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Comment un journaliste indépendant a retrouvé l’un des piliers présumés du génocide des Tutsis au Rwanda 

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C’est en allant, comme tous les dimanches, à la messe que l’ex colonel rwandais Aloys Ntiwirigabo a été reconnu, dans une “triste banlieue” d’Orléans, à un peu plus d’une heure de Paris. Mains dans les poches enfoncées dans son long manteau noir, lunettes sur le nez, difficile de se douter que cet homme marchant d’un pas décidé est constamment sur ses gardes. Ses voisins étaient, eux aussi, bien loins de soupçonner que leur voisin de palier était accusé d’être l’un des principaux architectes du génocide des Tutsis au Rwanda – qui a causé près d’un million de morts en 1994 -, ancien responsable des renseignements rwandais et l’un des fondateurs du groupe armé des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). “Ils sont tombés de leur chaise, ils ne se doutaient de rien”, raconte le journaliste qui l’a retrouvé.

Cette découverte n’est pas le fruit du hasard mais l’aboutissement d’une enquête journalistique de huit mois menée par un jeune journaliste indépendant français, Théo Englebert. “Je l’ai retrouvé à un moment où je me demandais si je n’allais pas arrêter le journalisme”, confie cet autodidacte de 29 ans. Son enquête, qu’il a mené seul et qui a été publiée sur le site d’investigation Mediapart le 24 juillet 2020, a pourtant eu un impact dont peu de travaux journalistiques peuvent se targuer : elle a déclenché une demande d’extradition de la part du Rwanda, l’ouverture d’une enquête préliminaire par le Parquet national antiterroriste français pour crimes contre l’humanité, et provoque des secousses diplomatiques importantes entre “Le pays des mille Collines” et la France, l’un des territoires privilégiés des génocidaires rwandais en fuite.

Alors, comment un jeune journaliste freelance a-t-il réussi à retrouver la trace de l’un des hommes les plus recherchés par l’équipe d’enquêteurs du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) dans les années 90 ? Enquête en sources ouvertes, demande d’informations publiques, filature… Pour réaliser cette enquête, Théo Englebert a eu recours à des techniques d’investigation variées. Voici lesquelles :

Création d’une base de données 

Le journaliste s’intéressait depuis longtemps aux réfugiés rwandais et a commencé à collecter toute la jurisprudence qu’il trouvait sur les réfugiés ayant fait l’objet d’un refus d’accueil de la part des autorités françaises parce qu’ils avaient été accusés de participer à des crimes contre l’humanité. Pour organiser son travail, il a créé une base de données, qui lui a permis de s’y retrouver parmi toutes les décisions. “Tout ce travail en amont est un travail très long”, précise le journaliste. “Aloys m’intéressait depuis longtemps car je me suis rendu compte que les FDLR, un groupe armé actif principalement au Congo, étaient principalement organisés depuis la France. A ce moment-là, j’essayais de déterminer si Aloys pouvait être l’un des membres actifs du groupe armé depuis la France”. 

Examiner à la loupe la jurisprudence

Chercher des décisions de justice peut aider à enquêter soit sur des organisations criminelles soit sur des personnes qui ont disparu ayant fait l’objet de procédures judiciaires. Pour rechercher ces décisions, il vous suffit de taper dans un moteur de recherche “décisions”, les mots-clés qui vous semblent appropriés puis “site:legifrance.gouv.fr“, par exemple, et ensuite de passer au peigne fin les pages de résultats. 

Dans le cadre de l’enquête sur Aloys Ntiwiragabo, c’est une décision de la Cour d’appel administrative de Nantes sur une demande de visa faite en 2001 qui met la puce à l’oreille de Théo Englebert. La décision ne nomme pas l’ex-colonel mais elle éveille les soupçons du journaliste et devient le point de départ de son enquête. 

Un peu de bluff

En remontant le fil de cette décision, Théo Englebert prend contact avec la commission de recours. Pour être certain qu’il s’agissait bel et bien de l’ex colonel, le journaliste bluffe et envoie à la commission les références de la décision de 2001, la date exacte, et le nom d’Aloys Ntiwiragabo, qu’il n’est pas censé avoir puisque les décisions sont normalement caviardées. En réponse, l’administration lui envoie la décision de la commission de recours non caviardée, avec le nom d’Aloys Ntiwiragabo. Le journaliste a désormais la confirmation écrite que l’ex-général major des FDLR a cherché à se réfugier en France. 

Éliminer toutes les fausses pistes

Avant de rechercher l’ex-directeur des renseignements rwandais en France, Théo Englebert l’a recherché dans de nombreux autres pays. Il contacte toutes ses sources à l’étranger (au Soudan, en Centrafrique, au Congo) pour s’assurer qu’il ne vit pas toujours dans l’un de ces pays au vu et au su de la population. Ce travail de recherche lui a permis de reconstituer le parcours d’Aloys Ntiwirgabao depuis le génocide et de ne pas perdre de temps à le chercher en vain en France. 

Un moteur de recherche de bureau puissant

L’un des éléments clés de l’enquête sur Aloys Ntiwiragabo est une note de la Direction de Surveillance du Territoire (DST). Cette note est une enquête d’environnement réalisée par le service de contre-espionnage français dans les années 2000 à Orléans sur la femme d’Aloys Ntiwiragabo, précisant son nom de naissance : Catherine Nikuze. 

Cette note se trouvait au sein de plusieurs dizaines de gigaoctects de documents fuités au journaliste. Pour retrouver les informations correspondant à l’ex-colonel au sein de cette quantité astronomique d’archives, le journaliste utilise un moteur de recherche de bureau, Xapian, qui indexe le contenu de l’ordinateur et qui peut être utilisé avec l’interface graphique Recoll. Xapian et Recoll peuvent s’installer par une simple ligne de commande depuis un terminal. Il suffit ensuite de taper le mot clé “Ntiwiragabo” et le moteur de recherche retrouve tous les fichiers (PDFs, mails..) ayant une occurrence avec le terme recherché.

Demandes d’informations publiques

Théo Englebert commence donc à faire des recherches sur Catherine Nikuze/Ntiwiragabo pour s’assurer qu’elle vit toujours en France. Il essaie d’identifier les associations rwandaises en France et de comprendre comment la diaspora rwandaise est organisée à Orléans. Pour faire ces recherches, il consulte le Journal Officiel puis s’adresse à la préfecture et aux archives départementales en mentionnant l’article 2 du décret du 16 août 1901 pour obtenir tous les statuts, les modifications de statuts et les listes de dirigeants des associations. 

Grâce aux documents que lui communique la préfecture, le journaliste découvre que Catherine Nikuze est extrêmement impliquée dans la diaspora et est en lien avec des groupes extrémistes rwandais. Elle apparaît dans ces documents sous le nom de Catherine Nikuze mais sous celui de Catherine Ntiwiragabo dans l’annuaire. C’est la note de la DST qui permet de faire le lien entre les deux Catherine. 

Au moment d’effectuer une demande à la préfecture pour obtenir de tels documents, le journaliste conseille de noter la date où la demande est faite et de saisir la Cada immédiatement pour s’assurer que les documents, qui sont des informations publiques, soient bien envoyés.

Rechercher une personne via son nom de famille

Pour rechercher Catherine Nikuze/Ntiwiragabo, la femme d’Aloys, le journaliste a préféré utiliser l’annuaire en ligne 118712 plutôt que le site des pages jaunes, moins efficace selon lui. Le site permet d’effectuer des recherches via le nom d’une personne mais aussi via son numéro de téléphone ou via son adresse. Le journaliste recommande également le site adresse-française.com, qui permet de faire des recherches dans l’autre sens : vous pouvez ainsi taper le nom d’un département, d’une ville, d’une rue, d’une place, puis retrouver ensuite le numéro de toutes les personnes habitant autour d’un lieu donné. 

Collecter des informations visuelles

Pour pouvoir retrouver Aloys Ntiwirgabo, il était indispensable de pouvoir le reconnaître et de savoir à quoi il ressemblait. Le journaliste passe au peigne fin toutes les archives de l’Office rwandais de l’Information (Orinfor), le recherche dans toutes les photos des grands événements et des cérémonies officielles rwandaises. En vain. Aucune photo de l’ex-colonel n’est accessible. “Il était très connu au Rwanda, c’était lui le commandant de toute la région de Kigali, les gens savaient qui c’était. Mais je pense qu’il a toujours été très discret”, explique le journaliste.

À gauche, la photo d’Aloys Ntiwiragabo que Théo Englebert a retrouvé dans un vieux rapport. A droite, une capture d’écran de la vidéo qu’il a prise à Orléans.

Il a finalement réussi à retrouver une photo d’Aloys Ntiwiragabo ayant probablement été prise avant le génocide dans un vieux rapport d’une association des droits de l’Homme, African Rights, qui n’existe plus aujourd’hui.

Repérage et preuve visuelle

Début janvier 2020, le journaliste commence à effectuer les premiers repérages à Orléans. Il examine au préalable les lieux et repère l’adresse du couple en utilisant Google Earth et Google Street View. Sur place, il constate que le nom de Catherine Ntiwiragabo se trouve bien sur la boîte aux lettres et la sonnette. Ensuite, il repère où se trouve l’Église la plus proche : “Je savais que les FDLR sont des intégristes religieux et qu’ils ont l’obligation absolue de se rendre à la messe. Je savais que l’endroit où on pouvait les trouver, c’était au culte.” L’Église se trouve juste à côté du domicile du couple mais la tâche est compliquée car une soixantaine d’autres Rwandais se rendent dans la même paroisse tous les dimanches. “C’était vraiment pas évident. On parle quand même d’un ancien responsable des renseignements, qui vit dans la clandestinité depuis 20 ans et a dirigé une organisation terroriste”, raconte le journaliste. 

Au total, Théo Englebert se rend sept à huit fois sur place pour tenter d’apercevoir l’ex colonel sur le trajet qu’il effectue entre son domicile et l’Eglise. “Je ne pouvais pas l’approcher : il regarde constamment les vitrines des magasins pour observer ce qui se passe derrière lui, il a des points de contrôle très précis. Il se retourne, il change d’itinéraires à des endroits stratégiques. C’était impossible de le suivre : la seule solution, c’était de le surveiller, de rester à un endroit, de le regarder passer et de changer d’endroit la semaine d’après, la suivante… etc”. Le journaliste est extrêmement prudent : il fait attention à ne jamais être habillé de la même manière et à ne jamais se trouver au même endroit.Il réussit finalement à filmer Aloys Ntiwiragabo pendant quelques secondes. 

Vérification des faits

Une fois ces images obtenus, le journaliste retrouve des sources des services de renseignement rwandais qui ont travaillé sous les ordres d’Aloys Ntiwiragabo pour leur demander s’ils reconnaissent leur ancien chef. “La majorité d’entre eux a confirmé qu’il s’agissait bien d’Aloys Ntiwiragabo mais un ou deux FDLR ont essayé de le couvrir. Ntiwiragabo s’est fait passer pour mort pendant très longtemps donc leur consigne c’était de dire qu’il était mort”, raconte Théo Englebert. 

Finalement, le journaliste met la main sur la preuve ultime permettant d’identifier l’ex colonel : l’accusé de réception d’un recommandé qu’il a reçu à La Poste à son nom : Aloys Ntiwiragabo. 

Affaire à suivre

Trois mois après la publication de cette enquête, la France n’a toujours pas accusé réception de la demande d’extradition du Rwanda et Théo Englebert ne sait pas quel est le sort réservé à Aloys Ntiwiragabo. 

L’Etat français est l’un des rares pays européens à refuser les demandes d’extradition vers le Rwanda. Les Forces démocratiques de la libération du Rwanda (FDLR) ne sont pas considérées comme une organisation terroriste en France, au contraire des Etats-Unis. Selon l’Organisation des Nations Unies, les FDLR ont commis des meurtres, mutilations, violences sexuelles, enlèvements et déplacements forcés et ont commis des actes de violence graves dirigés contre des femmes et des enfants dans des contextes de conflit armé en République démocratique du Congo. 


Marthe Rubió est l’éditrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart. 

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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