclavage moderne transfrontalier et la traite des êtres humains. Leurs enquêtes mettent en lumière le vrai coût de la mondialisation.

Enquêter sur la traite des êtres humains en assurant sa sécurité

Ian Urbina, fondateur du projet Outlaw Ocean. Image : reproduite ici avec l’accord d’Outlaw Ocean

“Nous avons tâché d’examiner en profondeur les objets dont nous nous servons tous, que nous consommons tous, que nous portons tous, de raconter l’histoire des personnes au départ de ces chaînes d’approvisionnement afin de montrer comment l’exploitation par le travail et la traite des êtres humains… prospèrent au sein des systèmes en place,” a raconté Annie Kelly.

Ce genre d’enquête au long cours peut durer des mois. Afin de réduire au maximum le risque qu’encourent les journalistes et leurs sources, il est important de minutieusement planifier l’investigation en amont. Malgré ces préparatifs, enquêter sur ces activités forcément imprévisibles reste dangereux.

« En réalité, tout change lorsque vous arrivez sur le terrain en fonction des sources dont vous avez besoin », a ainsi expliqué Ian Urbina. Son équipe a pourtant passé des mois à planifier des reportages de terrain, démarche essentielle pour assurer la sécurité des journalistes.

Ian Urbina a détaillé les démarches entreprises par son équipe lors d’un reportage sur le parcours des migrants subsahariens se rendant d’abord en Libye puis à Lampedusa, en Italie. Il conseille notamment de :

  • Diviser les journalistes en équipes complémentaires : Pour son enquête, le projet The Ocean Outlaw a ainsi créé une équipe « sur terre », qui s’est intéressée aux centres de détention de migrants libyens et à la mort d’un migrant dans l’un de ces centres, et une autre « en mer », qui a effectué un embarquement de cinq semaines à bord d’un navire affrété par l’ONG Médecins Sans Frontières.
  • Planifier l’itinéraire et les plans d’évacuation : Ian Urbina a expliqué que les réunions de travail préalables au reportage de terrain avaient pour but de prévoir des itinéraires au jour le jour et d’évaluer les risques encourus à chaque étape du voyage. Une fois l’évaluation des risques terminée, l’équipe a mis en place des protocoles d’urgence en cas d’arrestation ou de détention (numéros d’urgence, sources utiles sur place comme à l’étranger).
  •  Rester en contact au quotidien : l’équipe embarquée s’était engagée à contacter l’équipe terrestre par téléphone satellite toutes les six à 12 heures. Grâce au personnel travaillant à distance depuis différents pays, deux personnes était disponibles à toute heure du jour et de la nuit pour communiquer avec l’équipe en mer. 
  •  Créer un registre de numéros d’urgence : Ian Urbina et son équipe ont passé du temps à mettre à jour un « registre unique contenant tous les numéros de téléphone à contacter pour telle ou telle urgence, dans tel ou tel scénario, en expliquant à chaque fois le domaine de compétence du contact”, a-t-il expliqué. Cette liste comprenait des contacts au sein de la Maison Blanche, du Congrès des Etats-Unis et des forces de l’ordre. On y trouvait également des contacts régionaux et nationaux dans des organisations fiables telles que la Croix-Rouge, Human Rights Watch et Amnesty International.
  •  Connaître la police d’assurance de tous les participants : les journalistes doivent impérativement s’assurer et comprendre l’assurance à laquelle ils souscrivent, conseille Ian Urbina. Il faut également assurer l’équipement coûteux que vous apportez avec vous sur le terrain. Veillez à obtenir une couverture médicale et une protection d’équipement appropriées, et apprenez comment faire des réclamations.

Quels que soient vos préparatifs, enquêter sur la traite des êtres humains présente forcément des risques, a rappelé Ian Urbina : « Plus l’endroit où vous allez est compliqué, plus il est difficile d’adhérer à ces listes [de protocoles de sécurité] ».

Étant donné que la plupart des reportages du projet Outlaw Ocean sont réalisés en haute mer, ces protocoles se heurtent à des défis constants. L’absence de réseau téléphonique peut ainsi mettre à mal les communications programmées.

Enquêter sur la traite des êtres humains en assurant sa sécurité

Des migrants secourus au large des côtes libyennes à bord d’un navire de sauvetage de Médecins sans frontières. Image : Ed Ou, reproduite avec l’accord de The Outlaw Ocean Project

Rester en sécurité en reportage 

Il vaut mieux ne pas attirer l’attention sur soi dès le départ. Cela dit, votre statut de journaliste peut vous prémunir contre certains dangers : « Si possible, entrez avec une accréditation », conseille Annie Kelly.

En 2013, le journaliste du Guardian Pete Pattisson a enquêté sur l’utilisation par le Qatar de travailleurs forcés dans le cadre de la préparation de la Coupe du monde 2022. Annie Kelly et son équipe ont aidé à protéger Pattisson et ses sources – des personnes vulnérables forcées de travailler et de vivre dans des camps de migrants – pendant le séjour du journaliste au Qatar.

Annie Kelly profile picture

Annie Kelly du Guardian. Capture d’écran

Puisque ce sujet n’avait pas encore fait l’objet de nombreux reportages, Pete Pattisson jouissait encore d’une sécurité “relative” lorsqu’il a commencé à enquêter sur place. Il est entré dans le pays avec son propre passeport en tant que touriste, pour éviter d’attirer l’attention du gouvernement.

Le but était de maintenir son anonymat ainsi qu’une totale liberté de mouvement, a expliqué Annie Kelly. Aux journalistes travaillant dans des conditions similaires, elle prodigue les conseils suivants :

  • Ne pas s’attardez : se déplacer rapidement d’un endroit à l’autre peut permettre aux journalistes de passer inaperçus. Dans le cas du reportage au Qatar, le journaliste n’a jamais passé plus de 45 minutes au même endroit, pour éviter d’attirer l’attention sur lui.
  •  Évaluer l’accessibilité routière : dans l’évaluation des risques avant le départ de Pattisson, l’équipe s’est assurée que les camps de travail qu’il visiterait étaient accessibles par la route. Chaque fois que le journaliste se rendait dans un camp, il prévenait une personne de confiance au Qatar et une autre en dehors du pays.
  • Modifier régulièrement le lieu et l’horaire des rencontres : Annie Kelly suggère de ne rester dans le même hôtel plus de deux jours d’affilée, et de rencontrer ses sources à des endroits et horaires différents.
  • Utiliser des téléphones portables prépayés : le fait de changer fréquemment de carte SIM peut aider à sécuriser vos communications.

Chantier d’un stade de football à Doha, au Qatar, en vue de la Coupe du monde 2022. Image : Shutterstock

Pete Pattisson a également communiqué avec sa rédactrice en chef, Annie Kelly, deux fois par jour. Avant son déplacement, l’équipe avait contacté des ONG locales et internationales pour assurer une bonne communication pendant son séjour au Qatar.

Ian Urbina a partagé quelques conseils supplémentaires pour rester en sécurité lors de l’enquête de terrain :

  • Porter un dispositif de repérage par satellite : Si vous en avez les moyens, envisagez d’acheter un dispositif de localisation par satellite. Tous les membres du Outlaw Ocean Project portent de petits dispositifs de repérage Garmin attachés à leur ceinture. Ceux-ci sont reliés par satellite et disposent d’un code SOS à déclencher en cas d’urgence.
  • Les objets à avoir sur soi en permanence : Les reporters de l’équipe en mer ont toujours sur eux de la monnaie locale en espèces, leur passeport, une carte d’identité et des copies d’une carte plastifiée contenant des informations essentielles à leur sujet. Ces cartes répertorient les allergies et le groupe sanguin de chaque journaliste ainsi que d’autres informations vitales en cas d’urgences sanitaires. Les journalistes les dissimulent sous la semelle de chacune de leur chaussure et dans des compartiments secrets de leur sac à dos. Ce kit est important au cas où les reporters seraient séparés ou leurs effets personnels confisqués.
  • Évaluer quotidiennement ses objectifs et son niveau de sécurité : Il est important de se parler chaque jour des objectifs pour le lendemain. L’équipe s’adapte aux conditions de travail au fur et à mesure de son enquête, et elle modifie son itinéraire au besoin. Chaque journaliste doit être à l’aise avec le plan pour chaque journée et doit pouvoir s’absenter si ce n’est pas le cas.

Faire confiance à son instinct

Les deux journalistes ont souligné l’importance de faire confiance à son instinct en matière de sécurité personnelle, de sortir des situations où l’on se sent mal à l’aise, même si la nature du danger n’est pas évidente.

Ils conseillent aux journalistes de suivre ces règles de base lorsqu’ils réalisent des interviews :

  •       Éviter de programmer des entretiens la nuit et dans des bars ou des cadres où les gens boivent de l’alcool.
  •       Entrer, sortir. Ne passez pas des heures au même endroit. Plus vous restez longtemps quelque part, plus vous courez le risque que des personnes remarquent votre présence et interviennent.
  •       Ne pas rencontrer les victimes de la traite d’êtres humains à leur domicile ou sur leur lieu de travail. Annie Kelly et Ian Urbina recommandent de parler à des arrêts de bus, au restaurant ou à d’autres endroits sûrs, loin de l’environnement quotidien de la victime.
  •       Avoir une couverture. Lors de reportages en mer, Ian Urbina recommande de faire quelque chose d’utile sur le navire tout en parlant à sa source, afin que l’interview passe inaperçue. « Bizarrement, cette couverture pourrait s’avérer utile plus tard », a déclaré Ian Urbina. Annie Kelly a ajouté qu’un journaliste au Qatar a même mené des interviews sur un manège pour cacher le fait qu’il était en reportage. 

Ian Urbina recommande de garder une trace de vos sources pour leur propre bien-être, ainsi que pour votre journalisme. Si une source ne souhaite pas donner son numéro de téléphone, demandez-lui si elle pourrait vous mettre en relation avec un proche qui pourrait servir d’’intermédiaire à l’avenir.

Enquêter à la maison

Enquêter sur la traite des êtres humains dans votre propre pays pose un défi supplémentaire : vous n’avez pas la possibilité de partir, comme le ferait un journaliste étranger, une fois l’enquête publiée.

« Assurez-vous d’avoir des supérieurs hiérarchiques qui vous soutiennent et soutiennent vos enquêtes », a conseillé Annie Kelly. Elle recommande également de s’associer à une organisation plus grande – voire internationale – capable de vous venir en aide.

Acquérir une visibilité publique via les réseaux sociaux peut également s’avérer utile.

« Là où les reporters de passage ont le net avantage de pouvoir s’en aller, je pense que les reporters basés sur place peuvent et doivent penser à forger des relations à long terme avec des personnes puissantes dans le pays », a conseillé Ian Urbina.

On peut ainsi établir un lien de confiance avec des agents de police, des avocats et tout autre personne qui serait en mesure de vous protéger pendant la réalisation d’une enquête au long cours.

Enfin, pour pouvoir travailler en toute sécurité, il est essentiel de comprendre les lois de votre pays, en particulier les lois relatives aux médias et à la responsabilité juridique.

An Indonesian patrol ship called the Macan chases several Vietnamese fishing ships in contested area of the South China Sea

Ian Urbina à bord du Macan, un navire de patrouille indonésien, alors que celui-ci poursuivait plusieurs navires de pêche vietnamiens dans une zone contestée de la mer de Chine méridionale. Image : reproduite avec l’accord d’Ian Urbina

Journalisme ou militantisme ? Que devez-vous à vos sources

Les deux intervenants ont expliqué que les journalistes ont aujourd’hui une conception différente de leur responsabilité envers leurs sources que par le passé. Il est désormais courant de rester en contact avec ses sources après la parution d’une enquête, ce qui peut brouiller la frontière entre journalisme et militantisme.

« Vous savez, je pense que ce suivi n’était pas bien vu il y a 25 ans », a déclaré Ian Urbina. « Il y avait une séparation beaucoup plus nette entre journalisme et ‘activisme’. Maintenant on trouve cela normal, voire indispensable, de penser à ce qui va arriver aux sources – qu’elles soient citées nommément ou non – après la parution de l’enquête.”

Les journalistes d’investigation du Guardian s’interrogent également sur ce qu’ils doivent à leurs sources. Les rédacteurs en chef et les reporters de terrain se parlent tout au long de l’enquête pour déterminer la meilleure marche à suivre et ils suivent certaines précautions de base.

« Nous voulons que nos papiers soient aussi stimulants que possible, sans pour autant révéler aucun élément qui pourrait permettre d’identifier les travailleurs qui nous ont parlé », a déclaré Annie Kelly. « Si nous parlons à des travailleurs intérimaires, notamment dans des usines, nous nous assurons qu’ils puissent rester anonymes. »

Annie Kelly explique que son équipe va plus loin que la charte éditoriale du Guardian dans la protection de ses sources : si nécessaire, elle garantit l’anonymat et supprime toute information concernant la famille, le domicile ou l’agence pour laquelle travaille la source.

Il faut rester fidèle au témoignage de vos sources, a rappelé Annie Kelly, mais aussi penser à l’impact de votre reportage sur leur vie. Pour bien protéger ses sources il faut savoir gérer leurs attentes, en leur expliquant à la fois les conséquences négatives que pourrait avoir votre enquête et ce qu’on peut en espérer.

Ian Urbina recommande « d’avoir une conversation vraiment directe et franche dès le départ avec votre source sur l’usage que vous comptez faire de l’information, et sur l’impact que pourrait avoir votre enquête ».

Enfin, a noté Annie Kelly, il est toujours bon de se demander : “Ce sujet vaut-il le risque que j’encoure et qu’encourent mes sources ?”

Regardez le webinaire complet ci-dessous:

Resources complémentaires

Ressources pour enquêter sur les réseaux de traite humaine

Couvrir l’esclavage : les conseils des pros

Conseils et ressources pour enquêter sur les personnes disparues et le crime organisé


Smaranda Tolosano, journaliste indépendante franco-roumaine, est coordinatrice éditoriale de GIJN pour les partenariats et les traductions. Elle a vécu et réalisé des reportages aux États-Unis, en France, au Canada et au Maroc. En 2016-17, elle a couvert les derniers jours du plus grand camp de réfugiés de France, la « Jungle » de Calais.

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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