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Violences policières : comment un journaliste freelance a réussi à briser un tabou médiatique en France

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David Dufresne explore les nouvelles technologies pour expérimenter de nouveaux formats journalistiques depuis plus de 10 ans. Photo: Patrice Normand.

Depuis le mois de novembre 2018, les manifestations des Gilets Jaunes déconcertent médias et journalistes français. Dépourvus de porte-paroles officiels, manifestant sans être encadrés ni par un parti politique ni par un syndicat, ce mouvement social inédit remet intégralement en question la couverture journalistique des manifestations en France. Quels interlocuteurs choisir d’interviewer lorsque les manifestants revendiquent leur absence de représentants officiels? Comment citer des chiffres indépendants des sources policières sur le nombre de manifestants lorsqu’aucun syndicat ne prend en charge la comptabilisation des personnes mobilisées, comme cela est habituellement le cas?

Parmi les blessés, 289 ont été touchés à la tête, 24 ont perdu un oeil et cinq ont eu la main arrachée.

Mais c’est finalement la question des violences policières à l’encontre des Gilets Jaunes qui a réellement cristallisé le déséquilibre de la couverture médiatique de ce mouvement social inédit. Comment expliquer que de nombreux médias aient relayé, pendant des semaines, les violences perpétrées par les Gilets Jaunes tout en passant quasi unanimement sous silence la violente répression policière à leur encontre ? C’est sur ce silence troublant que le journaliste indépendant David Dufresne a jeté une lumière crue grâce à son travail “Allô Place Beauvau”. Amorcé par un simple tweet le 4 décembre, ce projet est devenu aujourd’hui la principale source sur les violences policières à l’encontre des Gilets Jaunes en France.

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Confronté aux images dures, parfois insoutenables, des manifestants blessés publiées sur les réseaux sociaux, le journaliste indépendant a d’abord été mu par la colère. Il a  commencé à recenser seul les violences en relayant de manière systématique sur son compte Twitter, après les avoir authentifiées, les images des blessures des manifestants. Très vite, de nombreux internautes ont commencé à le contacter pour lui envoyer directement des preuves de la répression. Ce n’est qu’après plusieurs semaines de ce travail obsessif et solitaire que le journaliste a commencé à collaborer avec deux développeurs, qui l’ont aidé à structurer et à analyser l’ensemble des violences, ensuite visualisées sur le site du média d’investigation indépendant Mediapart. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le journaliste a ainsi recensé 800 signalements. Parmi les blessés, 289 ont été touchés à la tête, 24 ont perdu un oeil et cinq ont eu la main arrachée. Une femme est décédée. Depuis, le travail de David Dufresne été repris et salué dans de nombreux médias en France et le journaliste a reçu le Grand Prix du Journalisme des Assises de Tours.

Le média d’investigation indépendant Mediapart héberge le travail de David Dufresne sur son site depuis le 24 janvier.

Alors, comment un journaliste indépendant a-t-il réussi à briser seul l’omerta ? David Dufresne, membre de l’équipe fondatrice de Mediapart en 2008 et journaliste depuis 30 ans (en freelance et dans des rédactions nationales), n’en est pas à son coup d’essai. Il a déjà écrit un livre et réalisé un film sur le maintien de l’ordre. Mi-punk, mi-geek, ce journaliste d’investigation embrasse les nouvelles technologies pour expérimenter de nouveaux formats journalistiques. En 10 ans, il a publié Prison Valley, un webdocumentaire en immersion dans l’industrie carcérale aux Etats-Unis, Fort McMoney, un jeu documentaire interactif de 8 heures sur l’industrie pétrolière au Canada ou encore L’infiltré, une fiction politique sur le Front National sous forme d’application mobile. C’est finalement via son projet le plus artisanal et le plus spontané qu’il a atteint le public le plus large. Marthe Rubió, responsable de la région francophone du GIJN a rencontré ce journaliste passionné, qui décrypte la genèse de ce projet hybride, à la croisée des chemins entre le journalisme, l’activisme et l’alerte.

Comment est né “Allô Place Beauvau” ?

Tout a commencé le 1er décembre, au moment de la troisième manifestation des Gilets Jaunes. C’est à ce moment que j’ai commencé à voir beaucoup de vidéos et de photos de Gilets Jaunes blessés circuler sur les réseaux sociaux. Mais je ne retrouvais aucune de ces traces dans la presse établie. De mon côté, j’étais sidéré par ce que je voyais, par la violence, les méthodes utilisées et le sentiment d’impunité de la police. J’ai donc commencé à interpeller sur Twitter le Ministère de l’intérieur français avec une idée simple : dénoncer les violences systémiques de la police de manière systématique.

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A chaque nouvelle preuve de violence que j’authentifiais, j’écrivais un tweet avec toujours le même message : “Allô Place Beauvau [surnom du Ministère de l’intérieur français, NDLR] c’est pour un signalement…” et je postais la preuve des violences commises par la police [une photo ou une vidéo, NDLR]. J’ai délibérément choisi de publier un message clinique, sans commentaire, brut. Je voulais produire quelque chose de très simple et de systématique avec une date, un lieu et une source. J’avais ça en tête dès le départ. Et j’ai choisi d’interpeller directement le compte Twitter du ministère de l’intérieur car je pense que le maintien de l’ordre est une affaire politique et que le ministère doit enquêter sur ces violences policières. Quand j’ai posté mes premiers tweets, je pensais sincèrement que ces dérapages allaient cesser rapidement. Mais c’est tout l’inverse qui s’est produit. je n’imaginais vraiment pas que nous allions finir par recenser plus de 700 blessés parmi les manifestants.

Comment travaillez-vous ?

J’ai une exigence centrale, ne signaler que ce qui est documenté. Par documenté, j’entends que je dois avoir authentifié au moins une photo, une vidéo, un certificat médical, une radio… etc. J’effectue la plupart du temps une recherche d’images inversées, par Google, et un extrait des metadonnées comme avec metapicz.com.

« Si la violence policière n’apparaît pas dans les médias traditionnels, c’est comme si elle n’existait pas, et le politique n’a pas à s’en expliquer. »

La majeure partie du temps, j’attends d’avoir plusieurs éléments sur un évènement. Plusieurs témoignages, parfois. Au départ je n’avais pas de contacts et j’allais chercher les images moi-même sur Twitter, sur Facebook, etc. Aujourd’hui, la plupart du temps, ce sont les victimes, leurs proches ou les vidéastes qui entrent directement en contact avec moi. Je communique presque toujours avec eux par mail et parfois par téléphone. En tout cas, j’ai les coordonnées de la majorité d’entre eux. J’ai une trace écrite.

Comment expliquez-vous le silence initial de la plupart des médias sur cette répression policière ?

« Allô Place Beauvau » visualise automatiquement les différents types de blessures de Gilets Jaunes.

Je pense que le mouvement des Gilets Jaunes pose beaucoup de questions à la machine médiatique. C’est un mouvement qui dépasse les médias, qui ont du mal à l’appréhender. Je sais qu’il y a des reporters de chaînes d’information qui sont les premiers à en souffrir. Ils disent filmer des bavures mais ça ne passe pas la porte de la rédaction en chef. Ce silence médiatique permet le déni du politique. Si la violence policière n’apparaît pas dans les médias traditionnels, c’est comme si elle n’existait pas, et le politique n’a pas à s’en expliquer. La plupart des médias maintream ont complètement oublié en France leur rôle de contre-pouvoir. Ils sont dans l’accompagnement de l’information et dans l’accompagnement politique. Pour eux, c’est un effort pénible de penser contre eux-mêmes. On se contente de dénégations, de chiffres officiels. Par ailleurs, les journalistes police craignent de se fâcher avec leurs sources, soumises de surcroit au devoir de réserve. Et puis, tout d’un coup, ça a explosé.

Pourquoi cela a-t-il explosé ?

Le monde a changé. Les chaînes d’information en continu ne sont plus les seules à raconter l’information. Les journaux ne sont plus les seuls à contextualiser les faits. Maintenant, il faut compter avec les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux permettent aux citoyens d’émettre de l’information, des témoignages, des vidéos, sans passer par les médias traditionnels. Ça ne veut pas dire que c’est forcément juste, mais ça veut dire qu’il y a un changement de paradigme.

« Aller sur les pages des groupes Facebook des Gilets Jaunes, c’est pareil que d’aller il y a 20 ans dans les Assemblés Générales des syndicats. Ce n’est ni plus vrai ni plus faux. C’est là. »

La même libération de parole prévaut d’ailleurs avec nombre de médias alternatifs qui diffusent leur travail sur les plateformes sociales (Twitter, Facebook, Youtube). Pour “Allô Place Beauvau”, le fait que j’ai relayé ces violences policières sur Twitter, qui est un réseau très journalistique en France, a fait caisse de résonance. Twitter est parfois un nouveau fil AFP pour les journalistes. Au bout d’un moment, les journalistes se sont dit: il se passe quelque chose. Et les médias dominants ont commencé à faire écho à mon travail.

Les réseaux sociaux sont un allié pour vous ?

Bien sûr ! Je vais sur les réseaux sociaux comme il y a 20 ans j’allais au buffet de la gare d’une petite ville, pour un reportage. Ils sont le pouls de la société. Les réseaux sociaux sont un champ d’investigation absolument magnifique. Je ne les vois pas du tout comme des concurrents. Aujourd’hui, les médias se concentrent avant tout sur les “fake news”. Les débusquer est une nécessité, mais donner l’impression que tout ce qui vient des réseaux sociaux est nul et non avenu est une vue de l’esprit.  Il y a un tri à opérer et c’est là où le journaliste, le sociologue, le chercheur ou l’artiste ont un rôle à jouer. Aller sur les pages des groupes Facebook des Gilets Jaunes, c’est pareil que d’aller il y a 20 ans dans les Assemblés Générales des syndicats. Ce n’est ni plus vrai ni plus faux. C’est là.

Pensez-vous que votre position de journaliste indépendant ait été un atout pour faire ce travail ?

David Dufresne. Photo: Patrice Normand.

C’est indéniablement une force car je n’ai rien à perdre. Je me fiche de me fâcher avec les policiers et il se trouve que c’est même l’inverse qui se produit. En réalité, je crois que certains policiers me respectent plus que ce qu’on appelle parfois les journalistes de préfecture. Ce n’est pas pour rien que des policiers m’appellent et m’apportent des éléments. En ce moment, par exemple, je travaille avec un policier instructeur qui décrypte avec moi des vidéos. D’un autre côté, je pense que n’importe quel journaliste travaillant dans une rédaction en France aurait pu faire le même travail.

Votre travail a pris une autre dimension depuis que les violences que vous avez recensées ont été analysées et visualisées sur le site de Mediapart. Pour la première fois, des chiffres ont permis de prendre la mesure de l’ampleur de la répression policière du mouvement. Comment votre démarche est-elle passée d’une indignation solitaire à un projet collectif de data journalisme ?

Le point de départ de mon travail, c’est vraiment la sidération et la colère. Au début, il n’y a aucun enjeux sur le long terme. C’est en discutant avec des amis codeurs, Hans Lemuet d’Etamin Studio et Philippe Rivière de Visionscarto, avec lesquels j’ai déjà travaillé sur d’autres projets, que j’ai compris qu’on pouvait élaborer une base de données à partir de mes tweets. Je suis un peu le Mr Jourdain de la base de données. J’en ai constitué une sans le savoir ! Aujourd’hui, tous mes tweets sont exportés automatiquement à une base de données. Nous utilisons la technologie https://airtable.com, plus sûre et plus souple que GoogleSheet. Les mots-clés sont directement intégrés : la ville, l’arme, la date, le numéro du signalement, etc. On ajoute quelques informations, on en vérifie l’ensemble, et la base de données et les graphiques sont mis à jour automatiquement. La visualisation de données a apporté une plus-value certaine au travail. Elle a donné un sens systémique aux violences policières.

Tous les tweets de David Dufresne sont automatiquement exportés sur une base de données et catégorisés par type de blessures, type d’armes utilisées, localisation, etc. Photo: David Dufresne/Mediapart.

Le fait d’être hébergé par Mediapart a-t-il aussi changé la donne ?

Oui, bien sûr, ça nous a servi de refuge. Quand on est face à l’État, dans un moment de crise aigu comme celui-là, pouvoir s’adosser à Mediapart est une façon de se protéger et de légitimer notre travail. Et la force de Mediapart est d’être un média totalement indépendant et de ne pas être soumis à une logique d’audience ou publicitaire. Ils peuvent héberger un travail sur le long terme.

Quel impact politique a eu Allô Place Beauvau ?

Notre travail a été utilisé au Sénat, ainsi que par des eurodéputés. J’ai été invité au Parlement de Strasbourg pour en parler. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’est également basée sur mon travail dans son rapport sur la France. L’ONU également. Amnesty International, d’autres encore. Ni le Ministère de l’intérieur ni le Premier ministre n’ont remis en cause mon travail.

Aujourd’hui, quand on va sur “Allô Place Beauvau”, on découvre une interminable et éprouvante liste de photos des blessures. Comment avez-vous pensé la partie graphique?

Nous avons démarré le développement début janvier pour une mise en ligne le 24. A l’époque, il y avait 200 signalements. On imaginait pas qu’il y allait en avoir 800. D’où la longueur du scrolling. Mais ce geste s’avère finalement très fort. Il est long, fastidieux, sans fin.

« Je n’ai reçu aucune formation psychologique et je me suis tout pris en pleine figure, mais c’est aussi ce qui m’a encouragé à continuer. »

C’était important aussi pour nous de représenter graphiquement un téléphone; c’était une manière de rendre hommage au fait qu’aujourd’hui tout le monde filme et tout le monde photographie. Par cet élément visuel, on souligne un fait majeur qui change la donne.

On vous a vu fondre en larmes au cours d’une interview en janvier. Comment faites-vous pour gérer la violence des images ?

C’est très difficile, je dormais très très peu au début, j’étais très fatigué. Il y avait eu le drame de Lilian, un enfant de 15 ans qui avait reçu un projectile de LBD alors qu’il n’était  pas dans une manifestation. De voir sa photo en grand, sur un moniteur du plateau d’Arrêt sur image, ça m’avait fait craquer car j’étais en contact avec sa famille et je savais ce qu’il y avait derrière sa cicatrice. Je n’étais pas préparé à ça. Aujourd’hui, ça va mieux. Je n’ai reçu aucune formation psychologique et je me suis tout pris en pleine figure, mais c’est aussi ce qui m’a encouragé à continuer. Ce qui est très dur à gérer, c’est le désarroi, le désemparement et la détresse des victimes. Il y a des victimes qui s’enferment et ne parlent plus à personne. C’est terrible.

Pensez-vous que votre travail pourrait être reproduit dans d’autres domaines ?

Je sais que quelqu’un effectue actuellement le même type de travail de collecte de données sur les accidents de travail en France. Des projets autour du harcèlement sexuel seraient en gestation.

Avez-vous commis des erreurs ?

Des gens m’ont signalé de bonne foi des cas qui n’étaient pas exacts ; d’autres, très rares finalement, ont essayé de me piéger, mais grâce à la recherche d’images inversée ou aux metadonnées, il est aisé de détecter les fausses informations. Il y a eu des rumeurs comme celle d’une morte qui n’était pas morte, ou de quelqu’un qui se serait fait exploser le visage avec un LBD alors qu’il s’agissait d’un homme ayant fait exploser sa cigarette électronique il y a deux ans. Nous ne les avons jamais relayées.

 

Marthe Rubió est l’éditrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart. 

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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