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Comment enquêter sur des situations traumatisantes comme la pandémie de COVID-19

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Les journalistes sont des témoins privilégiés qui interrogent des victimes de traumatismes. Photo : Engin_Akyurt/ Pixabay

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment les journalistes qui couvrent des situations traumatisantes comme celle de Covid-19 ou autres tragédies et interviewent des personnes touchées par ces événements peuvent préserver leur propre santé mentale tout en évitant de causer de dommages supplémentaires aux victimes.

Les journalistes qui couvrent des crises, des tragédies ou des catastrophes et interviewent des personnes touchées par ces événements sont confrontés à une tâche complexe : ne pas causer de dommages supplémentaires aux victimes tout en prenant soin de leur propre santé mentale.

Le Dart Center est l’une des principales organisations de référence au niveau international en matière de gestion de traumatisme dans le journalisme. Lors de la 11eme Conférence internationale sur le journalisme d’investigation, Dr Cait McMahon, directrice du Dart Center pour l’Asie et le Pacifique, a évoqué les problèmes psychologiques auxquels les journalistes d’investigation peuvent être confrontés dans le cadre de leur travail ainsi que les moyens de les minorer. En mars 2020, le GIJN s’est également entretenu avec le directeur exécutif du Dart Center, Bruce Shapiro, et Dr McMahon sur la manière dont leurs directives en matière de gestion des traumatismes lors des reportages s’appliquent à l’actuelle pandémie mondiale due au nouveau coronavirus.

Lors d’une catastrophe naturelle ou d’une flambée de violence, le journaliste – comme le psychothérapeute – endosse souvent le rôle de témoin privilégié, qui peut parfois vivre une horreur, une rage et un désespoir presque semblables à ceux de la victime, déclare Dr McMahon. De fait, le journaliste risque de subir des dommages psychologiques dans trois étapes différentes de son travail : premièrement, en tant que témoin ou participant à l’événement ; deuxièmement, en communiquant avec les victimes et en faisant preuve de compassion à leur égard ; et troisièmement, en racontant leur histoire, donc en permettant au vécu des victimes d’atteindre le public à travers eux.

Dr. Cait McMahon, Directrice du Centre Dart pour l’Asie et le Pacifique. Photo: Olga Simanovych

Quoique les risques encourus puissent être sensiblement les mêmes, la pandémie actuelle due au COVID-19 diffère fondamentalement d’un événement traumatique comme un tsunami ou une explosion à la bombe, affirme Dr McMahon : « C’est un phénomène rampant et invisible que tout le monde vit en même temps dans le monde entier… nous sommes tous dans le même bateau pour le meilleur et pour le pire. »

« Ce n’est pas comme si vous alliez réaliser un reportage sur quelque chose qui est arrivé à quelqu’un d’autre, que vous auriez pu avoir vécue ou pas » ajoute-t-elle. « Nous avons tous notre propre expérience en ce moment particulier et nous faisons tous partie de l’histoire, bien qu’à des degrés différents. En conséquence, les journalistes doivent être plus à l’écoute de leurs angoisses personnelles et de celles des personnes qu’ils interrogent. »

Dr McMahon et Shapiro conseillent aux journalistes d’adopter les stratégies suivantes en matière de santé mentale avant, pendant et après avoir abordé des sujets traumatisants, similaires à ceux liés à la couverture de la pandémie due au COVID-19.

L’avant : se préparer à un reportage potentiellement traumatisant

N’attendez pas d’être déjà plongé dans l’enquête et d’être susceptible d’être épuisé par votre sujet et submergé par les émotions. Élaborez à l’avance un plan d’action que vous pourrez suivre une fois l’enquête en cours.

Plan d’action à suivre durant votre enquête 

  • Définissez la chronologie de votre enquête. Décidez du moment où vous ferez la partie la plus difficile de votre travail, par exemple le matin, lorsque vous êtes le plus productif et plein d’énergie.
  • Faites des pauses.
  • Prévoyez les moments qui nécessiteront une immersion profonde dans le sujet ou des entretiens en profondeur.
  • Effectuez la partie du travail d’enquête la plus émotionnellement intense  assez tôt, lorsque vous êtes le moins fatigué.
  • Ne parcourez pas des contenus traumatisants avant d’aller vous coucher.
  • Veillez à prévoir des périodes régulières de sommeil, de repos, et de loisirs comme la natation, le yoga ou des rencontres amicales.
  • Connaissez vos limites, vos déclencheurs émotionnels et vos points faibles.
  • Evaluez les risques psychologiques autant que ceux physiques avant de commencer un travail exigeant sur le plan émotionnel.
  • Mettez votre emploi du temps à jour si les circonstances l’exigent afin de ne manquer aucune échéance, ce qui causerait un stress supplémentaire.

« Le cerveau a besoin d’un temps de récupération après avoir été soumis à du stress pour ne pas être submergé », souligne Shapiro. « Il est important d’agencer votre emploi du temps, ne serait-ce que pour y intégrer les actions positives quotidiennes ».

Faites régulièrement des auto-examens psychologiques. Dr McMahon fait remarquer que si vous avez récemment été soumis à du stress, vous êtes potentiellement vulnérable. Prenez en compte non seulement les expériences récentes mais aussi les chocs psychologiques plus anciens. Les événements dramatiques, les conflits intergénérationnels et les traumatismes personnels qui ont eu un impact sur vous ou sur les personnes qui vous sont chères, toutes ces épreuves passées peuvent affecter votre présent. Ainsi, au cours d’un entretien, vous pouvez ressentir l’affliction d’une victime de manière plus aiguë. C’est un catalyseur potentiel qui peut faire resurgir votre propre traumatisme sous forme de flashbacks ou de sentiments intenses de tristesse, d’anxiété ou de crises de panique. Connaissez vos déclencheurs émotionnels : vous devez être conscient des sujets qui pourraient provoquer en vous des souvenirs ou des émotions trop intenses.

Dr McMahon suggère de suivre cette ébauche de checklist. Elle regroupe les questions à se poser avant de planifier un entretien important.

Checklist d’évaluation des risques psychologiques

Suis-je en capacité de faire face moralement à l’anxiété et à la détresse des personnes que je vais rencontrer ? Oui Non
Ai-je récemment eu des problèmes émotionnels ou psychologiques ?
Ai-je récemment eu à faire face à des deuils ?
Mes proches ont-ils des problèmes de santé ?
Ai-je dû modifier mes plans en raison de difficultés familiales, de disputes ou de maladies?
Est-ce que je me sens plus vulnérable que d’habitude ?
Suis-je en bonne santé physique ?

Les journalistes qui se sentent vulnérables et anxieux en raison des mesures de distanciation sociale ou d’autres perturbations dans leur vie personnelle causées par la crise pandémique doivent être conscients de leurs déclencheurs émotifs intimes et rechercher des liens sociaux solides autant que du soutien.

Techniques de résilience pour des reporters dans un contexte de distanciation sociale

  • Accordez une attention particulière à l’agencement et aux contours de votre journée de travail.
  • Recherchez les occasions de positivité, à travers l’humour ou la solidarité sociale par exemple.
  • Analyser attentivement votre travail : avoir un sens clair du but visé et de l’éthique poursuivi est utile dans nos choix quotidiens et nous permet de nous sentir à l’aise.
  • Ayez pour objectifs des succès réalisables tant sur le plan personnel que professionnel.

La préparation physique est également cruciale pour couvrir des crises comme celle de l’épidémie de COVID-19, notamment en se procurant des masques, des gants et du gel désinfectant pour les mains, l’équipement et les surfaces de travail. Dr McMahon fait remarquer que certains journalistes peuvent se sentir mal à l’aise ou claustrophobes à l’idée de porter des équipements de protection en raison d’un traumatisme antérieur. Dans ce cas ils doivent en aviser leur hiérarchie.

Pendant l’enquête sur un contenu traumatisant

En raison des mesures de protection contre le COVID-19, vous devrez peut-être limiter les entretiens en face à face pour votre sécurité et celle de vos interlocuteurs. Dr McMahon conseille un contact visuel plus intense qui peut aider à compenser la distance physique. Les rapports purement virtuels peuvent toutefois être source de désarroi chez certaines personnes.

Le traumatisme psychologique affecte avant tout votre état physique. Apprenez à détecter vos réactions physiques aux situations traumatisantes. N’oubliez pas que les journalistes ne font pas exception à ces règles, exhorte Dr McMahon. Elle leur conseille d’apprendre à se connaître, à reconnaître leurs réactions et, surtout, à les anticiper.

Réactions corporelles au traumatisme

  • Votre corps entre en état d’alerte, comme si vous étiez en danger. Les mécanismes de défense s’activent, affectant de fait votre système nerveu.
  • Vous ressentez douleur et détresse. Et c’est normal.
  • Vous ressentez une réaction à la fois physiologique et psychologique.

Si vous ressentez des palpitations cardiaques, une accélération de votre pouls, une transpiration excessive, des envies de pleurer ou même des douleurs physiques, les psychologues conseillent de prendre des mesures supplémentaires pour vous protéger.

Mesures d’autodéfense psychologique

Si vous vous sentez dépassé par les évènements, faites de l’exercice physique. Photo : Olga Simanovych

 

  • Faites une pause et respirez profondément.
  • Prenez du recul. Quittez la pièce si possible, au moins pour un court instant. Faites un peu d’exercice physique : sautez ou courez sur place. Le mouvement et le changement de lieu peuvent vous aider à retrouver votre état normal.
  • Si vous ne pouvez pas quitter la pièce, changez de position corporelle. Veillez à vous asseoir aussi confortablement que possible et à redresser votre colonne vertébrale. Evertuez-vous à sentir votre corps. Dans les moments d’inconfort psychologique, nous croisons souvent les jambes ou nous tordons les mains inconsciemment. Étirez vos membres, décontractez vos muscles et relaxez-vous.
  • Ancrez-vous au sol. Décroisez les jambes. Posez les deux pieds à plat, et ressentez profondément le contact avec le sol.
  • Faites un exercice de respiration. Inspirez en comptant jusqu’à trois, retenez votre souffle en comptant jusqu’à cinq et expirez en comptant jusqu’à huit.

Les journalistes doivent également être prêts à faire face à des comportements inattendus, voire inappropriés pendant cette période inédite. « Les angoisses des gens se manifestent de toutes sortes de façons” insiste Dr McMahon. « Vous ignorez probablement tout des déclics émotionnels que les gens peuvent avoir. Si vous interrogez une mère en deuil, vous serez peut-être plus conscient de ce que peuvent être ses déclics, car il s’agit d’une affliction connue. Mais la pandémie de Covid constitue une situation entièrement nouvelle ».

L’après : comment se remettre émotionnellement d’histoires éprouvantes

Après un reportage sur un sujet difficile, demandez-vous si vous présentez l’un des signes suivants de détresse psychologique :

  • Anxiété
  • Confusion
  • Sentiment d’isolement
  • Honte
  • Sentiment de culpabilité
  • Apathie
  • Désespoir
  • Auto-condamnation
  • Démoralisation
  • Sentiment de trahison

Rappelez-vous que les articles de fond sont des marathons, et pas des sprints, insiste Dr McMahon. Les journalistes doivent s’imposer un rythme, varier leur emploi du temps et les contenus sur lesquels ils travaillent, tout en s’accordant du temps pour la joie et le rire. Selon Dart Center, la méditation, une séance avec un psychiatre ou l’exercice physique sont des bonnes pratiques efficaces après un reportage traumatisant.

Survivre à un traumatisme psychologique

  • Ne vous empressez pas de retranscrire l’entretien. Ecartez le matériel traumatisant si vous en avez la possibilité.
  • Variez les angles de votre récit, en incluant des histoires de résilience ou de stratégies innovantes d’adaptation, et fournissez un contexte qui inclut les nombres de décès mais aussi les ceux des rescapés ou des guéris.
  • rappelez-vous votre plan initial de repos et actionnez vos mécanismes de détente, comme promener votre chien, faire du sport, méditer ou simplement dîner avec des amis ou des collègues.
  • Discutez de tout problème ou incident avec vos collègues. Le soutien social et corporatiste est crucial. Entraidez-vous et trouvez une personne de confiance au sein de la rédaction avec laquelle vous pouvez partager vos expériences et chercher ensemble des solutions.
  • Soutenez vos collègues qui travaillent sur un sujet difficile.
  • Prenez le temps de réfléchir à votre réaction : pourquoi votre sujet vous a affecté et comment vous pouvez y faire face.

« Il est vraiment important de comprendre la nature du stress engendré », indique Shapiro. « Si le stress est incessant et prolongé, vos performances finissent par diminuer et vous vous épuisez. Il est primordial de prendre des mesures proactives pour éloigner le stress de notre corps et de notre esprit. »

Les journalistes ont beau être des personnes résilientes, ce ne sont que des êtres humains, ajoute Shapiro. « Prenez le temps de récupération nécessaire à votre cerveau ».


Olga Simanovych est la responsable de GIJN chargée de la région russophone. Elle a travaillé comme scénariste, formatrice en médias, directrice de rédaction, reporter d’actualités télévisées pour Vikna-Novyny sur STB, et a participé aux enquêtes internationales de SCOOP. Elle parle couramment l’ukrainien, le russe, l’anglais et le grec.

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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