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Forensic architecture : des techniques d’investigation sophistiquées au service de la société civile

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En mars, alors que l’impact potentiellement dévastateur de la pandémie de COVID-19 était pleinement visible, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a annoncé des mesures drastiques visant, en principe, à contenir la propagation du virus.

Pour limiter les interactions, il a ordonné la fermeture des tribunaux, et pour suivre les déplacements des personnes infectées, il a autorisé l’utilisation de données de géolocalisation issues des téléphones portables. Mais alors que ces deux actes pouvaient en effet permettre de lutter contre le coronavirus, le premier a retardé de 10 semaines le début de son propre procès pour des faits de corruption, tandis que le second a légitimé un programme de surveillance préexistant mais secret mis en place par l’Agence de sécurité intérieure du pays.

« Le gouvernement de droite en Israël se sert de la pandémie pour se renforcer », nous explique Eyal Weizman, le président-fondateur israélo-britannique du groupe de recherche Forensic Architecture, spécialisé sur les questions liés aux droits de l’homme. Les gouvernements d’autres pays ont également prétendu « être guidés par la science » en adoptant des lois liberticides afin de lutter contre la pandémie, souvent sans rendre publique l’intégralité des données sur lesquelles ces choix sont censés reposer.

Sans donner son avis sur les différentes mesures prises, Eyal Weizman s’oppose à cette logique. « A partir du moment où une découverte scientifique ou des données scientifiques sont transformées en politique publique, en décision, intervient de fait un filtrage idéologique », dit-il. « Aucune science n’est pure. »

Alors qu’il étudie des violations potentiels des droits de l’homme dues aux politiques d’urbanisme dans les territoires occupés par Israël, Eyal Wizman réalise très tôt la dimension politique que contient l’architecture.

Forensic Architecture repose sur l’idée que la société civile devrait s’emparer en toute confiance d’outils de recherche scientifique pour contribuer au débat public et aider à façonner les politiques mises en oeuvre. En utilisant des méthodes d’investigation sophistiquées, qui sont le plus souvent l’apanage des forces de l’ordre, Forensic Architecture s’octroie une partie de la légitimité généralement monopolisée par les organes d’Etats. Cette approche a permis à l’organisation de remettre en question les comptes rendus officiels de frappes aériennes en Syrie, de la propriété foncière en Israël, de la destruction de l’environnement en Argentine et de disparitions au Mexique.

L’organisation est également bien placée pour interroger la manière dont les autorités gèrent les sujets brûlants de l’actualité, de l’urgence sanitaire aux violences policières. « L’idée que la société civile ait accès aux techniques scientifiques pour obliger le gouvernement à rendre des comptes est plus importante que jamais », défend Eyal Weizman.

Architecture militante

Il y a encore vingt ans, peu d’architectes y auraient vu leur mission. Mais Eyal Weizman, qui est né à Haïfa, en Israël, et a été formé au sein de l’Architectural Association de Londres, réalise très tôt la dimension politique que contient l’architecture, alors qu’il étudie des violations potentiels des droits de l’homme dues aux politiques d’urbanisme dans les territoires occupés par Israël. En 2002, l’Association israélienne des architectes unis (l’IAUA) annule une exposition sur les colonies à laquelle il avait contribué, renforçant d’autant son opinion selon laquelle les architectes ont un rôle important, bien que controversé, à jouer dans le débat public.

Le fondateur et directeur de Forensic Architecture, Eyal Weizman.

Plutôt que de travailler en tant qu’architecte, il décide de « se servir du code source de l’architecture », comme il nous l’explique, en employant ses outils pour éclairer des sujets politiques et sociaux.

Eyal Weizman fonde Forensic Architecture en 2010 pour mettre cette idée en pratique. Son premier projet, commandé par l’avocat des droits de l’homme Michael Sfard, emploie des techniques d’imagerie 3D pour démontrer l’impact négatif que la construction prévue d’un mur israélien aurait sur le village palestinien de Battir. Ces preuves étayent une action en justice par l’avocat, qui aura finalement gain de cause.

Son dernier projet, publié en juin de cette année, revisite le meurtre par la police britannique de Mark Duggan, qui avait déclenché des manifestations et des émeutes dans plusieurs villes d’Angleterre en 2011. L’enquête, commandée par les avocats de la famille Duggan, a remis en cause la version officielle de l’incident et alimenté le débat en cours sur les violences policières au Royaume-Uni.

« Nous sommes un laboratoire. Dès que nos techniques et technologies sont adoptées par d’autres, nous passons à autre chose »— Eyal Weizman

Forensic Architecture a publié près de 60 enquêtes au total, couvrant des événements dans 18 pays. Certaines d’entre elles, comme le projet Battir, ont donné des résultats tangibles, mais pour Eyal Weizman, lancer un débat et faire pression sur les autorités est, en soi, déjà une victoire.

Pour donner à chaque projet la plus grande chance d’atteindre un large public, Forensic Architecture publie non seulement ses résultats sur son site internet, mais s’associe également à des médias, dont Bellingcat et BBC Africa ou encore récemment au journal Le Monde, ainsi qu’à des musées. Une exposition organisée en 2017 à Kassel, en Allemagne, a ainsi présenté les conclusions d’une enquête qui a remis en question le témoignage d’un officier du renseignement allemand pour la région de Hesse, qui avait affirmé ne pas avoir été témoin d’un meurtre par des néonazis en 2006, alors même qu’il se trouvait sur le lieu du crime. L’exposition a fait grand bruit, et forcé les autorités allemandes à réagir.

Mais au-delà de simplement guider le débat public, Forensic Architecture vise à développer de nouveaux outils qui peuvent être reproduits par d’autres. « Nous ne sommes pas un média d’investigation ; nous sommes un laboratoire pour le développement de nouvelles techniques d’enquête », explique Eyal Weizman. « Dès que nos techniques et technologies sont adoptées par d’autres, nous passons à autre chose. »

Les sujets d’enquête sont choisis en fonction de leur mérite, mais également de la quantité d’innovation qu’elles pourraient nécessiter. « A chaque nouveau projet, nous nous demandons si l’on pourrait développer une méthode au cours de l’enquête », explique Christina Varvia, directrice adjointe de l’agence.

Le premier projet publié par Forensic Architecture nécessitait l’utilisation d’images satellite ainsi que de modélisation 3D réalisée à partir de mesures prises sur le terrain, des techniques courantes en architecture. Depuis, l’agence est allée encore plus loin, en fondant ses enquêtes sur l’exploration de données (le data mining), le développement de logiciels, des algorithmes pour l’apprentissage machine (machine learning) et l’analyse audio, entre autres outils.

Certaines de ses méthodes ont été particulièrement innovantes. Pour enquêter sur une maison au Burundi, en Afrique de l’est, soupçonnée d’être utilisée comme centre de détention secret, Forensic Architecture a réalisé une maquette numérique de l’intérieur du bâtiment. L’agence a ensuite interrogé des témoins, en utilisant le modèle pour les aider à se remémorer ce qu’ils y avaient vécu.

Un journaliste travaille sur l’une des investigations spatiales de Forensic Architecture. Image : Forensic Architecture.

À l’inverse, dans un autre projet, mené en collaboration avec Amnesty International, Forensic Architecture a entrepris de reconstruire de manière approximative l’intérieur de la prison de Saydnaya, près de la capitale syrienne de Damas, à l’aide d’interviews d’anciens détenus. Leur récit a inspiré une modélisation virtuelle de la prison, modélisation qui a par la suite permis d’éveiller d’autres souvenirs de torture et de mauvais traitements chez les personnes interrogées.

« Ces modèles sont une autre forme de témoignage, car ils sont l’œuvre des témoins eux-mêmes », analyse Christina Varvia, ajoutant qu’il faut être particulièrement sensible aux traumas que l’on pourrait raviver lors de ces séances.

L’entraide sur le terrain

L’équipe de Forensic Architecture dans ses bureaux du sud de Londres. Image : Forensic Architecture.

Les journalistes d’investigation sont en tout cas très attentifs aux travaux de Forensic Architecture. Beaucoup d’entre eux saluent d’ailleurs ses innovations dans le domaine de l’enquête.

Ron Nixon, rédacteur en chef de l’investigation à l’échelle internationale chez Associated Press, déclare ainsi à GIJN : « Plus nous intégrons ce type de compétences dans notre façon de faire du journalisme, mieux nous nous porterons. » Celui qui n’a pas encore collaboré avec l’agence d’Eyal Weizman, mais trouve son enquête au Burundi « épatante », ajoute: « Si nous ne le faisons pas nous-mêmes, nous pouvons toujours nous associer à des groupes comme FA. »

Malachy Browne, producteur principal d’enquêtes visuelles au sein du New York Times, est tout aussi enthousiaste. Il a déjà travaillé avec le groupe de recherche sur deux projets et déclare que Forensic Architecture a influencé le travail de son équipe. « Forensic Architecture est précurseur et leader dans l’utilisation de techniques avancées pour recueillir des preuves, les analyser et reconstruire des événements dans le temps et l’espace », confie-t-il à GIJN.

« Nous sommes évidemment inquiets que les nouvelles normes installées dans l’urgence persistent, et érodent ainsi les principes de liberté civile » — Eyal Weizman

L’équipe de Forensic Architecture se compose de 20 architectes, développeurs de logiciels, cinéastes, journalistes d’investigation, artistes et avocats. L’agence a son siège dans l’enceinte de Goldsmiths, qui fait partie de l’Université de Londres, où Eyal Weizman est professeur de cultures spatiales et visuelles, mais elle opère de manière indépendante.

Ses fonds proviennent de différentes sources, mais le Conseil européen de la recherche, qui lui a accordé une subvention de 2 millions d’euros sur cinq ans, reste son plus généreux donateur. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme financent également l’agence grâce à des subventions plus petites, et l’agence reçoit aussi des dons liés aux enquêtes qui lui sont commandées (celles-ci peuvent être le fruit de quelques mois de travail par un enquêteur unique, d’autres au contraire peuvent nécessiter toute une équipe sur plusieurs années).

Enfin, certains revenus proviennent de l’exposition des projets par des institutions artistiques et culturelles.

Sans surprise, le travail de Forensic Architecture a suscité des reproches en haut lieu, du parti de l’Union chrétienne-démocrate en Allemagne au président syrien Bachar al-Assad. Plus récemment, en février de cette année, les États-Unis ont révoqué le visa d’Eyal Weizman, après qu’un algorithme du Ministère de la sécurité intérieure du pays ait associé son nom à une menace non spécifiée. Beaucoup y ont vu l’opposition des Etats-Unis au travail offensif de Forensic Architecture. D’autres membres de l’équipe sont également interdits de séjour dans certains pays, complète Eyal Weizman.

Au-delà de ces restrictions, Eyal Weizman voit des raisons de craindre que des gouvernements de plus en plus autoritaires utilisent la pandémie pour asseoir leur emprise sur le pouvoir. « Nous sommes évidemment inquiets que les nouvelles normes installées dans l’urgence persistent, et érodent ainsi les principes de liberté civile », dit-il.

Raison de plus, selon lui, de continuer à concevoir de nouvelles façons d’interroger et de remettre en question les récits officiels.

Olivier Holmey est un journaliste et traducteur franco-britannique basé à Londres. Il a entre autres écrit pour The Times, The Independent, Private Eye, NiemanLab, The Africa Report et Jeune Afrique.

 

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