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Disclose : comment un média à but non lucratif renouvelle le journalisme d’investigation en France

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Image : Disclose

« Une année presque perdue » : voilà comment Geoffrey Livolsi décrit l’année que vient de vivre Disclose, le média d’investigation français à but non lucratif dont il est le cofondateur. En 2019, Disclose s’était fait un nom en révélant l’ampleur de la pédophilie dans le sport amateur et l’emploi massif d’armes de fabrication française dans le conflit au Yémen. La pandémie de coronavirus a depuis brisé cet élan.

Le confinement décrété en France a en effet contraint Disclose à suspendre ses enquêtes. La plupart des déplacements étant proscrits, ses journalistes n’ont pu se rendre sur le terrain, et bon nombre de leurs sources se sont taries. La rédaction ne s’est pas pour autant tournée les pouces. Durant le confinement, Disclose a publié une série de newsletters visant à donner à ses lecteurs les outils pour démarrer leurs propres enquêtes et pour détecter de fausses informations, particulièrement fréquente sur les réseaux sociaux en France depuis le début de la pandémie. Parmi ces outils, la recherche d’image inversée sur Google et les bases de données publiques.

Le modèle participatif de Disclose permet aux lecteurs de peser dans le choix des sujets d’enquête ainsi que de connaître les coulisses de leurs enquêtes. Cette façon de faire, qui détonne dans le paysage médiatique français, rendait logique la publication de telles newsletters.

Le modèle de Disclose est « à mi-chemin entre le média et l’ONG », écrivaient d’ailleurs Geoffrey Livolsi et son cofondateur Mathias Destal dans un rapport d’impact paru en 2019.

En lançant ce média, les deux journalistes avaient pour ambition de financer des enquêtes indépendantes au long cours, et de les distribuer au plus grand nombre.

Le journalisme d’investigation a une longue histoire en France, pays qui se situe au 34ème rang du Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Mais ces enquêtes ne sont pas forcément accessibles à tous. Le Canard Enchaîné, hebdomadaire satirique centenaire reconnu pour ses nombreuses enquêtes, et le site d’investigation Mediapart, plus récent, sont payants, comme le sont la plupart des journaux.

« Aujourd’hui, on a une information gratuite en quantité sur la radio, sur internet, et à la télévision », précise Geoffrey Livolsi. « Mais finalement, en France, en dehors du service public, l’information vraiment qualitative, l’information au long cours, l’investigation, elle est souvent issue de médias reposant sur l’abonnement. »

« Cela prive une partie de la population du libre accès à des informations de qualité. »

La liberté d’enquêter

Les fondateurs de Disclose, Mathias Destal (à gauche) et Geoffrey Livolsi (Image reproduite avec l’autorisation de Disclose).

Avant Disclose, Geoffrey Livolsi a connu les conflits d’intérêts qui peuvent miner les médias privés. Un documentaire d’investigation au sujet d’une importante banque française sur lequel il travaillait a ainsi été censuré par le dirigeant du groupe de presse, propriétaire de la chaîne de télévision Canal +. En adoptant un modèle non commercial à but non lucratif, Disclose espère éviter de telles ingérences.

La première levée de fonds de Disclose, en 2018, s’est déroulée sur fond de crise de confiance envers les institutions. Les Gilets jaunes manifestaient alors un peu partout en France, d’abord contre la hausse programmée des taxes sur le carburant puis contre la politique économique du président Emmanuel Macron dans son ensemble ainsi que l’autorité de son gouvernement. Accusés de complicité avec l’agenda présidentiel, les médias ont à leur tour été la cible d’insultes voire parfois de violence physique lors des manifestations.

« Toute la campagne participative s’est déroulée dans un climat où il y avait une vraie défiance vis à vis des médias mainstream dans la population », explique Geoffrey Livolsi. « Il y avait vraiment une colère contre Macron et l’élite politique et journalistique dans le pays. »

Dans ce contexte particulier, le modèle de Disclose pouvait plaire aux citoyens désillusionnés : un projet porté par deux individus peu connus, promettant un nouveau journalisme d’investigation produit en dehors des grands groupes de presse qui concentrent l’activité médiatique du pays et financé directement par le public lui-même.

En novembre 2020, deux ans après les premières manifestations de Gilets jaunes, Disclose a publié une enquête sur la mort de Zineb Redouane, 80 ans, qui a été touchée par une grenade lacrymogène lancée par un policier lors d’une manifestation à Marseille.

Fruit d’un partenariat entre Disclose et Forensic Architecture, un groupe de recherche britannique qui enquête sur les violations des droits de l’homme à l’aide entre autres d’outils de visualisation 3D, cette enquête a reconstitué les faits et en a conclu que l’officier qui a tiré et son supérieur hiérarchique sont responsables de la mort de Zineb Redouane, puisque les conditions n’étaient pas réunies pour un tir en toute sécurité. Leur enquête contredit les conclusions de l’enquête de police interne qui a innocenté les deux agents.

Le financement de Disclose repose de moins en moins sur ses lecteurs. En 2018, le média a levé 82 000 € de fonds participatifs pour financer ses premières enquêtes, soit 49 % du budget total de 2019. Le reste provenait de dons d’individus ou de fondations.

Aujourd’hui, malgré ses 2 700 membres payants, le financement philanthropique représente 72 % du budget de Disclose, nous confie Geoffrey Livolsi. L’organisation reçoit des subventions d’Open Society Foundations et de la Reva and David Logan Foundation, dont le siège est aux États-Unis. Le budget prévisionnel pour 2021 est de 517 000 €.

« On vit grâce à nos lecteurs, mais la majorité des fonds aujourd’hui, c’est encore les fondations », poursuit Geoffrey Livolsi.

En France, Disclose reçoit un financement de l’ONG Amnesty International France et de la fondation Un Monde par tous, mais ce modèle de financement reste extrêmement rare dans le pays. Cela complique la tâche de Disclose, un média à but non lucratif qui tire son inspiration de ProPublica aux États-Unis, du Bureau of Investigative Journalism au Royaume-Uni et de CORRECT!V en Allemagne, trois pays où le financement philanthropique de projets journalistiques est plus courant.

Disclose ne compte que cinq salariés : Geoffrey Livolsi, Mathias Destal et trois administrateurs. Un comité éditorial de treize membres sélectionne les sujets d’enquête et assigne leur réalisation à des pigistes spécialisés.

Enquêtes sur les violences sexuelles

Image : Disclose

Disclose a ainsi fait appel à Daphné Gastaldi, une journaliste indépendante qui avait enquêté sur la pédophilie dans l’Église catholique, pour enquêter sur des crimes similaires dans le monde du sport amateur. Elle a retrouvé les mêmes dynamiques dans les deux cas : une omerta autour des abus, le même contrôle exercé par les auteurs de ces crimes, les mêmes mécanismes hiérarchiques pour faire taire les victimes et prolonger la carrière des agresseurs.

Au cours de l’enquête, qui a duré huit mois, Daphné Gastaldi et son collègue Mathieu Martinière, qui siège au comité de rédaction de Disclose, ont identifié 276 victimes d’abus sexuels, la majorité d’entre elles âgées de moins de 15 ans, dans 28 disciplines sportives différentes de 1970 à 2019. Les deux journalistes ont retrouvé ces rescapés en recoupant des reportages remontant parfois à plusieurs dizaines d’années. Disclose s’est associé à dix autres médias en France pour publier les résultats de l’enquête à la fois en ligne, à la télévision et dans un podcast.

Disclose mesure son succès à l’impact de ses enquêtes, et celle-ci a eu un écho particulièrement important. Suite à la parution de « Le Revers de la Médaille« , le Ministère des Sports a mis en place une cellule spéciale pour enquêter sur plus de 300 crimes et a nommé des rapporteurs qui devront traquer les cas d’abus sexuels dans le sport afin d’empêcher les responsables d’aller de juridiction en juridiction sans être inquiété.

Daphné Gastaldi ne relève pas de différence particulière entre Disclose et les autres médias pour lesquels elle a travaillé au niveau de la déontologie journalistique. Mais elle note une différence importante : contrairement à d’autres médias, Disclose l’a rémunéré décemment pendant toute la durée de l’enquête.

« En France, ce n’est pas le cas avec d’autres médias où on est payé une fois que l’article est publié », précise-t-elle.

Pour Geoffrey Livolsi, l’avantage de travailler avec des pigistes, en dehors des économies que cela représente, est de pouvoir faire appel au besoin à des spécialistes comme Daphné Gastaldi et Mathieu Martiniere. « Cela nous permet d’avoir la meilleure équipe possible pour chaque enquête », justifie-t-il.

La rédaction s’associe à différents médias afin d’atteindre un public aussi large que possible. A l’étranger, Disclose a déjà collaboré avec The Intercept, Bellingcat, Lighthouse Reports et The Guardian, et en France avec France 2, Arte, Brut et Mediapart. Disclose n’analyse pas le comportement des lecteurs sur son propre site, mais Geoffrey Livolsi affirme que les enquêtes atteignent généralement un public de plus d’un million de personnes, grâce à ces partenariats.

Pour augmenter l’impact de ses enquêtes et attirer davantage de financements internationaux, Disclose publie tous ses reportages à la fois en français et en anglais.

Désormais remis de l’accalmie de 2020, Geoffrey Livolsi a de grands projets pour 2021. Grâce aux fonds plus importants dont l’organisation dispose cette année, la rédaction espère publier une nouvelle enquête tous les deux mois dans divers formats, y compris des podcasts, des documentaires et un roman graphique. Parmi les sujets de cette nouvelle année : la surveillance gouvernementale, la déforestation en Amazonie et l’industrie agro-alimentaire.

Et comme la pandémie est loin d’être terminée, l’équipe renforcera également son travail d’enquête open source afin de pouvoir continuer à produire des reportages, quelles que soient les surprises de 2021.

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Megan Clement est une journaliste et éditrice spécialisée sur les questions de genre, de droits humains, de développement international et de politique sociale. Ses tweets concernent le genre, la politique, les sports et Paris, où elle vit depuis 2015.

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