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Le succès du modèle d’adhésion du média De Correspondent

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Fondé aux Pays-Bas en 2013, De Correspondent souhaite exporter aux États-Unis son modèle de financement par l’adhésion. Peut-il y arriver ? Son caractère singulier, et sa mise en œuvre remarquable, devraient en tout cas l’y aider.

Si De Correspondent était publié aux États-Unis, il aurait plus d’un million de lecteurs payants, soit plus de la moitié du nombre d’abonnés que compte le New York Times. En France, il aurait 230 000 abonnés, soit près du double du Monde. Dans son pays d’origine, il compte 60 000 adhérents payants. Un chiffre impressionnant pour un média créé il y a seulement quatre ans.

La réussite du site d’information néerlandais découle de la mise en œuvre de quelques éléments-clés:

« Nous traitons de sujets que la presse grand public a tendance à occulter, parce qu’ils ne correspondent pas aux attentes émotionnelles de l’actualité en continu. De Correspondent sert de barrage au flux incessant de nouvelles, se détournant du sensationnel et des titres tape-à-l’œil pour se recentrer sur l’analyse constructive de sujets fondamentaux. Nous nous interdisons de spéculer sur la toute dernière inquiétude soulevée ou la toute dernière révélation, mais œuvrons au contraire à mettre en lumière ce qui constitue notre monde. »

 

Cette façon de faire se résume en 12 principes :

La redéfinition du concept d’actualité : « Une plateforme d’auteurs », ainsi que le cofondateur et rédacteur en chef Rob Wijnberg l’a décrit au cours d’une récente conférence de l’Association pour l’information en ligne (ONA) à Washington. « Les reporters ne sont pas rattachés à une section. Ils ont leur propre champ de compétence, leurs propres passions et obsessions » (un clin d’œil à Quartz). Aucune accroche stéréotypée, ni aucun cliché ; la transparence des choix éditoriaux.  « Il semble de plus en plus acquis que les lecteurs qui considèrent la presse comme un service public devront subvenir à ses besoins par eux-mêmes » Une subjectivité délibérée et affichée, mais pas d’idéologie ni de sectarisme. Du « journalisme constructif », contrairement aux postures perpétuellement cyniques des médias.  La participation des adhérents au processus éditorial : la conviction profonde des fondateurs de DC est qu’il existe un fonds non exploité d’expertise parmi ses lecteurs et qu’un modèle d’adhésion intelligent peut permettre de révéler ces talents. Aucune publicité (d’où le format clair de De Correspondent, qui permet une lecture dépourvue de toute distraction). Aucun lectorat cible : les lecteurs sont des individus, non un marché à conquérir.  « Une relation durable avec les lecteurs/adhérents » (voir ci-dessous). Le rejet de la logique de maximisation des profits : « Nous dépensons ce que nous gagnons, nous réinvestissons nos profits dans le développement et le journalisme ». S’engager à être divers ; le principal problème des salles de rédaction occidentales est leur manque de diversité, avant tout sociale. Le respect de la vie privée des adhérents ; ni traçage ni collecte de données. « De Correspondent est ambitieux dans ses idéaux, mais néanmoins modeste dans ses affirmations. »

Observons le huitième point, qui concerne le rapport étroit au lecteur, de plus près.

Chaque journaliste travaillant à De Correspondent est tenu de publier sa propre newsletter. Cela augmente d’autant plus le lien entre les journalistes et les lecteurs qui les suivent. DC compte actuellement 30 newsletters. Il n’est pas possible d’y échapper : quand on est journaliste à DC, on ne peut rechigner à interagir avec ses lecteurs.

« Les lecteurs sont considérés comme des individus et non comme un marché à conquérir »

« Cela nous a aidé non seulement pour nos articles mais également pour la gestion de notre entreprise », précise le fondateur et rédacteur en chef Rob Wijnberg. « Par exemple, certains de nos lecteurs les mieux informés nous ont aidés à changer notre consommation énergétique (une affaire d’importance dans un pays aussi écologique que les Pays-Bas) et à réécrire notre politique de confidentialité, en nous proposant des outils et de nouvelles méthodes… »

Le rapport étroit que De Correspondent entretient avec ses adhérents a également servi son modèle économique. Ses revenus proviennent de :

–  Ses adhérents : 68%

–  Ses ventes de livres : 14 %. DC a publié cinq livres jusqu’à présent ; tous se sont très bien vendus aux Pays-Bas. La recette est simple : un sujet opportun (la protection de la vie privée, la fracture politique entre la gauche et la droite en Europe), une publicité efficace ciblant les lecteurs déjà adhérents, qui achètent les ouvrages en masse, les projetant ainsi en tête des ventes.

–   Levées de fonds ciblées : 10% (grâce à des campagnes de levée de fonds occasionnelles)

–  Honoraires pour des prises de parole en public : 5% (comme pour les livres, la promotion des conférences se fait via le site internet, et celles-ci attirent un large public)

–  Dons : 2%

–  Évènements et droits d’auteur : 1%

En tout, d’après mes estimations, cela revient pour De Correspondent à un revenu d’environ 5 millions d’euros, pour une équipe de 46 salariés à plein temps, dont 23 journalistes.

Le modèle de ce média a attiré l’attention de Jay Rosen, professeur de journalisme à l’université de New York (NYU). Dans un panel de l’ONA auquel il participait, il a évoqué une question posée par Aron Pilhofer à la rencontre “Unconference” organisée par Newsgeist en 2016 : « A quoi ressemblerait un média qui optimiserait la confiance qu’elle génère ? Comment mettre tout en œuvre dans nos activités pour générer un maximum de confiance ? »

« Parmi les médias dont je suis familier, De Correspondent est certainement celui qui a su optimiser la confiance qu’il suscite », a répondu Jay Rosen. C’était le point de départ du Projet pour résoudre le casse-tête de l’adhésion, lancé début 2017 grâce à une large subvention de la Fondation Knight, du Fonds pour la démocratie et du média First Look (le Honolulu Civil Beat, un média novateur lancé par le groupe de presse de Pierre Omidyar, a eu du succès grâce aux abonnements puis aux adhésions de ses lecteurs).

L’idée de Jay Rosen consiste à trouver une voie durable dans un système pris en tenaille entre un modèle historique en berne et les grandes plateformes émergentes.

« Il semble de plus en plus acquis que les lecteurs qui considèrent la presse comme un service public devront subvenir à ses besoins par eux-mêmes, en la finançant, en lui partageant leur savoir et en en faisant la promotion. L’adhésion est un terme qui peut rassembler ces différentes nécessités. Mais l’adhésion ne fonctionnera pas si elle consiste simplement à mendier de l’argent. Il doit y avoir un contrat social entre journalistes et adhérents. Etablir ce que devrait stipuler ce contrat est le défi principal du Projet pour résoudre le casse-tête de l’adhésion. »

L’une des premières réussites de ce projet a été de mettre en place une remarquable base de données de publications financées par leurs adhérents.

La base de données des publications financées par leurs adhérents.

Toujours selon le professeur de la NYU, le modèle de De Correspondent représente une voie crédible, y compris aux États-Unis. Quelques questions restent toutefois en suspens :

De Correspondent peut-il se faire une place dans un marché 20 fois plus grand que celui qui l’a vu naître ?

–  Comment adapter le positionnement éditorial de ce média – qui traite d’exceptions et de passions – à un lectorat américain ?

–  Comment aborder le sujet du rapport aux lecteurs quand il y en a autant ?

–  Du point de vue commercial, comment continuer à attirer des adhérents à moindre frais, comme c’était le cas aux Pays-Bas, quand on connaît le coût d’un tel chantier dans un marché bien plus épars ?

–  Un lectorat américain, même trié sur le volet, saura-t-il être fidèle à De Correspondent, quand on sait qu’il est déjà tiraillé de toutes parts par des appels aux dons ?

–  Comment mettre en place un modèle durable qui survivra à l’effet Trump, qui stimule actuellement les médias mais qui s’épuisera inévitablement dans quelques années ?

Rob Wijnberg connaît bien le marché américain (il est lui-même américain). Au fil des ans, il a su s’entourer d’un réseau d’alliés robuste. Son âge (35 ans), son expérience et son volontarisme en font un entrepreneur agile qui saura rapidement s’adapter aux conditions économiques du pays. C’est également le cas de son cofondateur et PDG Ernst-Jan Pfauth. (On ne pourrait pas en dire autant si The Correspondent appartenait au groupe de presse Tronc Inc, par exemple…)

« L’adhésion ne fonctionnera pas si elle consiste simplement à mendier de l’argent »

Cela dit, il admet volontiers qu’il fait ici face à un tout nouveau système. « Aux Pays-Bas, j’ai pris part à une émission qui comptait deux millions de spectateurs. Il n’y a rien de tel aux Etats-Unis ; il a raison : ce serait l’équivalent d’une émission rassemblant 37 millions de spectateurs dans ce pays. Il faudra nous axer beaucoup plus sur la base. »

Une solution consiste à investir massivement dans les publicités sur Facebook. De Correspondent n’y dépense actuellement que 50 euros par semaine, ce qui n’est rien. Cela dit, Facebook est plus à même de faire la promotion de contenus militants que d’un petit média intelligent tel The Correspondent, qui est complémentaire de la presse grand public.

D’où l’intérêt de se différencier. Rob Wijnberg est ouvert à toutes les innovations. Lorsque je lui ai demandé où The Correspondent installerait son siège, il a hésité : « Pas forcément à New York, » a-t-il répondu, souhaitant éviter le syndrome côtier dont souffrent tous les grands journaux élitistes aux Etats-Unis (et certainement pas à San Francisco). Il fait remarquer qu’une contributrice américaine de De Correspondent vit à Saint-Louis, au Missouri : Sarah Kendzior est une journaliste et auteur prolifique, ainsi qu’une anthropologue qui a signé une collection d’essais intitulée « Vue sur les territoires oubliés ».

C’est l’illustration parfaite de ce qui fait l’originalité et l’intérêt de De Correspondent, et de ce qui pourrait faire son succès aux Etats-Unis.

Ce papier est d’abord paru dans le Monday Note de Frederic Filloux, sur le site Medium, et est republié ici avec la permission de son auteur.

Frederic Filloux est actuellement chercheur et détenteur d’une bourse John S Knight à l’université de Stanford. Il est journaliste et chef d’entreprise, et édite Monday Note, un bulletin et un blog traitant de la transformation des médias numériques et des stratégies des entreprises de technologie.

 

Ce travail est sous licence (Creative Commons) Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International

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